GILI Eric
– La Révolution
comme prétexte à l’intégration sociale : la famille Jaubert à
Saint-Martin-Vésubie
Après la prise de Nice,
le 28 septembre 1792, la cité, ouverte aux envahisseurs
,
fut délaissée par l’autorité Sarde pour permettre théoriquement la
défense du Comté dans des lieux facilement fortifiés. La guerre devient
omniprésente pour les populations locales, et cela pour plusieurs années.
Après la prise de Saorge, le Comté fut définitivement perdu pour ses
seigneurs légitimes. Mais la guerre n’en était pas terminée pour autant.
La frontière s’était seulement déportée jusqu’aux sommets des Alpes.
Saint-Martin-Lantosque (Vésubie) fut un important lieu de garnison durant
de longs mois, devenant ainsi un poste avancé pour les troupes
révolutionnaires. Elles y casernèrent
,
comme dans bon nombre de villages des hautes vallées
.
La population eut à subir les maux consécutifs à toute occupation
militaire : exactions en tous genres, maltraitance, vexations, mais
également pillage des ressources économiques, dont l’essentiel était
désormais mobilisé pour satisfaire la troupe.
Ces importants bouleversements introduisaient un
déséquilibre sensible dans les structures sociales des villages. La
notabilité locale, regardée par les Révolutionnaires et le pouvoir
militaire d’exception comme tenant pour l’Ancien Régime honni, sembla un
temps discréditée. Par une sage mesure de retrait, que tous savaient à
l’évidence temporaire, seul une sorte de « service public minimum » fut
assuré aux temps les plus dangereux de l’occupation. Le temps reviendrait
de réoccuper les postes traditionnellement et logiquement échus aux
personnes de qualité du village, détenant de mémoire d’homme (et surtout
de famille) le pouvoir.
Les moments les plus
graves de l’histoire permettent de révéler l’importance des histoires
individuelles et familiales, soulignant ses implications dans la Cité.
Nous trouvons ses acteurs confrontés aux éléments extérieurs, et pouvons
considérer, quand la source documentaire le permet, les différentes
trajectoires individuelles.
Les militaires et les
administrateurs français ne furent pas les seuls à s’installer à
Saint-Martin. Quelques personnes étrangères même au Comté vinrent dans le
village, pour diverses raisons. A Saint-Martin, cet épisode permit
l’enracinement de nouvelles familles. Les CAIRE et les JAUBERT peuvent en
être considérés comme les stéréotypes. Ces deux exemples nous permettent
de considérer quelles formes prirent ces nouvelles implantations, en
tentant d’en percevoir les raisons. Dans un deuxième temps, nous suivrons
la famille durant tout le siècle pour vérifier son intégration dans le
milieu local, en considérant les relations qu’elle entretenait avec les
autres structures sociales et familiales.
Une première surprise
nous attend. Les CAIRE et les JAUBERT ne sont pas de parfaits inconnus au
village. Les deux chefs de famille sont des commerçants, qui, depuis de
nombreuses années déjà, intervenaient à Saint-Martin et dans la vallée
pour leurs affaires. L’implantation française leur donne l’occasion d’une
installation définitive, et peut-être, pensent-ils, de jouer un rôle un
peu différent de celui de simples forains.
L’Etat civil
révolutionnaire
nous permet d’apprécier leur origine géographique, et de préciser les
dates de leur arrivée à Saint-Martin. Les premiers viennent de l’Enciastre,
village des Basses-Alpes, à proximité de Barcelonnette. Nous connaissons
le père, mais aussi l’une de ses filles. Les seconds arrivent du hameau
de Giaubert, dont ils tirent leur nom, à proximité de Barcelonnette,
également dans les Basses Alpes.
Ces deux familles sont
intimement liées, à différents niveaux d’affinité, aussi bien familiaux
qu’économiques. Ils ont sûrement parcouru les chemins muletiers ensemble,
comme le laisse entrapercevoir quelques passages des registres municipaux
concernant leurs activités commerciales.
Le 2 frimaire an III
,
soit le 23 novembre 1794, la Commission Municipale de Saint-Martin est
renouvelée. Parmi les membres qui la constituent, nous retrouvons
Pancrace JAUBERT et François CAIRE, ce dernier d’ailleurs est absent. La
cause de cette absence se retrouve dans la délibération municipale du 10
décembre suivant (19 frimaire an III
).
On y apprend que François est le beau-frère de Pancrace. C’est d’ailleurs
ce dernier qui le représente, et qui « cohabite avec lui hors de ce
village, n’ayant dans ce local aucune maison pour y habiter ». La
précision est d’importance. Elle indique que l’installation de la famille
est récente. L’habitation excentrée semble alors une nécessité, sans
doute à cause de l’activité commerciale de la maisonnée. Seules les
familles du lieux possèdent leurs maisons dans l’enceinte, et ni les
JAUBERT, ni les CAIRE ne peuvent pour l’instant être considérées comme
tels. Deux « étrangers », qui habitent hors du village et pratiquent une
activité commerciale. C’est d’ailleurs cette raison ‘familiale’
qu’invoque François CAIRE pour se retirer des affaires publiques, « sans
préjudice pour sa famille, son négoce et sa terre cultivée, n’ayant ni
enfant (faut-il entendre qu’aucun ne soit en âge d’aider à l’activité
familiale ?) ni domestique (les muletiers) ». Les liens avec la guerre en
cours sont évidents.
François CAIRE participe
à l’approvisionnement des troupes, entre la côte et le haut-pays, mais
aussi par-delà les vallées. Il approvisionne les différents
cantonnements. Il s’agit d’ailleurs du plus important propriétaire de
mules du village, la totalité de son cheptel étant estimée à 2 160 livres
(14 %) sur le rôle du 26 pluviose an III
,
somme considérable à cette époque, alors qu’une mule est évaluée en
moyenne à 18 Louis d’or de France. Le personnage n’est pourtant pas un
isolé. François (le « négociant ») possède ‘déjà’ une terre sur le
territoire de Saint-Martin, située ala Coleta
(au nord immédiat du village) et de laquelle sont extraits un albero
di Cerase (cerisier), puis un noyer
,
pour les besoins de la réquisition des troupes. Nous n’avons pu savoir
s’il s’agissait d’un bien récemment acquis.
Nous avions aussi
rencontré la famille CAIRE. Lors du recensement des jeunes citoyens de
Saint-Martin
(entre 18 et 25 ans) organisé le 1er janvier 1795 (12 nivôse
An III), un certain Benoît CAIRE se fait connaître parmi les 28 autres
enfants du pays. Tous doivent se présenter « sous peine d’être déclarés
suspects et poursuivis suivant les lois ». Le document précise encore
« que tous les autres se sont absentés avant ou après la réquisition
précédente », car, très vite après les premières interventions
françaises, la jeunesse fut réquisitionnée pour soutenir l’effort des
guerres révolutionnaires. Ils ne sont que 8 à s’être présentés le jour
prescrit
,
obligeant l’autorité militaire à user de la force. Peu d’enfants du pays
sont donc venus (28,5 % des pressentis). Quoi de plus étonnant alors,
quelques semaines seulement après l’arrivée des Français, quand tombent
les premiers ordres de mobilisation ?
Revenons à Pancrace
JAUBERT. Beau-frère de François CAIRE, il remplace finalement le
Président (de la Municipalité ‘française’) le 24 nivose an III
,
INGIGLIARDI « qui n’est plus en état de poursuivre sa charge ». C’est le
début de son implication progressive dans les honneurs publics. Le 30
nivose an III
,
il est chargé de vérifier les arbres cédés par la Municipalité à un
particulier
.
A cette époque, il n’est déjà plus Président, mais poursuit son action au
service de la commune.
Sans qu’il nous soit
possible de suivre plus précisément leurs parcours à travers les
multiples charges qu’ils occupent, ni de pouvoir préciser le temps qu’ils
y consacrent, nous savons que François CAIRE est lui-même Président le 12
ventôse an III
.
Il est nommé pour visiter les granges et relever le foin et la paille qui
s’y trouvent, en vue d’une prochaine réquisition, le 24 germinal an III
.
Cette multitude d’exemples nous présentent deux personnages, d’origine
extérieure au village (voisines l’une de l’autre, ce sont de « proches
étrangers », ou « étrangers domestiques »), que la mise en place du
pouvoir français favorise. Cela même si l’on sait que l’un d’eux au moins
connaissait déjà le lieu, le détail a son importance. Ils développent
alors une grande activité, remplaçant les notables locaux qui préfèrent
prudemment se retirer quand la pression des réquisitions et de la troupe
se font trop vives, ou quand leurs demandes se font exorbitantes. Il
n’est que de rappeler le cas du ci-devant Comte CAGNOLI de Sainte-Agnès
pour s’en convaincre
.
Le rôle des CAIRE et des
JAUBERT, sans doute ambiguë, est aussi fortement imprégné d’une nécessité
de médiation. Du moins semblent-ils s’investir, en une sorte de
connivence avec les anciennes élites locales, pour permettre la survie de
la communauté en ces temps de guerres. Ils en profitent pour confirmer et
assurer leur établissement au village. Mais ils offrent aussi une
certaine garantie de continuité, grâce aux nombreux liens tissés avant
même la Révolution. Ils peuvent alors être considérés comme les
représentants les plus légitimes de la Communauté. Cette reconnaissance
provient à la fois des rapports quotidiens qu’ils entretiennent avec les
autorités françaises militaires et civiles, dont ils ont « la langue »,
mais aussi de ceux maintenus avec les familles locales, dont certains
membres leur sont adjoints dans les tâches communales. Ils représentent
alors pour chacun des partis un « moyen acceptable », garantissant
momentanément le maintien de l’équilibre social et politique du village.
Au-delà de leurs liens
politiques, qui s’expliquent par leurs origines communes dans un site
étranger, il existe également entre les deux hommes d’importants liens
familiaux. Ils sont beaux-frères. Les traces des CAIRE disparaissent
après l’épisode révolutionnaire. Par contre, les JAUBERT ont une
descendance lignagère à Saint-Martin, et sont toujours présents de nos
jours au village. Pancrace, que nous avons déjà rencontré, détient la
charge de syndic du village en 1822, ce qui nous permet d'apprécier
l’importance de son rôle pendant la période des troubles
révolutionnaires, ainsi qu’une certaine reconnaissance acquise, de la
part des groupes familiaux plus anciens. Il a pu résister aux différentes
pressions, tout en asseyant sa position sociale et en s’intégrant de
manière intelligente dans les différentes structures du pouvoir en place.
Il représente l’assise principale à partir de laquelle a pu s’intégrer sa
famille. Nous lui connaissons trois frères.

Jacques Antoine est né à Saint-Pons, dans les
Basses-Alpes. Il arrive tardivement à Saint-Martin, où il se marie en
1822 avec Angéline BROCARDI. Il devient lui aussi syndic de Saint-Martin
entre 1854 et 1855, rajoutant ainsi à la continuité familiale du pouvoir.
Jean Baptiste, lui, est né sans doute vers 1780, il est marié avec
Marguerite CAIRE, issue, comme lui, de la vallée de Barcelonnette.
Enfin, Pierre Jacques, né en 1777 à Giaubert, s’est
marié le 15 juillet 1798 à Saint-Martin avec Anne Marie CAIRE. La
politique matrimoniale de la première génération, toute emprunte de ses
difficultés politiques, ne cherche pas l’intégration par ce moyen. Les
deux frères de Pancrace les plus âgés, bien plus jeunes que lui pourtant,
se marient à cette époque. Ils ont conscience de l’impossibilité de
trouver une épouse au village dans ce contexte. Ils suivent à l’évidence
le modèle de celui d’entre eux qui offre un potentiel de développement
lignager dynamique, proposant un avenir à ceux qui paraissent être des
« cadets », n’ayant pas d’avenir d’installation dans leur hameau
d’origine. La politique matrimoniale de ces deux familles, qui a pour
but, dans un premier temps, de renforcer leurs liens en croisant les
mariages (trois frères JAUBERT et trois sœurs CAIRE) est d’abord dictée
par la nécessité, le besoin de s’assurer une couverture lignagère
essentielle dans la durée : « ces alliances réitérées accumulent les
liens de consanguinité »
dès la deuxième génération, puisque l’ensemble des cousins issus de ces
trois mariages auront les mêmes grands-parents.
Il sera alors temps de
mettre en place une politique d’alliances matrimoniales à l’échelle du
village, gages d’un enracinement social et économique. Jacques Antoine,
qui se marie plus tardivement, y parvient alors, au temps du syndicat de
son frère. La facilité avec laquelle ces liens matrimoniaux se sont noués
est pour nous indicative de la volonté de s’allier avec les anciennes
familles locales, qui voient définitivement en eux de précieux alliés.
Les JAUBERT finissent par être totalement intégrés, comme le démontre
leur parcours familial durant le siècle suivant.
Nous retrouvons la
famille JAUBERT dans le dernier tiers du XIXème siècle. Le cadastre
« Napoléonien » nous présente le détail des biens de deux propriétaires
fonciers.
François, fils de Pierre
Jacques, époux en secondes noces de Françoise BALDONI. Il est né en 1799,
à Saint-Martin. Il habite, en 1872, dans la rue de l’Hôtel de Ville, dans
la partie septentrionale du village, sans en être propriétaire. Il a
alors 4 enfants, tous issus de son second mariage.
Antoine, fils de Jacques
Antoine, né en 1828 à Saint-Martin. A la fin du siècle, il habite à
proximité de son cousin, rue Droite Centrale. Il est marié avec Pauline
AIRAUT. Ils ont trois enfants, de 20 à 10 ans également. Mieux pourvu que
la première famille, Antoine possède sa maison Rue Droite, s’élevant sur
deux étages, mais également une seconde habitation, sur le Barri Court,
en bordure Ouest du village, au-dessus d’une écurie. Elles représentent
deux familles « moyennes » de notre village.
François possède un
important bien foncier
.
Il s’élève à près de 8 ha., répartis en 10 parcelles, auxquelles
s’ajoutent 4 bâtiments divers hors du village. Il paie en tout 402,35
francs d’imposition cadastrale, dont 399,08 pour les seuls biens fonciers
non bâtis. Les terres cultivées sont d’un bon rapport : un jardin, à
San Antonio, au nord du village, assez important (780 m²) et fort
bien estimé, à proximité de sa principale exploitation (une terre
labourée d’1,7 ha.) complétée d’une pièce de pré. Ces deux parcelles sont
très productives, si l’on s’attache à leur estimation fiscale. La
proximité du village augmente leur valeur, soit la moitié du total à
elles seules. Une autre propriété est située un peu plus haut dans le
vallon de Fenestres, à Clouas. Elle est composée d’une terre
labourable d’1/2 ha. et d’une masure avec aire de battage, ce qui
implique la culture régulière de céréales. Il s’agit de l’une des rares
terres exploitables dans ce vallon, sur la rive droite du torrent, ce qui
s’explique par la disponibilité des terres à acquérir. François est
également propriétaire au quartier de la Fonta, au pied de la cime
de La Palu, à plus d’une heure de marche du village. Il ne s’agit
que d’un pâturage et d’un pré, pour un peu plus d’1,5 ha., complété par
un réservoir permettant de les irriguer. L’éloignement et les difficultés
d’alimentation en eau expliquent que ce pré soit évalué au tiers de celui
qu’il possède à San Antonio. Enfin, sa plus vaste propriété se
situe au Puei. Elle est relativement proche de la précédente, d’où
peut être ramené le fourrage des bestiaux pour être entreposé dans la
grange du Puei. Nous y retrouvons l’association pâture - terre des
zones marginales, caractéristique de l’espace agricole utile des terroirs
locaux. C’est la propriété destinée à l’hivernage du cheptel familial. La
terre (près de 2,4 h.) n’y est labourée que par intermittence. Si l’on
étudie la nature des parcelles de notre propriétaire et leur
localisation, les trois principales catégories, prés, terres et terres
arrosables représentent plus de 82 % du total des superficies agricoles
utilisables, réparties très équitablement, respectivement 25,8 %, 29,4 %
et 27,1 %. Le reste de la terre est composé des pâturages privés,
appoints nécessaires de toutes les exploitations. Le patrimoine décrit
est celui d’un propriétaire aisé, possédant 4 exploitations principales,
réparties sur l’ensemble du territoire de Saint-Martin. François fait
partie des quelques privilégiés possédant l’exploitation idéale. Malgré
la faiblesse des superficies qu’il détient, François JAUBERT arrive en 6ème
position parmi les propriétaires les plus imposés de Saint-Martin en 1874
,
d’après la liste dressée par Denis BLANC, alors Percepteur et Receveur
Municipal dans cette résidence.
Son cousin, Antoine, est
moins bien loti. Une part importante de son patrimoine foncier lui vient
directement de l’héritage paternel. Son père, Jacques Antoine, avait
testé le 15 janvier 1861
,
dans le but de lui attribuer une part plus importante de la succession
que celle de son frère. Il lui cède « le tiers des biens par préciput et
hors part, à prélever sur le prix de (sa) maison d’habitation, et sur les
terres de Castagnes et Vernet ». Cet avantage lui donne
l’essentiel des biens paternels, le partage ne s’effectuant plus que sur
ses 2/3 de la totalité des terres. Lui connaissant une seule sœur, la
quotité disponible qui est attribuée à Antoine lui permet en fait de
bénéficier des 2/3 de l’ensemble. Le partage égalitaire voulu par la loi
est détourné par la pratique, et, alors que le système de la quotité
disponible peut « entrer en contradiction avec le maintien des unités
agricoles de production »
,
il en est, dans ce cas, le garant.
En 1874, s’il possède un
plus grand nombre de parcelles, celles-ci ne couvrent qu’une superficie
d’environ 6,5 ha., soit 20 % en moins que François. Première différence
d’importance, son patrimoine foncier est essentiellement constitué de
prés. Ils forment 52,3 % de l’ensemble. Les terres labourées et arrosées
n’en réunissent que 30,5 %, et seules deux pièces au quartier des
Castagners sont relativement bien estimées, malgré l’éloignement du
site. Les prés eux-mêmes ne sont pas parmi les meilleurs. Les terres
enfin, représentent seulement 11,5 % du total. La disproportion entre ces
trois éléments essentiels est flagrante. Elle engendre un puissant
déséquilibre productif. Antoine possède 5 exploitations différenciées,
auxquelles s’ajoutent quelques parcelles isolées. Il ne fait pas partie
de la liste des 30 principaux propriétaires de la commune, mais
appartient tout de même au milieu aisé qui peut se permettre de libérer
quelques temps libres pour les consacrer à la vie sociale et politique du
village. La répartition spatiale de ses propriétés répond aux mêmes
préoccupations que celles déjà rencontrées : l’étagement des terrains et
la diversité des orientations des parcelles.
La plus méridionale, à
Castagners, possède l’essentiel des terres labourées, pour un
total de 7 810 m² de planches larges et faciles à travailler, bien
irriguées. A proximité, de l’autre côté du vallon et tout proche de la
rivière, se trouve sa propriété des Rues (les rieus, les
petits cours d’eau), essentiellement composée d’un pré de 900 ca et d’un
petit bâtiment. Cet espace est destiné au développement du fourrage, trop
souvent sujet à inondation pour permettre une autre mise en valeur. Sa
seconde propriété est située au Toron, à moins d’1/4 heure du
village. Antoine n’y possède qu’une terre de 700 ca et de faible valeur.
Sa plus vaste propriété est celle de Boussouire, dans le vallon de
Fenestres, à quelques distances de celle de son frère. Il y tient près de
2 ha., dont l’essentiel est constitué d’un pré de 1 ha 600 ca, le reste
en pâturage. L’ensemble de ces indications laisse penser qu’Antoine
possède un cheptel conséquent, qu’il peut entretenir en dehors des
périodes d’alpage grâce à ses nombreux prés.
Sa propriété principale
est celle du quartier du Vernet. S’y retrouve sa meilleure terre
arrosable, dont une parcelle rassemble plus de 1 ha 100 ca. Avec les deux
pièces de prés qu’il tient à San Nicolao, quartier mitoyen, et la
grange du Vernet, c’est 1 ha ½ que possède Antoine dans ce proche
périmètre. L’essentiel de sa richesse s’y retrouve. Ce sont les
meilleures parcelles de son imposition cadastrale.
Nos deux cousins
germains, Antoine et François, représentent la troisième génération d’une
famille nouvellement installée au village. Malgré des débuts difficiles,
marqués par les tensions entretenues par la guerre, ils ont su
s’installer et se maintenir à Saint-Martin Lantosque au XIXème siècle.
Certaines permanences politiques se retrouvent encore à la fin de ce même
siècle, comme leur présence à la municipalité. François est conseiller en
1860
,
alors qu’Antoine le « remplace » en 1866
.
Leur implantation territoriale a été fulgurante. Les JAUBERT ne
bénéficiaient d’aucune antériorité lignagère, et leur accession à la
propriété est d’autant plus méritante, découlant d’une volonté farouche
et d’une nécessité impérieuse qui donne toute sa valeur au symbolisme de
la possession foncière. En 1874, ils possèdent, à eux deux, plus de 14,5
ha. de terrains agricoles, ce qui leur donne une importance économique
certaine, ainsi qu’une véritable aisance sociale. Nous ne connaissons pas
le mode d’exploitation de leurs propriétés, mais il est probable
qu’Antoine, au moins, les utilise directement, et fort possible qu’ils en
exploitent une part conjointement. François est reconnu « propriétaire »
lors du recensement de 1872, alors qu’Antoine est déclaré comme
« agriculteur ». C’est finalement au prix d’une importante politique
d’acquisition foncière, réalisée grâce aux revenus tirés des activités
commerciales, qu’ils semblent d’ailleurs avoir abandonné, que
l’intégration matérielle de la famille s’est réalisée.
Mais leur installation
est désormais également devenue familiale. Si les premières générations
n’avaient pu la réaliser, la troisième est totalement intégrée grâce à
une série d’unions matrimoniales. Elles permettent une assimilation
rapide dans le cercle des anciennes familles saint-martinoises. Comme
tout contrat, en contrepartie de l’intégration, les familles VEGLIO,
GIUGE, BROCARDI ou ASTRI obtenaient l’alliance d’une famille de bons
propriétaires, garants d’un élargissement ou d’un renforcement certain de
leurs horizons économiques. La récente arrivée de la famille permettait
également de renouveler les possibilités de mariages du milieu
saint-martinois, sous la forme d’une exogamie déguisée.
Le XIXème siècle nous
offre la possibilité de constater l’arrivée de nouvelles familles au
village. Le phénomène a évidemment eu lieu dans les siècles passés, mais
sa lisibilité n’est pas évidente alors à exprimer. Le cas de la famille
JAUBERT est pourtant atypique, ne représentant qu’une forme périphérique
du mode d’intégration de nouveaux venus dans un village. Les liens
familiaux sont essentiels dans cette perspective. Même les JAUBERT ne
peuvent en faire l’économie, et s’y consacrent dès que les conditions
redeviennent favorables. Ils démontrent l’existence de véritables
stratégies matrimoniales, poursuivies avec constance sur plusieurs
générations. Il faut les comprendre comme la résultante d’une conception
commune de l’intégration.
Celle-ci se matérialise
invariablement par l’acquisition d’une propriété foncière. L’importance
qui lui est donnée est très différente de celle que lui attribuent les
grandes et anciennes familles de la notabilité locale, qui n’en
reconnaissent plus la nécessité. L’acquisition est rapide et massive.
Elle permet à la famille de dominer plusieurs hectares de terre. Ces
propriétés leur donnent une substance économique importante, qui les
introduit directement au niveau de la société aisée. Le développement du
marché des terres, pendant le XIXème siècle, en explique également le
succès. Il est complété par l’introduction progressive du système
économique moderne, basé sur un transfert monétaire réel. C’est justement
à cette époque que le substrat démographique du village s’est
considérablement développé. Dans de pareilles conditions, on imagine que
l’introduction de nouvelles familles ait pu soulever quelques
difficultés. Celles-ci ont sans aucun doute été atténuées par la réussite
d’une fusion matrimoniale espérée.
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BURGUIERE A. « ‘Cher cousin... », Op.
Cit.
SALITOT M. Héritage, parenté et propriété … » Op. Cit.