PHILIPPE Paul
- Le
symbolisme de Trevelin
Jean
Poirier disait à propos de Carnaval : « La fête carnavalesque présente
des aspects complexes et sa véritable signification est masquée par les
sédimentations qu’ont déposé divers avatars au cours de l’histoire. Il
faut toujours distinguer le principe et l’accident, le modèle et
l’événement : la logique de la fête est souvent dissimulée sous les
aspects culturels et nous savons bien que les significations symboliques
sont trop souvent occultées, oubliées ou transposées : le problème est de
retrouver le vrai visage sous les masques… » .
Forts de ces constats et propos, nous sommes donc partis à la découverte
de Carnaval en tentant de retrouver sa signification symbolique et son
vrai visage sous les masques.
Carnaval qui es tu ? voilà donc ce que nous avons essayé de découvrir. Un
programme bien ambitieux me diriez-vous. Certes, j’en conviens d’autant
que parler de Carnaval au singulier peut paraître saugrenu tant il existe
de formes et de variétés d’expression carnavalesque. Comment comparer le
carnaval de Nice, de Venise, de Rio, comment comparer ceux de
Mouans-Sartoux, de Grasse et de Saint-Martin-Vésubie ? Certes, nous
retrouvons ici et là l’incinération de sa majesté, les bals masqués et
costumés, les corsos joyeux, les charivaris, la liesse populaire… Mais au
delà, les modes d’organisation, les durées, les ruptures avec les
traditions laissent supposer qu’il existe autant de Carnavals que de
lieux d’expression.
Ainsi pour plus d’humilité, l’observation d’une seule fête carnavalesque
semble largement suffire. Tentons donc d’appréhender le Carnaval du pays
vésubien et notamment celui de Saint-Martin. Ce dernier comporte une
particularité forte intéressante en la présence d’un personnage nommé
Trevelin ou Biffou qui semble en être le personnage emblématique.
La
centralité de ce personnage laisse penser que son étude pourrait nous
fournir une des clés de la signification symbolique du Carnaval.
Tentons donc de voir qui est ce personnage. Eric Gili
nous en donne une description détaillée et susceptible d’éclairer notre
propos. Il écrit, citant Jean PLENT « la période du Carnaval commençait
le soir de l’épiphanie. Ils allaient dans les maisons, ils faisaient
toutes les maisons… il y avait les dominos, les arlequins on les appelait
les Trevelins. De ceux là on en avait peur. Ils sortaient avec des bâtons
et ils tapaient dur… » .
Plus loin il ajoute : « le personnage central de notre Carnaval est donc
cet être bariolé, déguisé dont on ne connaît pas l’identité… »
et encore : « ce personnage apparaît dans la nuit qui précède celle des
picouns… comme un être issu de l’espace sauvage, habillé en
lambeaux, masqué… »
.
Mais ce n’est pas tout, Trevelin est double. Il y a un jeune (djouve)
et un vieux (madje) ; tous deux portent un chapeau et marquent
leur arrivée en faisant vibrer les clochettes qu’ils portent.
Voilà donc un personnage double et
énigmatique d’autant qu’en plus de ces attributs, il a une activité non
moins surprenante. Le jour venu Trevelin frappe avec sa massette
indistinctement les personnes se trouvant à sa portée. Puis, pour
conclure il entraîne les spectateurs dans une farandole. La partie
« jeune » va dans un sens tandis que la partie « âgée » s’éloigne dans
le sens inverse, jusqu’au moment où les deux farandoles se rejoignent la
première encerclant la seconde de manière à former un espace clos. C’est
à ce moment précis que les danseurs capturent Trevelin et son double. Une
bataille se déclare alors, Trevelin frappant à tour de bras. Il finit
toutefois par céder, il est alors conduit jusqu’aux portes de l’église
dont il doit embrasser la serrure.
Quel
curieux personnage ! Curieux certes mais surtout complexe. Quel est donc
son rôle, sa fonction, sa mission dans ce Carnaval ? Bref, à quoi
sert-il ? Pourquoi apparaît-il la nuit, que va t’il faire dans les
maisons et ces dernières, que représentent-elles ? Quelle est l’utilité
et le sens de ses clochettes ? Qu’est-ce qui le pousse à frapper avec sa
massette ? Quel est le sens de cet instrument ? Et, que dire de son habit
bariolé, de son masque, de son chapeau, que dire de la farandole qu’il
fait naître et de sa conclusion ? Enfin, comment interpréter l’image
double de Trevelin ?
Plusieurs registres d’interprétations sont possibles. Parmi eux, l’étude
des symboles semble une voie intéressante. Tout peut être porteur de
symbole. Tout peut avoir une valeur symbolique, mais cette dernière
diffère selon les cultures et les traditions. Ainsi, les propos qui vont
suivre, ne doivent pas être considérés comme l’affirmation d’une vérité
mais plutôt comme des orientations, des suggestions, ou hypothèses qui
demandent à être discutées, critiquées et commentées.
Reprenons donc tour à tour les différents éléments décrits plus haut. La
première apparition de Trevelin a lieu la nuit, quelle symbolique peut-on
découvrir derrière ce fait ?
Chez
les grecs anciens, la nuit symbolise la fille de Chaos, elle est la mère
de la terre, mère du ciel. Chaos est la personnification du vide
primordial, antérieur à la création, au temps où l’ordre n’avait pas été
imposé aux éléments du monde. Il est le symbole de l’indifférenciation et
de toutes les possibilités, la puissance du monde informe et non ordonné.
Le ciel, quant à lui peut être à la fois le symbole d’une prolifération
créatrice sans mesure et sans différenciation (Ouranos) et une
manifestation directe de la transcendance. Régulateur de l’ordre, il peut
être considéré comme le père des rois, le symbole des puissances
supérieures à l’homme. La terre, enfin, est la substance universelle, la
matrice : c’est elle qui donne et reprend la vie, symbole de fécondité et
de régénération.
La
nuit porte en elle ces différents éléments. Elle symbolise d’une part le
temps de la gestation, des germinations et d’autre part la disparition de
toutes les distinctions. Elle apparaît comme un élément de liaison entre
l’indifférenciation et la création, entre l’ordre et le désordre. Ainsi,
quand il entre dans la nuit, Trevelin entre dans l’indéterminé et prépare
en même temps l’avènement d’un jour nouveau. Il tente en entrant dans la
nuit d’avoir une démarche de conjonction qui viserait à lier des
tendances opposées et contradictoires. Sa volonté est d’associer dans un
même élan et dans un même espace temps le ciel et la terre, la nuit et le
jour, le passé et l’avenir, la vie et la mort.
Trevelin arrive donc de nuit faisant du bruit avec ses clochettes et
visitant chaque maison. Voilà encore deux éléments hautement
symboliques : En effet, la maison représente d’une part le centre du
monde et d’autre part l’être intérieur. Elle est à la fois image de
l’univers et refuge des aspirations individuelles profondes. Pour Gaston
Bachelard, les étages, la caves, le grenier de la maison symbolisent
divers états de l’âme : la cave correspond à l’inconscient, le grenier à
l’élévation spirituelle.
Les
clochettes quant à elles, auraient un pouvoir d’exorcisme et de
purification. Elles appellent à l’étude de la loi. Mais de quelle loi
s’agit-il ? La loi carnavalesque, bien entendu, dont le premier principe
semble être une remise en cause de la loi officielle et dominante et de
l’ordre imposé. Les clochettes tentent d’établir une communication entre
le monde humain inscrit sur terre et le monde spirituel inscrit au ciel.
Elles représentent le son subtil de la révélation. Elles ont donc
également un pouvoir d’association. Elles s’efforcent de révéler aux non
initiés que le ciel et la terre font partie de la même totalité et plus
généralement que tous les éléments à priori antagonistes font partie d’un
même tout.
Une
première fonction de Trevelin peut donc être définie au regard de ces
premiers éléments : Il est porteur d’un message qu’il doit transmettre.
Ce dernier affirme que la distinction, la séparation ne doivent plus
avoirs cours. Pour faire passer son message, Il s’adresse aux consciences
endormies, aux aspirations profondes de ceux qu’il visite : Elles doivent
se libérer, s’exprimer et se déchaîner. Elles seront les piliers du règne
nouveau qui arrive. Seule la libération des aspirations peut entraîner la
création d’un espace régi par la conjonction et l’harmonie. Eric GILI,
note à ce sujet, que le rôle des clochettes est de réveiller la nature
endormie. En fait, si, comme nous le pensons, Trevelin s’adresse aux
consciences endormies, il tente de réveiller la nature humaine ou ce qui
dort au plus profond de chacun d’entre nous.
Trevelin est donc le messager, le chargé de mission de sa majesté
Carnaval. C’est lui qui doit convaincre et convertir les “ profanes ”.
Mais comment a t-il pu acquérir ce statut ?
La
réponse à cette question peut se trouver dans l’étude de son nom. La
signification de Trevelin est double.
Il
est d’abord la francisation de l’italien Trevelino dérivé lui même
de travelo. Il pourrait donc être formé d’une part, du préfixe tre
dérivé de trans. signifiant littéralement au delà, à travers, qui marque
le passage ou le changement, et d’autre part, de vellin. In
étant l’adjectivation, reste vell à découvrir. Ce dernier
viendrait du latin velum signifiant voile ( en parlant des bateaux).
Trevelin pourrait donc être un dérivé de travelo que nous retrouvons en
anglais sous la forme travel signifiant voyage. Ainsi
étymologiquement, Trevelin signifierait celui qui a accompli un voyage au
delà, un voyage transcendantal, un voyage paradigmatique ou initiatique.
Ainsi, il serait un initié et donc en mesure de transmettre ce qu’il a
reçu. Mais quel est donc le sens de ce voyage et à quoi Trevelin a t-il
été initié ? Nous reviendrons par la suite sur ces deux questions.
La
seconde signification que nous évoquions plus haut, se trouve dans une
autre conception du préfixe tre. Il peut signifier trois,
vellin gardant la même signification. Le chiffre trois peut prendre
plusieurs sens. Toutefois, il est universellement considéré comme un
chiffre fondamental. Il exprime un ordre spirituel et intellectuel. Il
symbolise la tri unité de l’être vivant ou bien résulte de la conjonction
de l’unité et de la pair. Il est le produit dans ce cas, de l’union du
ciel et de la terre.
Trois est encore l’expression de la totalité, de l’achèvement. Pour le
monde chrétien, par exemple, il est la perfection de l’unité divine :
Dieu est un en trois personnes. Les rois mages sont trois. Le temps
également est triple : passé – présent –avenir. Souvent doté d’un
caractère magico-religieux, le trois peut marquer la limite entre le
favorable (la vie) et le défavorable (la mort). Il équivaut à la rivalité
surmontée. Il exprime le dépassement, la synthèse, l’union ou la réunion
de l’esprit, de l’âme et du corps.
En
d’autres termes, de part son voyage paradigmatique, ce personnage a
réussi à relier la pensée (l’esprit), la morale (l’âme) et l’action
réalisatrice (le corps). Il comporte en lui les trois phases de
l’évolution d’abord mystique, c’est à dire purgative – illuminative – et
unitive et ensuite humaine : apparition ou naissance – évolution ou
croissance –et transformation ou mort. En ce sens si le préfixe tre
signifie trois, il peut également être compris comme le révélateur d’une
transcendance.
En
fait ce voyage paradigmatique pourrait être dirigé en deux directions
opposées. Le djouve remonterait en arrière jusqu’à la fusion à la
matrice :la terre – mère, tandis que le madje lui irait en sens
inverse, c’est à dire au delà de la vie, touchant ainsi la fusion avec le
ciel. Ainsi le voyage paradigmatique de Trevelin pourrait bien consister
en une union de ce qui précède et succède à la vie. Trevelin aurait ainsi
pu voir ce qui est avant la naissance, quand tout est encore possible, et
ce qui est après la mort quand tout le redevient. Non seulement il sait
ce que représentent ces deux extrémités, mais encore, il a su les
dépasser puisqu’il en est revenu, même s’il est revenu transfiguré ou
transformé.
Trevelin, de par ce double voyage, a pu se libérer des chaînes
terrestres. Il a ainsi pu voir le corps, l’âme et l’esprit ne faisant
qu’un. Il a pu voir également que le passé, le présent et l’avenir ne
sont que des facettes d’une même entité. Trevelin est donc un être de
synthèse, un être accompli parce qu’il a franchi les barrières jugées
infranchissables. En ce sens, il possède une lumière comme on possède une
connaissance qui dépasse celle généralement admise. Alors que chacun
d’entre nous a refoulé les premiers moments de l’existence et rejette
l’idée de la mort, Trevelin, lui les associe dans un même espace temps,
dans une totalité achevée.
Ce
voyage, cette vision rendent libre mais ils peuvent donner l’impression
d’une folie aux non initiés. En tout état de cause, cette initiation,
n’est pas sans effet, notamment sur sa personnalité ou encore sur son
rapport au reste du monde. E. GILI note à ce sujet (p 80) « un personnage
dont on ne connaît pas l’identité et dont on ne sait s’il s’agit d’un
homme ou d’une représentation… » ainsi pour les non-Trevelin, il peut
être une image syncrétique de trois personnages symboliques :
En
fait, tel Arlequin, il est l’image de l’indéterminé, de l’indifférencié
et de l’inconstant. Il n’est ni personnalisé ni individualisé. On ne peut
donc connaître son identité, il n’en a plus, en tout cas pas au sens où
nous l’entendons.
Outre Arlequin, il relève du “ Mat ” du
Tarot et du bouffon ou du fou du roi. Le bouffon est la représentation de
la dualité de chaque être. Il est l’autre face de la réalité ; celle que
la norme sociale, l’obligation morale, bref celle que la situation
acquise fait oublier. Le bouffon est également la conscience déchirée, il
incarne la conscience ironique. Bien compris et assumé, comme un double
de soi même, le bouffon est une source de progrès car il oblige à
chercher l’harmonie intérieure à un niveau d’intégration supérieure. Mais
il est aussi ce que la société n’est pas capable d’assumer totalement, ce
qu’elle rejette.
Ainsi, au delà du personnage comique, le bouffon est l’expression de la
multiplicité intime de chacun d’entre nous et de nos discordances
cachées. Parce qu’il arrive à associer ce que les non initiés s’efforcent
de rejeter, il échappe aux normes ; il est donc libre et inspiré. Il est
détenteur d’une lumière. Il se doit de réveiller les esprits et de leur
montrer la voie.
Le
Mat, quant à lui est l’arcane sans numéro. De ce fait, il est placé
délibérément hors jeu. Il est hors de la cité des hommes, hors de la
raison. Il est hors jeu mais il avance. Il marche vers les terres vierges
de la connaissance. Le Mat symbolise la limite, le savoir ultime qui
devient ignorance, la limite de la parole. Il a su se détacher de la
totalité humaine et matérielle pour toucher la conscience du monde.
Ainsi, les principales caractéristiques de Trevelin peuvent se résumer
ainsi : il est indifférencié, libre et inspiré et originellement hors
jeu. Affublé des caractéristiques des ces personnages mythiques et
symboliques, Trevelin doit porter “ la bonne parole ”, la nouvelle loi et
toucher la conscience profonde de ceux qu’il visite. Les clochettes,
nous l’avons vu, sont ses premières armes. La seconde, probablement plus
redoutable est son bâton (massetto), un nouvel élément symbolique.
Le bâton se prête à différentes interprétations : arme, arme magique,
soutien de la marche et axe du monde, symbole de souveraineté. Il marque
l’autorité légitime ; ainsi posséder un bâton, peut signifier avoir reçu
une délégation de pouvoir. Il est également le tuteur, l’arme d’exorcisme
qui écarte les influences néfastes, symbole de force brutale et
primitive.
Grâce à sa massette, investi d’un pouvoir, Trevelin tente de convertir
ceux qu’il considère comme des profanes. Il les frappe parce qu’il ne
peut parler, parce que l’onde de choc est plus profonde qu’une parole ou
qu’un mot, parce qu’il veut toucher l’intérieur, la conscience endormie
ou celle qui reste fermée. Il frappe le tout venant et surtout ceux qui
ne participent pas à la fête, les non masqués, les non costumés, ceux
qui ne dansent pas pour les marquer de l’esprit de la loi. En les
frappant, il tente d’abord d’écarter les chaînes qui les obligent à
rester dans l’ordre des choses et surtout, il tente de faire d’eux des
convertis, autrement dit des Trevelins.
Pour
conclure, il entraîne les spectateurs passifs ainsi que les convertis
dans une farandole, comme une dernière tentative désespérée pour
atteindre son but. Car, la danse est un langage également au delà de la
parole. Elle est la manifestation explosive de l’instrument de vie qui
tente de retrouver l’unité première où corps, esprit et âme, visible et
invisible se retrouvent et se soudent, hors du temps. Toutes les danses,
y compris les farandoles recherchent une libération dans l’extase. Ceci
dit, lors des farandoles masquées, l’homme peut voir sa place dans
l’univers. Il voit sa vie, sa mort inscrits dans un drame collectif.
Ainsi, au cours de cette danse, Trevelin et son double tentent de
reproduire le voyage paradigmatique cité plus haut. Le djouve
repart vers la naissance, tandis que le madje se dirige vers la
mort. Trevelin veut que les autres voient ce qu’il a vu. Or, cette
vision libératrice recherchée va se retourner contre Trevelin. La
libération peut en effet, être effrayante car elle peut générer un
changement donc un déséquilibre, source de peurs. Il est difficile, vire
même dangereux de voir ce que l’on s’efforce de refouler (la naissance)
et ce que l’on rejette (la mort).
En
d’autres termes, la farandole qui devait être le point d’orgue de la
mission de notre personnage se retourne contre lui. Les danseurs vont le
prendre à son propre piège et le capturer, non sans que ce dernier se
débatte à grand coups de bâtons. Une fois capturer, Trevelin sera conduit
aux portes de l’église dont il embrassera la serrure. Quoi de plus
symbolique encore une fois que cette scène ! Une porte est un lieu de
passage entre deux états, entre deux mondes, entre deux ordres, entre
l’inconnu et le connu. La porte indique un passage et invite à le
franchir. Le passage auquel elle invite est du domaine profane au
domaine sacré. Ainsi ce sont ici probablement deux conceptions du sacré
qui s’affrontent. La victoire de l’église démontre sa prégnance et la
suprématie de la foi chrétienne.
Ainsi, en embrassant la serrure, le missionnaire revient à la réalité, il
revient dans l’ordre des choses, il renaît. Il retrouve donc sa place,
son nom, sa singularité, son identité et perd les attributs
carnavalesques. Cette capture et cette reconversion symbolisent ainsi la
victoire du monde de l’ordre dominant, c’est à dire dans ce cas, le monde
chrétien sur les croyances et les mondes antérieurs. En embrassant la
serrure Trevelin, non seulement, embrasse la foi chrétienne dominante,
rejette la liberté transcendantale, celle qui l’a emmené au delà ce cette
foi ; mais plus encore il devient une clé de voûte de cette foi. Quoi de
plus sécurisant ou révélateur d’une lutte gagnée, en effet, qu’un
prêcheur reconverti ? Et si Trevelin n’était finalement qu’une mise en
scène destinée à réaffirmer la force de la loi chrétienne, une sorte de
mise en garde contre ceux qui seraient tentés de lutter contre elle ?
Son
principal défenseur étant vaincu, sacrifié symboliquement, sa majesté
Carnaval ne peut qu’abdiquer, il sera conduit au bûcher, les flammes
devant le purifier.
Finalement, Trevelin est-il cet homme sauvage décrit par Eric GILI (p
80) ? Ses actes, parfois brutaux, ses habits, souvent en lambeaux le
laissent supposer. Mais, que devons-nous comprendre sous ce vocable ?
S’agit-il d’un personnage mi-homme, mi-bête, dénué de pensées élaborées,
de raisonnement, une sorte de sous homme ? L’entendre ainsi,
signifierait, non seulement passer à côté de la complexité de ce
personnage, mais encore, résumer Carnaval à une lutte entre le monde
civilisé et le monde barbare, ce serait ainsi réduire la fonction de
cette fête.
L ‘homme, depuis qu’il est « touché par grâce de la civilisation »
refoule ou rejette ses instincts, ses fantasmes, ses peurs, ses désirs de
liberté ou de folie, il rejette son paganisme. Ce refoulement, individuel
et collectif agit comme un feu sous jacent qui pourrait tout dévaster
s’il n’était pas maîtriser. Trevelin, lui ne rejette rien. Il a fait de
ses désirs et instincts de puissants alliés qui lui permettent d’aller au
delà des cadres établis et imposés, des barrières de tous ordres. Il voit
ce que les autres ne voient pas, ne voient plus ou refusent de voir. En
ce sens, il est peut-être moins sauvage que bon nombres d’hommes parce
qu’il sait que la liberté de pensée n’est pas dangereuse, parce qu’il
sait que les désirs et les peurs assumés ne le sont pas non plus. Ils
sont, au contraire une source de richesse et de progrès individuels et
collectifs.
Trevelin n’est donc pas si sauvage. Il est allé au delà des antagonismes
et des différences, au delà de la civilisation. Il est allé au delà de la
foi chrétienne. Il a “ touché ” une autre forme de sacré Il est même allé
au delà de l’antagonisme naissance /mort Non seulement, il n’est pas
sauvage, mais encore, il est, sous cet angle, en avance sur le reste des
hommes, En cela, il est dangereux, il porte en lui les germes de la
remise en cause individuelle et collective. Il porte en lui les germes
d’une remise en cause d’une conception du sacré. Il oblige les autres à
regarder ce qui les effraie. Il est donc nécessaire de le reconvertir
pour se rassurer, pour réaffirmer une primauté.
A
regarder de plus près, Trevelin semble conçu sur la somme du refoulement
individuel et collectif qu’il a absorbé et qu’il cristallise. Tout porte
à croire qu’il est issu de la pensée sauvage non acceptée, cette pensée
enfouie au plus profond de nous qui nous dérange, qui se réveille lorsque
nous sommes assoupis et moins vigilants. Alors que chacun d’entre nous
refoule et amasse des pensées dérangeantes, lui se défoule. Et, c’est
parce qu’il a su ne pas se laisser déborder qu’il su transcender ce
refoulé. Il est comme un miroir qui reflète ce que l’on a pour habitude
de considérer comme notre côté sombre.
Trevelin est donc un être transcendantal parce qu’il est composé de
toutes les parties intimes, inconscientes et rejetées des membres de la
collectivité dont il relève. Il est la somme des intérieurs de chacun
d’entre nous. Il est la somme de nos peurs et angoisses : celles liées à
notre naissance et celles plus encore liées à notre mort. Mais il est
plus que cela, il symbolise le règne de la transcendance dans lequel
peuvent aboutir les aspirations des hommes ainsi que leur quête. Il
arrive à associer paganisme et chrétienté. C’est la raison pour laquelle
il ne peut que s’adresser aux consciences intérieures des autres, c’est
la raison pour laquelle il porte un habit bariolé fait de mille pièces ou
de mille carreaux comme autant d’hommes qu’il représente, c’est la raison
pour laquelle cet habit peut être en lambeaux comme une conscience
déchirée, c’est la raison pour laquelle il porte un masque : croyez-vous
qu’un masque cache ou dissimule ? bien au contraire, il révèle les
tendances les plus secrètes, il est une extériorisation des tendances
refoulées, il est une manifestation du soi universel.
Avec
la reconversion de Trevelin et plus tard la mort du roi Carnaval, tout ce
qui a été enfermé pendant une année, tout ce qui peut être dérangeant
pour la collectivité et même pour chacun de ses membres, tout ce qui est
refoulé ou rejeté, ou pire, tout ce qui pourrait remettre en cause un
équilibre difficilement trouvé ; bref, tout ce qui fait peur, qui a été
contenu et qui peut développer un mal être ou un sentiment de culpabilité
a été expurgé : la vie normale peut donc reprendre son cours, elle peut
recommencer. La collectivité et ses membres, purifiés,
tels des nouveaux nés
ne sont plus assaillis ou submergés par le doute et l’angoisse, par ce
qui plus généralement est considéré comme impur et impropre à la vie en
société. Voilà, probablement la raison d’être de Trevelin. Il est
l’incarnation magique et magnifique de nos rêves secrets, de nos
tendances enfouies, de nos peurs inavouées. Sa destinée est inscrite dans
cette raison d’être, il ne peut donc que devenir une victime expiatoire.
Son sacrifice est une forme de renoncement. Il renonce à une forme de
sacré et reconnaît la suprématie chrétienne.
Trevelin, peut-il résumer tout seul Carnaval ? Certes, non ! Résumer
cette fête à un seul de ses personnages, fut-il aussi déroutant et
symbolique que celui-ci, serait réduire sa complexité et sa
signification. Pour autant, Trevelin est peut-être révélateur du sens que
le haut pays niçois lui donne. Il semble placé entre la nécessaire
explosion des tensions retenues et la non moins nécessaire volonté de les
dépasser.
Il
est, ce personnage, peut-être encore davantage, le révélateur de la
volonté de maintenir une tradition malgré le poids d’une modernité
écrasante. Trevelin est le témoin d’une permanence identitaire. Il
atteste par sa présence d’un maintien d’un rapport au monde, aux choses,
aux êtres et aux croyances. Il témoigne de la persistance d’un socle
identitaire non chrétien. Il témoigne de la persistance d’un paganisme
enfoui au plus profond de chacun d’entre nous, malgré l’éducation
chrétienne multi séculaire Il est le révélateur d’un système
d’interactions qui a su perdurer de génération en génération. Même si ce
socle peut être dérangeant car il vient réactiver des croyances que l’on
veut croire bannies, il est surprenant de constater qu’il reste en nous
des racines antiques Greco - romaines
Trevelin est donc un des éléments de proue de la survivance d’une mémoire
collective qui se régénère tous les ans, chaque génération se passant le
flambeau. Et là encore, nous pouvons voir la marque d’une transcendance.
A la
recherche de Carnaval, nous avons voulu, peut être avec un peu de
prétention, découvrir le sens de ce dernier pour enfin comprendre
sa signification profonde et symbolique. Nous sommes donc allés à sa
rencontre et l’avons étudié sur les plans historique et ethnologique.
Nous avons observé ses pratiques, ses rites et temps forts. Nous avons
comparé les écrits et témoignages. Et, finalement la réponse à la
question qui nous tenaillait : Carnaval qui es tu ?, se fait toujours
attendre. C’est quand nous croyons enfin le cerner que ce dernier par je
ne sais quel mystérieux tour de passe-passe, trouve encore le moyen de se
dérober en insufflant une nouvelle piste de réflexion et donc de
signification. Point n’est besoin de décrire ce que peut ressentir un
jeune chercheur devant ce genre “ d’aventure ” : un curieux mélange
d’exaltation et de désillusion. Bref, Carnaval semble prendre un malin
plaisir à ce jeu de cache-cache ; et c’est peut-être, justement parce
nous n’arrivons pas à cerner cette signification que sa majesté garde
tout son attrait et toute sa force. C’est peut-être parce qu’il n’est pas
entièrement dévoilé qu’il fascine, agace, plaît et renaît chaque année de
ses cendres.
Carnaval peut être tour à tour et tout à la fois un renforcement des
normes, des modèles et des places, une recherche de régénération, un jeu
structurant où les pulsions refoulées peuvent enfin s’exprimer, une œuvre
de salubrité publique, une révolution burlesque et expiatoire, un rite de
passage, un simple temps de divertissement avant le retour aux temps des
travaux, un garde fou, un refus de la mort…etc
Et
si, en fin de compte, Carnaval n’était que le reflet de ce que chacun
d’entre nous – organisateur, acteur participant, spectateur passif-
espère rencontrer ?
Au
cours de Carnaval, les barrières tombent. Elles sont sociales,
symboliques, mentales, religieuses ou sexuelles mais pendant cette
période, elles n’existent plus. Cette opportunité laisse les désirs,
fantasmes, peurs, rancunes, espoirs, folie… s’exprimer librement. Elle
laisse réapparaître resurgir un passé lointain
Ainsi se mêlent, dans cette espace de liberté provisoire situé au delà de
tout et dans un même élan, les tendances individuelles et collectives les
plus secrètes, les plus inconscientes et les plus intimes. C’est
probablement ici que réside la force de Carnaval. La collectivité et les
individualités ne sont plus en confrontation ni en opposition mais en
recherche d’harmonie : l’un et l’autre ne tentent plus d’affirmer une
primauté. Carnaval peut donc être tout et son contraire, jeu et sérieux,
naissance et mort, rire et pleurs, joie et tristesse, individu et groupe,
paganisme et chrétienté. Début et fin, il prépare en même temps
l’achèvement d’un cycle et l’avènement d’un autre. Rien n’est plus
équivoque que Carnaval. Il dépasse les catégories, l’ordre déterminé des
réalités. Il semble poursuivre un but : la transcendance des antagonismes
Parce qu’il est une activité transcendantale, Carnaval peut le cas
échéant, donner à voir de lui un renversement de l’ordre, du pouvoir ou
des places. Mais il est au delà de l’ordre, des places déterminées et du
pouvoir qui instaurent de la distinction, de la séparation et de la
différence. Mais plus encore, il tente de lier les saisons entre elles
ainsi que les ordres : ordre terrestre, céleste et cosmique. Dans cette
configuration, l’ordre ou le désordre n’ont plus de sens ni de
signification. Quelle importance, dès lors d’être le maître ou l’esclave,
l’homme ou la femme, le jeune ou le vieux ?
BIBLIOGRAPHIE
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les rêves : essai sur l’imagination de la nature, Paris, 1942
CHABOCHE F.-X. Vie et
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CHEVALIER & GHEERBRAND
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GILI E. « les Trevelins,
Biffous et hommes sauvages : fonds culturels païens de la Vésubie » in
Pays Vésubien, n° 2, 2001
POIRIER J. « Sens et
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Actes des rencontres internationales de Nice du 8 au 10 mars 1984, Serre
Nice 1985, pp 349-357
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Paul PHILIPPE, socio-anthropologue, est responsable de projet à
l’Observatoire Social de l’Institut d’Enseignement Supérieur de
Travail Social de Nice. (Article : « Le symbolisme de Trevelin
», Pays Vésubien, 4-2003, pp. 157-167).