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PHILIPPE Paul [1] - Le symbolisme de Trevelin

Jean Poirier disait à propos de Carnaval : « La fête carnavalesque présente des aspects complexes et sa véritable signification est masquée par les sédimentations qu’ont déposé divers avatars au cours de l’histoire. Il faut toujours distinguer le principe et l’accident, le modèle et l’événement : la logique de la fête est souvent dissimulée sous les aspects culturels et nous savons bien que les significations symboliques sont trop souvent occultées, oubliées ou transposées : le problème est de retrouver le vrai visage sous les masques… » [2].

Forts de ces constats et propos, nous sommes donc partis à la découverte de Carnaval en tentant de retrouver sa signification symbolique et son vrai visage sous les masques.

Carnaval qui es tu ? voilà donc ce que nous avons essayé de découvrir. Un programme bien ambitieux me diriez-vous. Certes, j’en conviens d’autant que parler de Carnaval au singulier peut paraître saugrenu tant il existe de formes et de variétés d’expression carnavalesque. Comment comparer le carnaval de Nice, de Venise, de Rio, comment comparer ceux de Mouans-Sartoux, de Grasse et de Saint-Martin-Vésubie ? Certes, nous retrouvons ici et là l’incinération de sa majesté, les bals masqués et costumés, les corsos joyeux, les charivaris, la liesse populaire… Mais au delà, les modes d’organisation, les durées, les ruptures avec les traditions laissent supposer qu’il existe autant de Carnavals que de lieux d’expression.

Ainsi pour plus d’humilité, l’observation d’une seule fête carnavalesque semble largement suffire. Tentons donc d’appréhender le Carnaval du pays vésubien et notamment celui de Saint-Martin. Ce dernier comporte une particularité forte intéressante en la présence d’un personnage nommé Trevelin ou Biffou qui semble en être le personnage emblématique.

La centralité de ce personnage laisse penser que son étude pourrait nous fournir une des  clés de la signification symbolique du Carnaval.

Tentons donc de voir qui est ce personnage. Eric Gili [3] nous en donne une description détaillée et susceptible d’éclairer notre propos. Il écrit, citant Jean PLENT « la période du Carnaval commençait le soir de l’épiphanie. Ils allaient dans les maisons, ils faisaient toutes les maisons… il y avait les dominos, les arlequins on les appelait les Trevelins. De ceux là on en avait peur. Ils sortaient avec des bâtons et ils tapaient dur… » [4]. Plus loin il ajoute : « le personnage central de notre Carnaval est donc cet être bariolé, déguisé dont on ne connaît pas l’identité… » [5] et encore : « ce personnage apparaît dans la nuit qui précède celle des picouns… comme un être issu de l’espace sauvage, habillé en lambeaux, masqué… » [6]. Mais ce n’est pas tout, Trevelin est double. Il y a un jeune  (djouve) et un vieux (madje) ; tous deux portent un chapeau  et marquent leur arrivée en faisant vibrer les clochettes qu’ils portent.

Voilà donc un personnage double et énigmatique d’autant qu’en plus de ces attributs, il a une activité non moins surprenante. Le jour venu Trevelin frappe avec sa massette indistinctement les personnes se trouvant à sa portée. Puis, pour conclure il entraîne les spectateurs dans une farandole. La partie « jeune » va dans un sens tandis que la partie « âgée »  s’éloigne dans le sens inverse, jusqu’au moment où les deux farandoles se rejoignent la première encerclant la seconde de manière à former un espace clos. C’est à ce moment précis que les danseurs capturent Trevelin et son double. Une bataille se déclare alors, Trevelin frappant à tour de bras. Il finit toutefois par céder, il est alors conduit jusqu’aux portes de l’église dont il doit embrasser la serrure.

Quel curieux personnage ! Curieux certes mais surtout complexe. Quel est donc son rôle, sa fonction, sa mission dans ce Carnaval ? Bref, à quoi sert-il ? Pourquoi apparaît-il la nuit, que va t’il faire dans les maisons et ces dernières, que représentent-elles ? Quelle est l’utilité et le sens de ses clochettes ? Qu’est-ce qui le pousse à frapper avec sa massette ? Quel est le sens de cet instrument ? Et, que dire de son habit bariolé, de son masque, de son chapeau, que dire de la farandole qu’il fait naître et de sa conclusion ? Enfin, comment interpréter l’image double de Trevelin ?

Plusieurs registres d’interprétations sont possibles. Parmi eux, l’étude des symboles semble une voie intéressante. Tout peut être porteur de symbole. Tout peut avoir une valeur symbolique, mais cette dernière diffère selon les cultures et les traditions. Ainsi, les propos qui vont suivre, ne doivent pas être considérés comme l’affirmation d’une vérité mais plutôt comme des orientations, des suggestions, ou hypothèses qui demandent à être discutées, critiquées et commentées.

Reprenons donc tour à tour les différents éléments décrits plus haut. La première apparition de Trevelin a lieu la nuit, quelle symbolique peut-on découvrir derrière ce fait ?

Chez les grecs anciens, la nuit symbolise la fille de Chaos, elle est la mère de la terre, mère du ciel. Chaos est la personnification du vide primordial, antérieur à la création, au temps où l’ordre n’avait pas été imposé aux éléments du monde. Il est le symbole de l’indifférenciation et de toutes les possibilités, la puissance du monde informe et non ordonné. Le ciel, quant à lui peut être à la fois le symbole d’une prolifération créatrice sans mesure et sans différenciation (Ouranos) et une manifestation directe de la transcendance. Régulateur de l’ordre, il peut être considéré comme le père des rois, le symbole des puissances supérieures à l’homme. La terre, enfin, est la substance universelle, la matrice : c’est elle qui donne et reprend la vie, symbole de fécondité et de régénération.

La nuit porte en elle ces différents éléments. Elle symbolise d’une part le temps de la gestation, des germinations et d’autre part la disparition de toutes les distinctions. Elle apparaît comme un élément de liaison entre l’indifférenciation et la création, entre l’ordre et le désordre. Ainsi, quand il entre dans la nuit, Trevelin entre dans l’indéterminé et prépare en même temps l’avènement d’un jour nouveau. Il tente en entrant dans la nuit d’avoir une démarche de conjonction qui viserait à lier des tendances opposées et contradictoires. Sa volonté est d’associer dans un même élan et dans un même espace temps le ciel et la terre, la nuit et le jour, le passé et l’avenir, la vie et la mort.

Trevelin arrive donc de nuit faisant du bruit avec ses clochettes et visitant chaque maison. Voilà encore deux éléments hautement symboliques : En effet, la maison représente d’une part le centre du monde et d’autre part l’être intérieur. Elle est à la fois image de l’univers et refuge des aspirations individuelles profondes. Pour Gaston Bachelard, les étages, la caves, le grenier de la maison symbolisent divers états de l’âme : la cave correspond à l’inconscient, le grenier à l’élévation spirituelle.[7]

Les clochettes quant à elles, auraient un pouvoir d’exorcisme et de purification. Elles appellent à l’étude de la loi. Mais de quelle loi s’agit-il ? La loi carnavalesque, bien entendu, dont le premier principe semble être une remise en cause de la loi officielle et dominante et de l’ordre imposé. Les clochettes tentent d’établir une communication entre le monde humain inscrit sur terre et le monde spirituel inscrit au ciel. Elles représentent le son subtil de la révélation. Elles ont donc également un pouvoir d’association. Elles s’efforcent de révéler aux non initiés que le ciel et la terre font partie de la même totalité et plus généralement que tous les éléments à priori antagonistes font partie d’un même tout.

Une première fonction de Trevelin peut donc être définie au regard de ces premiers éléments : Il est porteur d’un message qu’il doit transmettre. Ce dernier affirme que la distinction, la séparation ne doivent plus avoirs cours. Pour faire passer son message, Il s’adresse aux consciences endormies, aux aspirations profondes de ceux qu’il visite : Elles doivent se libérer, s’exprimer et se déchaîner. Elles seront les piliers du règne nouveau qui arrive. Seule la libération des aspirations peut entraîner la création d’un espace régi par la conjonction et l’harmonie. Eric GILI, note à ce sujet, que le rôle des clochettes est de réveiller la nature endormie. En fait, si, comme nous le pensons, Trevelin s’adresse aux consciences endormies, il tente de réveiller la nature humaine ou ce qui dort au plus profond de chacun d’entre nous.

Trevelin est donc le messager, le chargé de mission de sa majesté Carnaval. C’est lui qui doit convaincre et convertir les “ profanes ”. Mais comment a t-il pu acquérir ce statut ?

La réponse à cette question peut se trouver dans l’étude de son nom. La signification de Trevelin est double.

Il est d’abord la francisation de l’italien Trevelino dérivé lui même de travelo. Il pourrait donc être formé d’une part, du préfixe tre dérivé de trans. signifiant littéralement au delà, à travers, qui marque le passage ou le changement, et d’autre part, de vellin. In étant l’adjectivation, reste vell à découvrir. Ce dernier viendrait du latin velum signifiant voile ( en parlant des bateaux). Trevelin pourrait donc être un dérivé de travelo que nous retrouvons en anglais sous la forme travel signifiant voyage. Ainsi étymologiquement, Trevelin signifierait celui qui a accompli un voyage au delà, un voyage transcendantal, un voyage paradigmatique ou initiatique. Ainsi, il serait un initié et donc en mesure de transmettre ce qu’il a reçu. Mais quel est donc le sens de ce voyage et à quoi Trevelin a t-il été initié ? Nous reviendrons par la suite sur ces deux questions.

La seconde signification que nous évoquions plus haut, se trouve dans une autre conception du préfixe tre. Il peut signifier trois, vellin gardant la même signification. Le chiffre trois peut prendre plusieurs sens. Toutefois, il est universellement considéré comme un chiffre fondamental. Il exprime un ordre spirituel et intellectuel. Il symbolise la tri unité de l’être vivant ou bien résulte de la conjonction de l’unité et de la pair. Il est le produit dans ce cas, de l’union du ciel et de la terre.

Trois est encore l’expression de la totalité, de l’achèvement. Pour le monde chrétien, par exemple, il est la perfection de l’unité divine : Dieu est un en trois personnes. Les rois mages sont trois. Le temps également est triple : passé – présent –avenir. Souvent doté d’un caractère magico-religieux, le trois peut marquer la limite entre le favorable (la vie) et le défavorable (la mort). Il équivaut à la rivalité surmontée. Il exprime le dépassement, la synthèse, l’union ou la réunion de l’esprit, de l’âme et du corps.

En d’autres termes, de part son voyage paradigmatique, ce personnage a réussi à relier la pensée (l’esprit), la morale (l’âme) et l’action réalisatrice (le corps). Il comporte en lui les trois phases de l’évolution d’abord mystique, c’est à dire purgative – illuminative – et unitive et ensuite humaine : apparition ou naissance – évolution ou croissance –et transformation ou mort. En ce sens si le préfixe tre signifie trois, il peut également être compris comme le révélateur d’une transcendance.

En fait ce voyage paradigmatique pourrait être dirigé en deux directions opposées. Le djouve remonterait en arrière jusqu’à la fusion à la matrice :la terre – mère, tandis que le madje lui irait en sens inverse, c’est à dire au delà de la vie, touchant ainsi la fusion avec le ciel. Ainsi le voyage paradigmatique de Trevelin pourrait bien consister en une union de ce qui précède et succède à la vie. Trevelin aurait ainsi pu voir ce qui est avant la naissance, quand tout est encore possible, et ce qui est après la mort quand tout le redevient. Non seulement il sait ce que représentent ces deux extrémités, mais encore, il a su les dépasser puisqu’il en est revenu, même s’il est revenu transfiguré ou transformé.

Trevelin, de par ce double voyage, a pu se libérer des chaînes terrestres. Il a ainsi pu voir le corps, l’âme et l’esprit ne faisant qu’un. Il a pu voir également que le passé, le présent et l’avenir ne sont que des facettes d’une même entité. Trevelin est donc un être de synthèse, un être accompli parce qu’il a franchi les barrières jugées infranchissables. En ce sens, il possède une lumière comme on possède une connaissance qui dépasse celle généralement admise. Alors que chacun d’entre nous a refoulé les premiers moments de l’existence et rejette l’idée de la mort, Trevelin, lui les associe dans un même espace temps, dans une totalité achevée.

Ce voyage, cette vision rendent libre mais ils peuvent donner l’impression d’une folie aux non initiés. En tout état de cause, cette initiation, n’est pas sans effet, notamment sur sa personnalité ou encore sur son rapport au reste du monde. E. GILI note à ce sujet (p 80) « un personnage dont on ne connaît pas l’identité et dont on ne sait s’il s’agit d’un homme ou d’une représentation… » ainsi pour les non-Trevelin, il peut être une image syncrétique de trois personnages symboliques :

En fait, tel Arlequin, il est l’image de l’indéterminé, de l’indifférencié et de l’inconstant. Il n’est ni personnalisé ni individualisé. On ne peut donc connaître son identité, il n’en a plus, en tout cas pas au sens où nous l’entendons.

Outre Arlequin, il relève du “ Mat ” du Tarot et du bouffon ou du fou du roi. Le bouffon est la représentation de la dualité de chaque être. Il est l’autre face de la réalité ; celle que la norme sociale, l’obligation morale, bref celle que la situation acquise fait oublier. Le bouffon est également la conscience déchirée, il incarne la conscience ironique. Bien compris et assumé, comme un double de soi même, le bouffon est une source de progrès car il oblige à chercher l’harmonie intérieure à un niveau d’intégration supérieure. Mais il est aussi ce que la société n’est pas capable d’assumer totalement, ce qu’elle rejette.

Ainsi, au delà du personnage comique, le bouffon est l’expression de la multiplicité intime de chacun d’entre nous et de nos discordances cachées. Parce qu’il arrive à associer ce que les non initiés s’efforcent de rejeter, il échappe aux normes ; il est donc libre et inspiré. Il  est détenteur d’une lumière. Il se doit de réveiller les esprits et de leur montrer la voie.

Le Mat, quant à lui est l’arcane sans numéro. De ce fait, il est placé délibérément  hors jeu. Il est hors de la cité des hommes, hors de la raison. Il est hors jeu mais il avance. Il marche vers les terres vierges de la connaissance. Le Mat symbolise la limite, le savoir ultime qui devient ignorance, la limite de la parole. Il a su se détacher de la totalité humaine et matérielle pour toucher la conscience du monde.

Ainsi, les principales caractéristiques de Trevelin peuvent se résumer ainsi : il est indifférencié, libre et inspiré et originellement hors jeu. Affublé des caractéristiques des ces personnages mythiques et symboliques, Trevelin doit porter “ la bonne parole ”, la nouvelle loi et toucher la conscience profonde  de ceux qu’il visite. Les clochettes, nous l’avons vu, sont ses premières armes. La seconde, probablement plus redoutable est son bâton (massetto), un nouvel élément symbolique. Le bâton se prête à différentes interprétations : arme, arme magique, soutien de la marche et axe du monde, symbole de souveraineté. Il marque l’autorité légitime ; ainsi posséder un bâton, peut signifier avoir reçu une délégation de pouvoir. Il est également le tuteur, l’arme d’exorcisme qui écarte les influences néfastes, symbole de force brutale et primitive.

Grâce à sa massette, investi d’un pouvoir, Trevelin tente de convertir ceux qu’il considère comme des profanes. Il les frappe parce qu’il ne peut parler, parce que l’onde de choc est plus profonde qu’une parole ou qu’un mot, parce qu’il veut toucher l’intérieur, la conscience endormie ou celle qui reste fermée. Il frappe le tout venant et surtout ceux qui ne participent pas à la fête, les  non masqués, les non costumés, ceux qui ne dansent pas pour les marquer de l’esprit de la loi. En les frappant, il tente d’abord d’écarter les chaînes qui les obligent à rester dans l’ordre des choses et surtout, il tente de faire d’eux des convertis, autrement dit des Trevelins.

Pour conclure, il entraîne les spectateurs passifs ainsi que les convertis dans une farandole, comme une dernière tentative désespérée pour atteindre son but. Car, la danse est un langage également au delà de la parole. Elle est la manifestation explosive de l’instrument de vie qui tente de retrouver l’unité première où corps, esprit et âme, visible et invisible se retrouvent et se soudent, hors du temps. Toutes les danses, y compris les farandoles recherchent une libération dans l’extase. Ceci dit, lors des farandoles masquées, l’homme peut voir sa place dans l’univers. Il voit sa vie, sa mort inscrits dans un drame collectif. Ainsi, au cours de cette danse, Trevelin et son double tentent de reproduire le voyage paradigmatique cité plus haut. Le djouve repart vers la naissance, tandis que le madje se dirige vers la mort. Trevelin veut que les autres voient ce qu’il a  vu. Or, cette vision libératrice recherchée va se retourner contre Trevelin. La libération peut en effet, être effrayante car elle peut générer un changement donc un déséquilibre, source de peurs. Il est difficile, vire même dangereux de voir ce que l’on s’efforce de refouler (la naissance) et ce que l’on rejette (la mort).

 En d’autres termes, la farandole qui devait être le point d’orgue de la mission de notre personnage se retourne contre lui. Les danseurs vont le prendre à son propre piège et le capturer, non sans que ce dernier se débatte à grand coups de bâtons. Une fois capturer, Trevelin sera conduit aux portes de l’église dont il embrassera la serrure. Quoi de plus symbolique encore une fois que cette scène ! Une porte est un lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre deux ordres, entre l’inconnu et le connu. La porte indique un passage et invite à le franchir. Le passage auquel  elle invite est du domaine profane au domaine sacré. Ainsi ce sont ici probablement deux conceptions du sacré qui s’affrontent. La victoire de l’église démontre sa prégnance et la suprématie de la foi chrétienne.

Ainsi, en embrassant la serrure, le missionnaire revient à la réalité, il revient dans l’ordre des choses, il renaît. Il retrouve donc sa place, son nom, sa singularité, son identité et perd les attributs carnavalesques. Cette capture et cette reconversion symbolisent ainsi la victoire du monde de l’ordre dominant, c’est à dire dans ce cas, le monde chrétien sur les croyances et les mondes antérieurs. En embrassant la serrure Trevelin, non seulement, embrasse la foi chrétienne dominante, rejette la liberté transcendantale, celle qui l’a emmené au delà ce cette foi ; mais plus encore il devient une clé de voûte de cette foi. Quoi de plus sécurisant ou révélateur d’une lutte gagnée, en effet, qu’un prêcheur reconverti ? Et si Trevelin n’était finalement qu’une mise en scène destinée à réaffirmer la force de la loi chrétienne, une sorte de mise en garde contre ceux qui seraient tentés de lutter contre elle ?

Son principal défenseur étant vaincu, sacrifié symboliquement, sa majesté Carnaval ne peut qu’abdiquer, il sera conduit au bûcher, les flammes devant le purifier.

Finalement, Trevelin est-il cet homme sauvage décrit par Eric GILI (p 80) ? Ses actes, parfois brutaux, ses habits, souvent en lambeaux le laissent supposer. Mais, que devons-nous comprendre sous ce vocable ? S’agit-il d’un personnage mi-homme, mi-bête, dénué de pensées élaborées, de raisonnement, une sorte de sous homme ? L’entendre ainsi, signifierait, non seulement passer à côté de la complexité de ce personnage, mais encore, résumer Carnaval à une lutte entre le monde civilisé et le monde barbare, ce serait ainsi réduire la fonction de cette fête.

L ‘homme, depuis qu’il est « touché par grâce de la civilisation » refoule ou rejette ses instincts, ses fantasmes, ses peurs, ses désirs de liberté ou de folie, il rejette son paganisme. Ce refoulement, individuel et collectif agit comme un feu sous jacent qui pourrait tout dévaster s’il n’était pas maîtriser. Trevelin, lui ne rejette rien. Il a fait de ses désirs et instincts de puissants alliés qui lui permettent d’aller au delà des cadres établis et imposés, des barrières de tous ordres. Il voit ce que les autres ne voient pas, ne voient plus ou refusent de voir. En ce sens, il est peut-être moins sauvage que bon nombres d’hommes parce qu’il sait que la liberté de pensée n’est pas dangereuse, parce qu’il sait que les désirs et les peurs assumés ne le sont pas non plus. Ils sont, au contraire une source de richesse et de progrès individuels et collectifs.

Trevelin n’est donc pas si sauvage. Il est allé au delà des antagonismes et des différences, au delà de la civilisation. Il est allé au delà de la foi chrétienne. Il a “ touché ” une autre forme de sacré Il est même allé au delà de l’antagonisme naissance /mort Non seulement, il n’est pas sauvage, mais encore, il est, sous cet angle, en avance sur le reste des hommes, En cela, il est dangereux, il porte en lui les germes de la remise en cause individuelle et collective. Il porte en lui les germes d’une remise en cause d’une conception du sacré. Il oblige les autres à regarder ce qui les effraie. Il est donc nécessaire de le reconvertir pour se rassurer, pour réaffirmer une primauté.

A regarder de plus près, Trevelin semble conçu sur la somme du refoulement individuel et collectif qu’il a absorbé et qu’il cristallise. Tout porte à croire qu’il est issu de la pensée sauvage non acceptée, cette pensée enfouie au plus profond de nous qui nous dérange, qui se réveille lorsque nous sommes assoupis et moins vigilants. Alors que chacun d’entre nous refoule et amasse des pensées dérangeantes, lui se défoule. Et, c’est parce qu’il a su ne pas se laisser déborder qu’il su transcender ce refoulé. Il est comme un miroir qui reflète ce que l’on a pour habitude de considérer comme notre côté sombre.

Trevelin est donc un être transcendantal parce qu’il est composé de toutes les parties intimes, inconscientes et rejetées des membres de la collectivité dont il relève. Il est la somme des intérieurs de chacun d’entre nous. Il est la somme de nos peurs et angoisses : celles liées à notre naissance et celles plus encore liées à notre mort. Mais il est plus que cela, il symbolise le règne de la transcendance dans lequel peuvent aboutir les aspirations des hommes ainsi que leur quête. Il arrive à associer paganisme et chrétienté. C’est la raison pour laquelle il ne peut que s’adresser aux consciences intérieures des autres, c’est la raison pour laquelle il porte un habit bariolé fait de mille pièces ou de mille carreaux comme autant d’hommes qu’il représente, c’est la raison pour laquelle cet habit peut être en lambeaux comme une conscience déchirée, c’est la raison pour laquelle il porte un masque : croyez-vous qu’un masque cache ou dissimule ? bien au contraire, il révèle les tendances les plus secrètes, il est une extériorisation des tendances refoulées, il est une manifestation du soi universel.

Avec la reconversion de Trevelin et plus tard la mort du roi Carnaval, tout ce qui a été enfermé pendant une année, tout ce qui peut être dérangeant pour la collectivité et même pour chacun de ses membres, tout ce qui est refoulé ou rejeté, ou pire, tout ce qui pourrait remettre en cause un équilibre difficilement trouvé ; bref, tout ce qui fait peur, qui a été contenu et qui peut développer un mal être ou un sentiment de culpabilité a été expurgé : la vie normale peut donc reprendre son cours, elle peut recommencer. La collectivité et ses membres, purifiés[8], tels des nouveaux nés[9] ne sont plus assaillis ou submergés par le doute et l’angoisse, par ce qui plus généralement est considéré comme impur et impropre à la vie en société. Voilà, probablement la raison d’être de Trevelin. Il est l’incarnation magique et magnifique de nos rêves secrets, de nos tendances enfouies, de nos peurs inavouées. Sa destinée est inscrite dans cette raison d’être, il ne peut donc que devenir une victime expiatoire. Son sacrifice est une forme de renoncement. Il renonce à une forme de sacré et reconnaît la suprématie chrétienne.

Trevelin, peut-il résumer tout seul Carnaval ? Certes, non ! Résumer cette fête à un seul de ses personnages, fut-il aussi déroutant et symbolique que celui-ci, serait réduire sa complexité et sa signification. Pour autant, Trevelin est peut-être révélateur du sens que le haut pays niçois lui donne. Il semble placé entre la nécessaire explosion des tensions retenues et la non moins nécessaire volonté de les dépasser.

Il est, ce personnage, peut-être encore davantage, le révélateur de la volonté de maintenir une tradition malgré le poids d’une modernité écrasante. Trevelin est le témoin d’une permanence identitaire. Il atteste par sa présence d’un maintien d’un rapport au monde, aux choses, aux êtres et aux croyances.  Il témoigne de la persistance d’un socle identitaire non chrétien. Il témoigne de la persistance d’un paganisme enfoui au plus profond de chacun d’entre nous, malgré l’éducation chrétienne multi séculaire Il est le révélateur d’un système d’interactions qui a su perdurer de génération en génération. Même si ce socle peut être dérangeant car il vient réactiver des croyances que l’on veut croire bannies, il est surprenant de constater qu’il reste en nous des racines antiques Greco - romaines

Trevelin est donc un des éléments de proue de la survivance d’une mémoire collective qui se régénère tous les ans, chaque génération se passant le flambeau. Et là encore, nous pouvons voir la marque d’une transcendance.

A la recherche de Carnaval, nous avons voulu, peut être avec un peu de prétention, découvrir le sens de ce dernier pour enfin comprendre sa signification profonde et symbolique. Nous sommes donc allés à sa rencontre et l’avons étudié sur les plans historique et ethnologique. Nous avons observé ses pratiques, ses rites et temps forts. Nous avons comparé les écrits et témoignages. Et, finalement la réponse à la question qui nous tenaillait : Carnaval qui es tu ?, se fait toujours attendre. C’est quand nous croyons enfin le cerner que ce dernier par je ne sais quel mystérieux tour de passe-passe, trouve encore le moyen de se dérober en insufflant une nouvelle piste de réflexion et donc de signification. Point n’est besoin de décrire ce que peut ressentir un jeune chercheur devant ce genre “ d’aventure ” : un curieux mélange d’exaltation et de désillusion. Bref, Carnaval semble prendre un malin plaisir à ce jeu de cache-cache ; et c’est peut-être, justement parce nous n’arrivons pas à cerner cette signification que sa majesté garde tout son attrait et toute sa force. C’est peut-être parce qu’il n’est pas entièrement dévoilé qu’il fascine, agace, plaît et renaît chaque année de ses cendres.

Carnaval peut être tour à tour et tout à la fois un renforcement des normes, des modèles et des places, une recherche de régénération, un jeu structurant où les pulsions refoulées peuvent enfin s’exprimer, une œuvre de salubrité publique, une révolution burlesque et expiatoire, un rite de passage, un simple temps de divertissement avant le retour aux temps des travaux, un garde fou, un refus de la mort…etc

Et si, en fin de compte, Carnaval n’était que le reflet de ce que chacun d’entre nous – organisateur, acteur participant, spectateur passif- espère rencontrer ?

Au cours de Carnaval, les barrières tombent. Elles sont sociales, symboliques, mentales, religieuses ou sexuelles mais pendant cette période, elles n’existent plus. Cette opportunité laisse les désirs, fantasmes, peurs, rancunes, espoirs, folie… s’exprimer librement. Elle laisse réapparaître resurgir un passé  lointain 

Ainsi se mêlent, dans cette espace de liberté provisoire situé au delà de tout et dans un même élan, les tendances individuelles et collectives les plus secrètes, les plus inconscientes et les plus intimes. C’est probablement ici que réside la force de Carnaval. La collectivité et les individualités ne sont plus en confrontation ni en opposition mais en recherche d’harmonie : l’un et l’autre ne tentent plus d’affirmer une primauté. Carnaval peut donc être tout et son contraire, jeu et sérieux, naissance et mort, rire et pleurs, joie et tristesse, individu et groupe, paganisme et chrétienté. Début et fin, il prépare en même temps l’achèvement d’un cycle et l’avènement d’un autre. Rien n’est plus équivoque que Carnaval. Il dépasse les catégories, l’ordre déterminé des réalités. Il semble poursuivre un but : la transcendance des antagonismes

Parce qu’il est une activité transcendantale, Carnaval peut le cas échéant, donner à voir de lui un renversement de l’ordre, du pouvoir ou des places. Mais il est au delà de l’ordre, des places déterminées et du pouvoir qui instaurent de la distinction, de la séparation et de la différence. Mais plus encore, il tente de lier les saisons entre elles ainsi que les ordres : ordre terrestre, céleste et cosmique. Dans cette configuration, l’ordre ou le désordre n’ont plus de sens ni de signification. Quelle importance, dès lors d’être le maître ou l’esclave, l’homme ou la femme, le jeune ou le vieux ?

 

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD G. L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la nature,  Paris, 1942

CHABOCHE F.-X. Vie et mystère des nombres, Paris 1976

CHEVALIER & GHEERBRAND Dictionnaire des symboles, R. Laffont , Paris, 1982

GILI E. « les Trevelins, Biffous et hommes sauvages : fonds culturels païens de la Vésubie » in Pays Vésubien, n° 2, 2001

POIRIER J. « Sens et fonction de la fête », in Le Carnaval, la fête et la communication, Actes des  rencontres internationales de Nice du 8 au 10 mars 1984, Serre Nice 1985, pp 349-357

MOLET L. « fêtes et rythmes du temps », in Histoire des Mœurs (Dir. de Jean POIRIER), Encyclopédie la Pléiade, NRF Gallimard, Paris, 1990

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[1] Paul PHILIPPE, socio-anthropologue, est responsable de projet à l’Observatoire Social de l’Institut d’Enseignement Supérieur de Travail Social de Nice. (Article : « Le symbolisme de Trevelin », Pays Vésubien, 4-2003, pp. 157-167).

[2] POIRIER J. « sens et fonction de la fête » in Le Carnaval, la fête et la communication actes des rencontres internationales de Nice du 8 au 10 mars 1984 ed Serre Nice 1985 pp. 349-357.

[3] GILI E. « Les Trévellins, Biffous et hommes sauvages : fonds culturels païens de la Vésubie » in Pays Vésubien n°2 ed du Cabri 2001 pp. 79-91.

[4] GILI E. op. cit. pp 80.

[5] GILI E. op. cit. pp 80.

[6] GILI E. op. cit. pp 81.

[7]  BACHELARD G. L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la nature, Paris, 1942.

[8] Rappelons nous que le mois de février signifie en latin mois de purification (februarius).

[9] nous retrouvons ici le symbolisme de la fève généralement placée dans le gâteau des rois à l’épiphanie, fête, qui, comme le rappelle E. GILI marque le début des festivités carnavalesques (p 80).

 


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