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Le tribulum de Roure

 

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GILI Eric & SIMONEL Bernard [1] - Le tribulum de Roure

 

Il y a bientôt deux ans, le Centre d'Etudes Vésubiennes a été sollicité par le Centre de Recherches Archéologiques de Sophia-Antipolis (C.N.R.S. - sous la responsabilité de Mme Patricia ANDERSON, directrice de recherches et de M. Bernard SIMONEL, ingénieur de recherches et membre de l'A.MON.T.) pour accueillir le congrès annuel du programme international E.A.R.T.H. (Early Agricultural Remnants and Technical Heritage). Avec l'aide de la Mairie de Saint-Martin-Vésubie, qui mit à sa disposition la salle multimédia du village, et de M. Alain STROOBANT, technicien communal, des scientifiques du monde entier purent ainsi tenir colloque dans notre village. Conférences, comptes-rendus de recherches et diaporamas furent présentés sur les dernières avancées de l'analyse du monde rural à travers les âges.

L'une des communications concernait un programme de reconstitution et d'expérimentation d'un tribulum, engin destiné au dépiquage des céréales, vieux de 7 800 ans, et commun il y a 5 000 ans. Des silex avaient été retrouvés lors de fouilles archéologiques au Proche Orient, et, après analyse, avaient donné lieu à la reconstitution de cet objet ethno-archéologique. L'utilisation d'un tel instrument est encore d’actualité dans quelques pays de la Méditerranée, et notamment au Proche-Orient. Elle l’était il y a peu en Espagne. Il s’agissait d’un traîneau que des animaux tiraient sur un tapis de gerbes de blé. Après quelques heures de travail, les tiges étaient hachées, et le grain s’était séparé de l’épis. Il ne restait plus qu’à le recueillir. La paille hachée était mélangée à de l’argile dans la fabrication des briques destinées à la construction des habitations.

Cette présentation connut un véritable succès populaire. Parallèlement fut prévue une expérimentation du tribulum reconstitué sur la commune de Saint-Martin-Vésubie. Un site typologiquement utilisable fut repéré et aménagé, au quartier du Villar, une ancienne aire à battre (iera), qui n'était plus utilisée depuis la fin des années 1950. Grâce à l'aide de M. Jacky RAIBERTI, qui nous prêta le concours de sa mule (et qui la guida durant l’expérimentation), le tribulum put être mis en fonction. De jeunes ingénieurs de l’Ecole Centrale de Lyon, sous la direction de leur professeur, ont ainsi pu réaliser les mesures qui leurs étaient nécessaires (cf compte-rendu du C.N.R.S.).

Informé et sensibilisé par ces réalisations, M. Jean-Paul BLANC, maire de Roure (vallée de la Tinée), fut sans doute très surpris de découvrir, dans l'une des granges de sa commune, un instrument qui pouvait être effectivement un tribulum. Cette « invention » semble être aujourd'hui l'une des seules, sinon l'unique, du département. L'objet, récupéré par ses soins, a été mis en sécurité dans la salle de la mairie même de Roure.

C'est dans ce lieu que le relevé suivant a pu être réalisé par Mme Elodie DEPUIDT-GILI, M. Eric GILI, avec l'aide de M. Jean-Paul BLANC, fin avril 2003.

L'objet est en bois, sans doute de châtaignier, composé d'un assemblage de 4 planches principales : 196 x 27,5 cm, 196 x 29,5 cm, 196 x 26 cm, 196 x 31 cm en moyenne, pour une épaisseur régulière de 4 cm. Seule la partie avant est plus mince, se relevant quelque peu, pour donner une forme de traîneau à l’ensemble et permettre la glisse sur le matelas de gerbes de blé.

Les planches sont assemblées par un système de tenons-mortaises, visibles sur la face supérieure (celle qui ne dépique pas) du tribulum. 5 sont encore en place dans la partie avant, l’une détériorée, alors qu’un tenon a disparu. Dans la partie arrière de l’engin, les planches sont jointes, interdisant de dire si ce système existe également. On peut le supposer. Dans cette même partie, une disjonction des deux planches centrales a été comblé par une pièce de bois ajustée. Ce rajout a été lié à l’aide de clous relativement récents.

Un second système, plus massif, donne son homogénéité et renforce la consistance de l’objet. 4 traverses renforcent régulièrement l’assemblage des planches. Depuis l’arrière, les trois premières traverses, mesurant en moyenne 118 x 12 cm pour une épaisseur de 5 cm, sont chacune rivées sur les planches par 7 clous forgés et martelés. Ces pièces, dont on peut estimer qu’elles remontent au moins au XIXème siècle (proposition pour le XVIIIème siècle, selon la forme des têtes, multilobées, d’environ 8 cm de diamètre), ont leurs pointes retournées du côté interne des planches. On peut estimer leur longueur en moyenne à 15 cm. La troisième traverse possède en son centre un système de crochet, également forgé, qui permettait de relier le tribulum à (ou aux) l’animal de trait. Il était possible de lester la partie arrière du tribulum, ou comme cela est encore souvent le cas, permettre à une personne guidant les animaux de se jucher dessus en tenant les rênes des animaux. La dernière traverse, sur le devant de l’outil, à 2-4 cm de l’extrémité relevée, est d’une dimension légèrement plus réduite, d’une épaisseur moindre : respectivement 114 x 7 cm et 3 cm. 8 rivets, à tête ronde et d’un diamètre bien plus modeste (moins de 5 cm), permettent de maintenir la tête des planches, la partie la plus exposée aux contraintes de la traction. Ce renfort est d’ailleurs plus expressif sur les bords, la traverse étant maintenue par deux rivets à chaque fois. La patine des planches à cet endroit implique une utilisation longue et intense.

Enfin, la présence d’une série de clous modernes, 6 dans la partie antérieure, 5 dans la partie suivante, laisse imaginer une réutilisation relativement récente (mi-XXème siècle).

La partie antérieure du tribulum possède les instruments tranchants. Depuis la partie antérieure de l’objet, des « silex » sont régulièrement implantés, sur 136 cm de longueur, sur chacune des planches, à raison de 40 lignes de 19/20 colonnes.

 

Au total, nous pouvons estimer à près de 3 200 implantations le nombre des « silex ». Il en reste un grand nombre (le comptage n’a pas été réalisé), mais également de très nombreux emplacements vides de tout élément lithique. L’analyse pétrographique reste à réaliser, car il n’est absolument pas certain qu’il s’agisse exclusivement de silex. Les différentes couleurs des pierres laissent penser à l’utilisation d’une grande variété de nature.

La partie avant du tribulum, la tête du traîneau, représente 52 cm, et est dépourvue de toute implantation lithique. D’après Didier GIORDAN, propriétaire exploitant de la Scierie du Mercantour à Saint-Martin-Vésubie, ces pierres ont du être implantées dans un bois vert. Des traces d’arrachement du bois, à l’intérieur des implantations vides, semblent confirmer cette hypothèse, la pierre ayant été véritablement insérée en force dans les planches gonflées qui les ont emprisonnées en séchant. Nous pouvons peut-être également imaginer que le bois ait été immergé pendant quelques temps avant de recevoir ces « silex ».

Reste à se poser la question de l’origine de l’objet. Suivant les dires de M. BLANC, Roure possédait, au plus bas de la commune (à 600 m d’altitude), de vastes terres à blé, accompagnées d’aires de battage suffisantes pour recevoir pareil instrument de dépiquage. De par ses dimensions, nous imaginons effectivement de vastes surfaces destinées à cette occupation de fin d’été. La production de céréales se devait d’être importante pour nécessiter l’utilisation de ce mode de dépiquage. Néanmoins, une enquête mémorielle plus poussée, qui nous fait aujourd’hui défaut, pourrait peut-être nous confirmer son utilisation et son mode de fonctionnement sur la commune.

Dans tous les cas nous ne pouvons proposer une datation plus précise de l’objet, ce qui éclairerait sans doute bien des questions. A la question de savoir si l’objet a été fabriqué avec des pièces récupérées, l’homogénéité de l’ensemble semble, a priori, l’infirmer. Peut-être l’a-t-il été selon un « modèle ». Mais d’où pouvait-il provenir ? Le modèle espagnol semble le plus proche de notre objet. Pourtant, une « importation récente » d’Espagne [2] semble contredite par l’ancienneté estimée de l’objet. Aurait-il pu l’être dans les siècles passés ? L’histoire événementielle de notre région, très souvent parcourue par la soldatesque de l’Empire, et tout particulièrement par les tercios de Charles Quint depuis le XVIème siècle, n’en interdit pas l’hypothèse. Pourtant, nous pouvons penser qu’il ait été fabriqué à Roure, sans pour autant que nous puissions le confirmer péremptoirement. Concluons donc, provisoirement, à une origine locale du tribulum de Roure, pièce ethnologique de premier ordre, unique à ce jour dans notre région. Le débat ne fait que débuter.

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[1] Ingénieur de Recherche au C.N.R.S., anthropologue (C.R.A de Sophia-Antipolis), Bernard SIMONEL est Administrateur de l’A.MON.T. et chargé depuis plusieurs années des activités archéologiques du Centre d’Etudes Vésubiennes. (Article : « Le tribulum de Roure », Pays Vésubien, 4-2003, pp. 189-192).

[2] De nombreux ouvriers espagnols sont venus travailler dans nos vallées, dans les années 1960, au moment de la construction des barrages et des usines hydroélectriques. Certains sont restés, et y ont heureusement fait souche. 

 


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