COURRIERE Henri
- Les communes et l’Etat dans
l’arrière-pays niçois sous le Consulat et l’Empire. L’arrondissement de
Puget-Théniers et le sous-préfet Jean Dominique Blanqui
Les périodes
révolutionnaire et napoléonienne constituent, pour le pouvoir local, un
moment de rupture et de mutation fondamental, caractérisé par un fort
accroissement de la tutelle de l’Etat sur les communautés rurales et
leurs notables
.
Cette rupture est d’autant plus forte et plus visible dans le Comté de
Nice qui, en 1792, change à la fois de souveraineté et de système
politico-administratif. L’étude de la mise en place de l’administration
napoléonienne et des réactions des communes de l’arrière-pays niçois à
celle-ci permet alors de saisir la nature des relations entre les
communes et l’Etat, ainsi que les stratégies déployées par les
communautés rurales et par l’administration. Il s’agira par-là de mieux
comprendre comment s’est déroulée l’expérience napoléonienne du Comté de
Nice.
L’arrondissement de
Puget-Théniers, sur lequel est centrée cette étude est composé de 41
communes, regroupées en sept cantons
.
La commune de Puget-Théniers elle-même compte un peu plus d’un millier
d’habitants. L’Etat napoléonien y est représenté par Jean Dominique
BLANQUI, sous-préfet de l’an VIII jusqu’en 1814, date à laquelle le Comté
de Nice retourne au royaume de Piémont-Sardaigne
.
L’installation de BLANQUI à
la sous-préfecture intervient dans un contexte difficile, dans la mesure
où la période directoriale fut marquée, dans les Alpes-Maritimes, par une
grave crise de l’administration qui permit aux communautés d’affirmer
leur autonomie
.
Ainsi, aux cas d’appel à l’Etat et de coopération avec l’administration,
s’opposent les différentes formes de résistances développées par les
communes et leurs notables. C’est face à ces diverse attitudes que
l’administration, par la voix de Jean Dominique BLANQUI s’est efforcé de
développer ses propres stratégies.
1. Appel à l’Etat et coopération
avec l’administration
Les communes ne font appel à l’Etat
que pour servir d’arbitre lors de conflits entre villages ou pour fournir
une aide financière. Elles n’acceptent par ailleurs de coopérer avec
l’administration que lorsque leurs intérêts concordent avec celle-ci.
A. L’Etat arbitre
La fonction d’arbitrage de l’Etat
est d’abord sollicitée pour les problèmes de délimitation des territoires
communaux. Ainsi, en 1807, la commune du Puget-Rostang s’adresse au
sous-préfet pour réclamer le quartier Audier, que Puget-Théniers
revendique également
.
Le conflit est ancien, puisqu’en 1769, il avait déjà été fait appel à
l’intendant, qui n’avait pris alors aucune décision. Pour appuyer ses
prétentions, le maire de Puget-Rostang présente, selon le rapport du
directeur des contributions, « un extrait informe, sans signature, d’un
acte de reconnaissance des limites, qui aurait été fait en l’an 1462 par
les deux respectives communes, rédigé en langue du pays à l’exception des
premières lignes qui sont en latin ». Pour sa part, le maire de
Puget-Théniers présente un acte d’encadastrement du territoire, daté de
1702. Le directeur des contributions donne raison à Puget-Théniers. Comme
s’est souvent le cas
,
la commune Puget-Rostang essaie de tirer profit d’un changement de régime
afin de remettre en cause une délimitation qui lui est défavorable. Il
convient de noter que, pour sa part, l’administration préfère choisir une
solution de continuité.
L’Etat est également sollicité pour
trancher des affaires plus importantes, engageant plusieurs communes. Au
cours de l’an IX, le sous-préfet doit ainsi arbitrer un conflit opposant
Puget-Théniers à douze autres communes de la vallée
,
à propos du pont sur le Var de Puget-Théniers. Selon un « Mémoire pour
les communes de Guillaumes, Entraunes, Saint-Martin, Villeneuve, Le Sauze
et Daluis contre la commune de Puget-Théniers », daté du 5 Thermidor an
IX, la querelle durerait depuis 150 ans, mais elle semble avant tout
entrer dans le cadre de la vieille rivalité entre Puget-Théniers et
Guillaumes. Selon ce mémoire, Puget-Théniers chercherait par tous les
moyens à « faire contribuer les communes supérieures [c’est-à-dire en
aval de Puget-Théniers] à la réparation et entretien d’un pont de bois
construit sur le Var auprès du dit lieu ».
Dans sa « Réponse au mémoire des
communes de Guillaume, Entraunes, Saint-Martin, Villeneuve, Chateauneuf,
Sauze et Daluis », Puget-Théniers, pour sa part, se retranche derrière la
décision de l’autorité supérieure : « L’affaire a été portée en temps et
lieu devant un tribunal compétent et jugée d’après les principes de la
justice, et les lois de l’Etat et renvoyée ensuite à la commune du dit
Puget, pour la faire exécuter ». Cet argument semble avoir porté ses
fruits, puisque c’est celui-ci que BLANQUI évoque lorsqu’il donne son
avis au préfet.
Ces deux affaires, prises parmi
d’autres, nous montrent tout d’abord la force de l’identité communale,
cause et conséquence de ces conflits interminables caractéristiques des
communes rurales jusqu’à la fin du XIXème siècle. Henri COSTAMAGNA a
d’ailleurs souligné l’importance de l’« esprit de chicane » des
communautés niçoises
,
qui cherchent ici à tirer profit des bouleversements de la Révolution
pour remettre en cause des jugements passés qui leurs étaient
défavorables. La seconde affaire est cependant plus originale, dans la
mesure où elle oppose Puget-Théniers à une sorte de coalition de communes
adverses, certainement dirigées par Guillaumes, rivale de Puget-Théniers
pour le contrôle de la vallée du Var. La défense des intérêts communaux
pousse ainsi certaines communes à faire alliance et à développer une
stratégie commune pour être plus puissantes face à un même adversaire.
Ces deux exemples montrent également
que le mode de résolution des conflits inter-communautaires n’a pas subi
de mutation majeure, malgré le changement de régime politique.
Lorsqu’elles ne parviennent pas à résoudre elles-mêmes le différend qui
les oppose, les communes cherchent l’arbitrage du sous-préfet comme elles
recherchaient auparavant celui de l’intendant. L’administration, pour sa
part, choisit en général des solutions de continuité et confirme les
jugements effectués auparavant par les autorités piémontaises.
B. L’Etat bailleur de fonds
Les communes font également appel à
l’Etat lorsque leurs finances se révèlent insuffisantes pour assurer
certains frais ou certains travaux.
Le 15 Prairial an XI, le maire de
Bonson, AUDOLY, signale ainsi au préfet le début d’une épidémie dans sa
commune
.
Trois ou quatre personnes en sont déjà mortes, « ce qui commence à mettre
l’alarme ou pour ainsi dire l’épouvante dans la commune ». Aussi a-t-il
fait appel à Antoine RIBOTTY, médecin de Thiery, et à Pierre Joseph
GUIGUES, officier de santé de la commune de Gillette. Mais le maire
ajoute aussitôt : « il est à présumer que ces messieurs voudront être
payés de leurs travaux et peines, ce qui me paraît très difficile attendu
que je suis placé auprès d'une commune sans moyen et sans ressource
[...] ». L'affaire traîne en longueur, puisque AUDOLY écrit à nouveau au
préfet le 12 Messidor an XIII :
« RIBOTTY et GUIGUES, médecin et
chirurgien qui ont suivi l'épidémie qui a ravagé malheureusement cette
commune l'année dernière, m’ont fait de nouvelles demandes, et même avec
instance, du payement de leur vacation [...] en me disant que puisque le
gouvernement ne paye pas leur vacation, prétendent être payés par moi
[...] attendu qu’ils se sont rendu à Bonson sur mon invitation. Je ne
crois pas être tenu de payer en particulier les honoraires de messieurs
RIBOTTY et GUIGUES, tandis que je les ai réclamés pour le bien des
habitants de la commune ensuite de votre approbation du 16 Prairial an
XI. Il serait cependant très juste que ces messieurs fussent satisfaits
de leurs soins et peines ».
L’argumentation du maire de Bonson
est ici particulièrement révélatrice de l’aptitude des notabilités
villageoise à se réapproprier les pratiques discursives de l’autorité
supérieure. C’est en effet l’incapacité de la commune à assurer les
frais, mais surtout le « bien des habitants de la commune » qui justifie
que ce soit à l’Etat de prendre en charge ces frais. La démarche du maire
tend à revendiquer pour lui le fait d’avoir fait appeler les médecins
dans sa commune, mais rejette la responsabilité de leur non-paiement sur
l’administration, ce qui lui permet de sauvegarder sa légitimité.
Les communes font également appel à
l’Etat en vue d’obtenir des fonds pour le financement de ponts. En l’an
VIII, c’est le maire du canton de Puget-Théniers qui envoie au
sous-préfet une pétition demandant des aides pour réparer une partie du
pont en bois sur le Var, qui menace ruine
.
Par précaution, un devis estimatif des dépenses est même joint à la
pétition. En 1810, le maire de Toüet-de-Beuil écrit au préfet pour la
même raison
,
le pont sur le Var ayant été emporté par une « crue d’eau ». Mais les
choses peuvent parfois traîner en longueur : en 1808, DURANDY, de
Guillaumes, notaire et membre du conseil général du département, écrit au
préfet pour lui signaler que, depuis l’an III, un rocher rend le pont sur
le Var inutilisable
.
Les travaux à effectuer étant trop considérables pour la commune, il
réclame également une aide du gouvernement. La municipalité de Guillaume
est en tout cas déterminée à ne pas débourser un sou, et préfère attendre
douze ans plutôt que de financer elle-même les travaux.
Les maires n’hésitent donc pas à
faire appel à l’administration pour réclamer une aide financière,
démarche a priori dangereuse pour des notables soucieux de tenir l’Etat
loin de la gestion des affaires communales. Aussi les cas que nous venons
de voir rentrent-elles dans une logique précise : soit il s’agit de se
défausser d’une injustice sur l’administration, soit de rejeter sur elle
la responsabilité du mauvais état des infrastructures. Dans les deux cas,
la légitimité du pouvoir du notable à l’intérieur de la commune n’est pas
remis en cause.
C. Les infrastructures
Les infrastructures constituent un
domaine dans lequel les communes de l’arrondissement sont souvent prêtes
à coopérer avec l’administration. Les maires soutiennent ainsi
massivement le projet de route entre Nice et Puget-Théniers et, sur 31
communes sollicitées par l’administration en 1810, 23 offrent en tout 4
907 journées de travail. Le sous-préfet signale même que « les maires
m’ont assuré qu’ils ne s’en tiendraient pas là si le besoin l’exigeait »,
et qu’il est ainsi possible de compter sur 6 000 journées de travail.
Les maires voient en effet dans les
infrastructures un moyen de favoriser les relations commerciales avec
Nice. Ainsi, pour le maire de Bairols, « les habitants se trouveraient
avoir alors par l’établissement de cette grande route un débouché pour la
vente de leurs denrées et ne se trouveraient pas forcé à s’aller
annuellement pour quelques mois en Provence pour y travailler et
s’épargner pendant ce temps quelques sommes pour faire face à
l’acquittement de leurs contributions foncières »
.
Si la dénonciation de la lourdeur des impôts est classique, le maire de
Thiery, pour sa part, pense que grâce à cette route, « les monopoles et
complots de certains marchands seront empêchés et rompus », ce qui dénote
une conscience de l’enjeu économique et politique que constituent les
infrastructures.
Les maires font donc parfois appel à
l’administration ou acceptent de coopérer avec elle, mais uniquement dans
certains cas précis : faire appel à l’Etat comme arbitre suprême des
conflits entre communes, réclamer de l’argent ou participer à la
construction de nouvelles infrastructures. Dans tous les cas, ces appels
ou coopérations ne remettent pas en cause le pouvoir des notables au sein
de la commune, et l’administration est tenu à l’écart des affaires
internes à la communauté. Si les maires acceptent de coopérer avec l’Etat,
il refusent l’ingérence de celui-ci. Aussi, lorsque c’est le cas, les
maires développent-ils des stratégies de résistances.
2. Les formes de résistance
Ces résistances des communes à l’Etat
peuvent prendre plusieurs formes : le silence et la négligence, le
« court-circuit » et la cabale.
A. Le silence et la négligence.
Face aux tentatives d’ingérence de
l’administration, les communes adoptent tout d’abord une attitude de
repli sur soi. Il s’agit alors de ne pas tenir l’administration au
courant des affaires internes à la commune, ou de ne pas appliquer, ou
mal, les arrêtés préfectoraux.
La stratégie du silence vise tout
d’abord à cacher ses ressources dans le but de payer moins d’impôts.
Ainsi, en 1813, lorsque BLANQUI établit un rapport sur l’industrie dans
son arrondissement, il signale sept filatures pour la soie
,
mais précise également que « les maires à qui je me suis adressé m’ont
tous donné des réponses évasives, je présume qu’ils craignent qu’on
veuille imposer ces ateliers ». Dans un supplément à ce rapport, il
précise que « la plupart de ces réponses sont mêmes inexactes et évasives
de propos délibéré ; il m’a fallu puiser ailleurs les documents ».
Le mutisme des maires concerne
également des domaines où l’enjeu pécuniaire est moins évident, voire
tout à fait absent. Ainsi, un questionnaire envoyé aux maires et aux
notables du département sur un projet de code rural ne recueillit que
quatre réponses, dont une de BLANQUI
,
alors qu’il ne s’agissait que d’une démarche consultative. De même,
certaines communes refusent avec obstination de fournir le dénombrement
de leur population que le préfet leur demande en l’an IX. Ces documents
sont finalement envoyés au ministère de l’Intérieur avec plus de six mois
de retard. Il nous semble que c’est ici le refus de se laisser contrôler
par l’autorité supérieure qui explique, au delà de l’aspect purement
fiscal, le refus de se laisser compter et mettre en statistique par
l’administration.
La justice constitue un domaine dans
lequel les maires sont particulièrement avares d’informations vis-à-vis
de l’administration. Ainsi, dans un rapport daté du Ier Ventôse an XI
,
BLANQUI note :
« Aucun événement ne s’est passé qui
mérite l’attention du gouvernement ; mais je dois me plaindre du
relâchement des maires dans la rédaction de leurs rapports, la plupart
n’en envoie aucun, et le petit nombre de ceux qui en envoient ont tout
dit avec le mot néant […]. Cependant, on traduit de temps en temps en
police correctionnelle quelques individus prévenus de vols ou autres
délits. Il en est de même qui sont traduits par devant le Tribunal
Criminel pour des crimes plus conséquents, et les maires dans leurs
rapports gardent le silence ».
Ainsi, si la justice semble parvenir
à remplacer peu à peu l’infrajudiciaire, puisqu’il y a procès, les maires
préfèrent néanmoins ne pas en informer l’administration, tant il est vrai
qu’il s’agit là d’un domaine particulièrement sensible pour les habitants
des communautés, toujours réticentes à ce que les conflits soient réglés
hors de celles-ci.
Les maires sont parfois rétifs à
signaler les épidémies qui frappent leurs communes. Ainsi, en l’an XI,
une grave épidémie se déclare dans la commune de Beuil
,
mais le maire n’avertit pas BLANQUI, qui est finalement mis au courant
par le juge de paix du canton. Le 25 Frimaire, le maire vient à
Puget-Théniers chercher des médicaments et informe le sous-préfet « que
la maladie paraissait n’être plus si meurtrière ; que les malades
n’étaient plus qu’au nombre de cinq ou six, parmi lesquels le curé et un
sien parent qui avaient assisté les malades étaient en danger ». Le
danger semble donc être passé. Mais le 29, BLANQUI apprend, toujours
indirectement, « que la maladie fait des progrès et devient meurtrière »,
et que deux personnes, le curé de Beuil et le chirurgien SALICIS, en sont
mortes.
En fait, il semble que ces épidémies
soient souvent dues à la non-application des règlements d’hygiène. Dans
son rapport au préfet, BLANQUI rappelle en effet qu’il a essayé de faire
appliquer ces mesures, interdisant notamment de faire son fumier dans la
rue, mais qu’il s’est aussitôt heurté à une vive résistance : « cette
mesure, au lieu d’être reçue avec reconnaissance a rencontré la plus
grande résistance non seulement de la part des habitants, mais jusque de
quelques maires, et il est tel qui l’a taxé d’infraction des usages et
coutumes locales, aussi elle est restée partout sans exécution », et il
ajoute : « On remarque que depuis la révolution il n’y a presque pas eu
d’année où quelque maladie épidémique n’ait affligé quelques communes de
mon arrondissement. La raison en est simple, avant la révolution, les
mesures de police concernant la propreté et salubrité des communes
étaient exécutées partout, au moins en été, aujourd’hui elles ne le sont
plus nulle part, ni en hiver, ni en été ».
Les maires, se sachant ainsi dans
leur tort vis-à-vis de l’administration quant à l’application de ces
règlements, préfèrent donc ensuite essayer de gérer au mieux les
épidémies qui en sont la conséquence, mais sans en informer l’autorité
supérieure. La stratégie du silence permet par conséquent de rester entre
soi et de se prémunir de l’intrusion de l’administration.
La « mauvaise volonté » ou la
« négligence » des maires est une autre attitude fréquemment dénoncée par
BLANQUI dans ses rapports et sa correspondance avec le préfet. Les maires
refusent alors d’appliquer les règlements, ou font traîner les choses en
longueur en invoquant les raisons les plus diverses. Ce refus d’appliquer
les règlements qui émanent de l’autorité supérieure concerne généralement
des domaines essentiels de la vie rurale.
C’est notamment le cas pour cette
source de conflit très importante que constitue la police des chèvres,
domaine dans lequel règne manifestement la plus grande anarchie. Ainsi,
le 26 mars 1807, BLANQUI signale au préfet que sa circulaire du 12
Pluviôse an XII concernant les chèvres n’est pas appliquée
:
« Ces animaux ne sont points tenus rassemblés, les maux sont
incalculables, ils se passent sous les yeux des maires et ces derniers
les favorisent par leur silence, ils se défendent en disant qu’ils ne
reçoivent point de dénonciation, tandis qu’ils sont témoins oculaires ».
Les règlements sur les bois et
forêts sont également mis entre parenthèses par un grand nombre de
communes. BLANQUI fait des rapports alarmants sur l’ampleur des
exploitations sauvages qui provoquent le ravinement. Dans un rapport daté
du 7 Prairial an X
,
le sous-préfet écrit ainsi que « comme il n’existe aucune surveillance
réelle pour la conservation de ces forêts, partout on les dégrade et on
les détruit malgré les ordres les plus rigoureux que j’ai pu donner pour
leur conservation ». Là encore les maires, selon ce rapport, font
semblant de ne rien voir.
Le domaine où la « négligence » des
maires est plus criante et plus systématique que partout ailleurs est
celui de la comptabilité communale. Le 15 Germinal an X, BLANQUI écrit
ainsi au préfet
:
« Je me suis aperçu que presque aucun
de ces fonctionnaires [les maires] ne suit dans les dépenses l’ordre
établi dans les états arrêtés par l’administration supérieure, mais
chacun établit des dépenses à sa volonté et en surpasse même la quotité
fixée par le préfet [...]. En surpassant les dépenses arrêtées par
l’autorité, les maires deviennent par le fait les maîtres d’établir des
dettes communales, opération que la loi réserve aux seuls législateurs.
En changeant la nature des dépenses arrêtées par l’administration
supérieure, les maires deviennent les arbitres de ces mêmes dépenses et
rendent illusoires les attributions de l’autorité supérieure. Il est vrai
que dans l’examen des comptes je rejette tous les articles qui sont ainsi
vicieux, mais les maires recourent ordinairement à l’autorité supérieure
pour les faire autoriser : l’affaire est renvoyée au conseil municipal
pour vérifier la légitimité de la dépense : celui-ci ne manque jamais de
l’admettre, n’importe pour quel motif, et en dernier résultat les
conseils municipaux se trouvent nantis des attributions réservées par la
loi aux autorités supérieures ».
L’administration eut beaucoup de mal
à empêcher les municipalités de gérer leur comptabilité comme bon leur
semblait, malgré ses efforts pour établir une stricte surveillance. Cette
« négligence » permet surtout d’empêcher l’administration de vérifier la
gestion municipale, et notamment de connaître le montant réel des revenus
communaux, que les maires déclarent très souvent inférieurs à ce qu’ils
sont. Le sous-préfet en est ainsi réduit à examiner les causati
des communes afin de découvrir les revenus communaux que les maires
« oublient » de déclarer.
Ces deux attitudes, silence et
négligence, sont donc à la fois caractéristiques de la volonté des maires
de préserver leurs communes de l’intrusion de l’administration, et de
l’impuissance de cette dernière, qui ne parvient pas à surveiller
suffisamment les communes, par manque de moyens et de légitimité.
B. Le « court-circuit »
Faire appel à une autorité
supérieure sans passer par le sous-préfet ou la voie hiérarchique
ordinaire est une tactique fréquemment utilisée par les différents
acteurs de la vie politique communale.
Ainsi, en septembre 1810, SAUVAN,
membre du Conseil municipal de Puget-Théniers, écrit au Ministre de
l’Intérieur pour se plaindre d’avoir été écarté de ses fonctions
.
Il est en effet parent de plusieurs autres membres du Conseil municipal
et maire d’une autre commune, située dans le canton d’Entrevaux. SAUVAN
se défend en faisant remarquer au Ministre qu’il n’est pas le seul dans
cette situation et accuse BLANQUI d’acharnement.
De la même manière, le curé de
Puget-Théniers écrit au préfet, le 30 août 1810, pour se plaindre de
l’attitude du sous-préfet à son égard
et au Ministre des Cultes en janvier de la même année pour réclamer un
vicaire
.
En avril 1810, c’est le Conseil
Municipal de Puget-Théniers qui adresse une pétition au préfet pour se
plaindre de l’utilisation de l’octroi
,
et en octobre de la même année, des pères de familles écrivent au recteur
pour réclamer le départ de l’instituteur communal
.
L’administration est ainsi parfois
obligée de rappeler les maires à l’ordre. Ainsi, dans une lettre du 19
Vendémiaire an XII, le préfet rappel au maire de Puget-Théniers, CAYLA,
que « les maires ne peuvent correspondre qu’avec le sous-préfet, sous la
surveillance duquel ils sont spécialement placés. Ce n’est que lorsque
les maires croient que les décisions du sous-préfet renferment des
erreurs de droit ou de principe qu’ils peuvent les soumettre directement
à l’examen du préfet »
.
Or ce n’était pas le cas, puisque le maire avait écrit au préfet afin de
demander des éclaircissements au sujet d’un « bruit public » affirmant
que BLANQUI voulait faire remplacer un des conseillers municipaux.
Toutes ces protestations sont
révélatrices des difficultés rencontrées par l’administration pour
canaliser la vie politique locale, réfréner l’habitude des acteurs locaux
à la contestation et y substituer une démarche conforme au nouveau cadre
politique et administratif. Les acteurs politiques locaux conservent en
effet leur culture politique traditionnelle, consistant à pétitionner le
plus possible à la recherche de soutiens hauts-placés susceptibles de
servir leurs intérêts. L’Etat, pour sa part, s’efforce d’instaurer un
système politico-administratif ordonné, hiérarchisé et rationnel,
c’est-à-dire finalement moderne.
C. Un exemple de cabale :
l’affaire COTTIER
Les municipalités ne parviennent
cependant pas toujours à empêcher l’autorité supérieure d’intervenir dans
leurs affaires internes. Il arrive alors que les notables adoptent une
politique offensive, qui vise à rejeter une ingérence de l'administration
et à conserver la mainmise sur tel ou tel aspect de la vie communale. On
voit alors apparaître des intrigues complexes, accompagnées de rumeurs et
dirigées contre un ou plusieurs individus. Le but d’une cabale, pour
reprendre le terme utilisé par BLANQUI, dépasse cependant, en général, le
niveau des simples conflits de personnes. Dans la mesure où l’individu
visé est quelqu’un de soutenu ou d’imposé par l’autorité supérieure, il
s’agit bien d’un acte politique, si l’on adopte la définition de la
politique donnée par Jacques JULLIARD
d’« intervention consciente et volontaire des hommes dans le domaine où
se jouent leurs destinées ».
L’affaire COTTIER fournit ainsi un
exemple significatif de ce type d’action. Les premiers signes de tensions
apparaissent en l’an XII. La commune de Puget-Théniers se trouvant alors
sans instituteur, le préfet DUBOUCHAGE écrit à BLANQUI pour lui proposer
un certain Jean-François COUPRY qui souhaite occuper ce poste
.
Les pères de famille semblent enthousiastes, se mettent d’accord sur un
traitement de 700 francs
,
et déclarent que COUPRY « peut venir quand bon lui semblera ». Le 30
Pluviôse, le nouvel instituteur s’installe.
Le lendemain, dans une lettre qu’il
écrit au préfet, BLANQUI est pourtant réservé : « Je ne puis encore vous
annoncer qu’il soit instituteur public, attendu les obstacles
considérables que je rencontre tous les jours pour obtenir ce résultat
[…] : en cédant momentanément aux circonstances, j’espère pouvoir vaincre
toutes les difficultés ; peut-être qu’en tenant ferme, je n’aurai eu ni
instituteur public, ni instituteur particulier ». Il existe donc déjà
autour de l’enseignement des tensions encore latentes mais suffisamment
importantes pour que BLANQUI soit obligé de faire des concessions face à
des « obstacles » dont, pour l’instant, on discerne mal la nature.
Le problème est de toute façon
résolu assez rapidement. Le 19 Germinal, BLANQUI écrit au préfet : COUPRY
est parti pour Nice dans le courant de la Semaine Sainte et n’a pas
reparu depuis, bien qu’il ait assuré qu’il reviendrait. Manifestement, en
l’espace de seulement un mois et demi, la situation s’est envenimée. Les
pères de famille accusent COUPRY d’enseigner mal, notamment le latin, et
d’être sujet à la boisson, « au point de se griser presque
régulièrement ». A son tour, l’instituteur reproche aux pères de famille
d’être trop exigeants et de vouloir s’occuper du mode et du contenu de
l’enseignement. Il affirme aussi qu’il ne peut pas vivre avec le
traitement de 700 francs qui lui est alloué. Il convient de noter que si
les principales raisons invoquées sont l’alcoolisme de l’un et l’avarice
des autres, COUPRY semble surtout avoir mal supporté les observations que
devaient lui faire les pères de famille sur sa façon d’enseigner,
notamment le latin. BLANQUI, pour sa part, conclut prudemment : « Je
crois qu’il y avait des raisons et des torts de part et d’autre, qu’il
est inutile de relever ».
L’affaire ressurgit, du moins dans
nos sources, en 1809
.
Le collège de Puget-Théniers est alors tenu par l’abbé Dominique COTTIER,
dont la « maison d’éducation » a été érigée en école secondaire
particulière par un décret impérial du 25 octobre 1806, avant d’être
réunie à l’école communale de Puget-Théniers le 23 avril 1807, par arrêté
de BLANQUI. Il est prévu que l’école fonctionne grâce aux rétributions
des élèves. Vers la fin de l’année scolaire 1808‑1809, COTTIER reçoit
l’ordre du recteur de l’Académie d’Aix de faire payer la rétribution due
à l’Etat par les élèves. En août, le directeur du collège décide de
donner sa démission de membre enseignant, pour ne s’occuper que de son
ministère de prêtre. Le bureau d’administration du collège, de son côté,
écrit au recteur pour demander un nouveau directeur et un professeur,
qu’il obtient peu après. Les deux nouveaux enseignants se nomment LEVAMIS
et DECORMIS.
Pendant ce temps, deux événements se
produisent qui alarment BLANQUI. D’une part, COTTIER part pour Entrevaux
et y ouvre une école particulière avec pensionnat, et se fait suivre par
une douzaine d’élève du collège de Puget-Théniers. Par ailleurs, des
« bruits sourds » commencent à circuler dans le public sur la « non-stabilité »
du collège de Puget-Théniers.
La situation semble s’être
stabilisée quand, en novembre, le nouveau directeur du collège réclame le
payement du trimestre dû à l’Etat. Cette demande fut, selon BLANQUI, « le
signal de la dissolution du collège ». En effet, le nombre d’élèves
descend à seize, contre cinquante-six l’année précédente. Les enfants des
magistrats et des personnes « les plus influentes » font partie des
déserteurs. Les professeurs, quant à eux, sont victimes de pressions :
« Un magistrat a été leur dire chez eux qu’on craignait d’être encore
friponné comme d’autres fois, en faisant allusion au sieur COUPRY qu’on
chassa à force de vexations ».
Ce qui aurait pu tout d’abord
apparaître comme un petit conflit causé par un instituteur indélicat se
révèle alors être quelque chose de beaucoup plus important. L’année
précédente, afin de diminuer le montant de la contribution qu’il fallait
payer à l’Etat, COTTIER avait en effet déclaré vingt-six élèves au lieu
de cinquante-six, et s’était ainsi formé un parti puissant parmi les
pères de famille. BLANQUI, pour sa part, fulmine : « M. COTTIER est
l’homme qu’il leur faut : ils ne veulent point de bureau d’administration
et pour cela point de collège. Le gouvernement, disent-ils, n’a point le
droit d’administrer la poche des pères de famille. Ils veulent contracter
directement avec un instituteur de leur choix sans l’intermédiaire d’un
recteur ; ils veulent qu’il soit prêtre pour seconder M. le curé dans la
paroisse. Ils veulent limiter le nombre des élèves parce que on n’aime
point que l’instruction soit générale. Ils veulent régler l’enseignement
à leur goût et non pas à celui du gouvernement ; ils n’ont que faire des
mathématiques, ils ne veulent que du latin : toute autre connaissance
leur est superflue ». De plus, il semble que COTTIER soit de connivence
avec le maire de Puget-Théniers, Jean-Baptiste RIBOTY, qui est en mauvais
termes avec BLANQUI.
Les pères de famille qui avaient
retiré leurs enfants ne voulant payer ni la rétribution due à l’Etat, ni
celle pour l’enseignement du premier trimestre commencé, le recteur
décide, en janvier 1810, de faire accepter pour comptant des
« certificats d’impossibilité » pour ce qui est dû à l’Etat. Le but de
l’opération est de calmer le mécontentement en renonçant à ce qui l’avait
provoqué, la fameuse rétribution, mais le maire refuse de signer ces
certificats. BLANQUI décide alors de les signer lui-même, mais aussitôt,
le bruit se met à courir que cette mesure n’est qu’un piège, et qu’on
ferait payer la rétribution malgré le certificat. Finalement, deux élèves
seulement rejoignent le collège.
Pendant ce temps, la situation
continue de se détériorer : les élèves du collège se font insulter dans
la rue par les élèves « déserteurs » et l’épouse du directeur est
assaillie à coup de boules de neige par un ex-élève, fils d’un magistrat,
tandis que les deux professeurs sont « abreuvés d’amertume ». Des rumeurs
courent disant que COTTIER va revenir bientôt et que « tout le peuple le
voulait ». Le maire et l’adjoint, qui ont eux-mêmes retiré leurs enfants
du collège, refusent d’intervenir, au plus grand mécontentement de
BLANQUI. L’ordre donné par le recteur de fermer l’établissement de
COTTIER à Entrevaux n’est pas exécuté. A Puget-Théniers, le sous-préfet
fait fermer des écoles « que des jeunes gens s’étaient permis d’ouvrir à
la suite du désordre, sans autorisation, sans certificat de capacité et
de moralité, et que le maire souffrait avec une grande complaisance »
; il faut dire que le fils de l’adjoint, qui est aussi le neveu du maire,
donne des cours dans une de ces écoles.
Ce sont manifestement les notables
de Puget-Théniers, des « magistrats » et des « employés du
gouvernement », qui sont à la tête de cette affaire. Selon BLANQUI, la
question de la rétribution due à l’Université impériale n’est qu’un
prétexte, choisi parce que « plus puissant pour remuer la multitude ». Et
le stratagème a réussi car « la multitude se règle toujours par
l’influence des chefs ».
L’enjeu réel du conflit, pour les
notables, semble en effet avoir été le contrôle de l’enseignement : « De
tout cela je conclus qu’il existe un concert entre M. COTTIER et quelques
individus marquants de cette ville, tendant à dissoudre le collège y
établi : à y substituer une école indépendante et de contrebande, si l’on
peut s’exprimer ainsi, avec intention de la soustraire à la surveillance
du gouvernement, de frustrer l’Université de la rétribution que la loi
lui attribue : de laisser l’enseignement à la discrétion, soit de
l’instituteur, soit des pères de famille, d’après le principe mis en
avant qu’en payant on se fait servir à sa manière ; enfin de rendre
odieuse l’autorité qui s’aviserait de faire exécuter la loi ».
BLANQUI est alors devenu extrêmement
impopulaire. Dans une lettre au préfet, le recteur dit ainsi de lui :
« Je crois entrevoir qu’il n’est pas aimé dans cette contrée et que c’est
peut-être en haine de lui et à raison de la protection qu’il a accordé
aux nouveaux professeurs que ceux-ci éprouvent autant de désagréments ».
Parallèlement à cela, un différend
opposant le Conseil Municipal de Puget-Théniers au sous-préfet procure à
ce denier de nouveaux éclaircissements sur l’affaire COTTIER. Le 17
décembre 1809, le Conseil Municipal a en effet décidé d’établir un octroi
sur les vins, afin d’augmenter les revenus communaux. Pour sa part,
BLANQUI pense qu’il s’agit surtout de faire monter le prix du vin, au
profit des propriétaires de vignobles. Le sous-préfet demande donc au
maire de réunir le conseil municipal, afin de rappeler à l’un et aux
autres le règlement impérial sur les octrois. Le conseil municipal,
invoquant la misère de la commune, refuse de renoncer à la mise en place
de cette taxe. BLANQUI remarque alors qu’un certain nombre des
conseillers municipaux ont joué un rôle important lors de l’affaire
COTTIER. En examinant de près la composition du conseil, il s’aperçoit en
outre que, par les liens de parenté, toute l’administration communale est
en fait aux mains d’une famille, qui rassemble à elle seule huit des dix
voix du conseil municipal. En effet, le maire Jean-Baptiste RIBOTY,
Joachim PRIORIS et Charles LEOTARDI sont parents ; Charles LEOTARDI est
parent de Gaétan RIBOTI ; enfin, SAUVAN, LAUTARD, Antoine BONNETY
(l’adjoint) et ROUS sont également parents, les trois derniers étant les
neveux du premier. BLANQUI pense alors avoir découvert un des principaux
meneurs de la cabale de l’année précédente :
« De plus il est notoire jusqu’aux
enfants que le sieur SAUVAN est l’âme, le conseil, et le mentor du maire
; ainsi on peut dire que ces huit voix n’en font qu’une. Enfin, par une
monstruosité inconcevable, le même sieur SAUVAN qui est le pivot de toute
l’administration de Puget-Théniers est en même temps maire de la commune
des Plans, département des Basses Alpes, qui a des intérêts à démêler
avec celle de Puget-Théniers, et par dessus tout il est émigré amnistié,
d’un caractère turbulent, vexateur, insoumis, dominateur, et très peu
porté pour les lois actuelles. »
Le rôle joué par Jean Joseph SAUVAN
semble en effet avoir été primordial. En septembre 1810, il écrit au
ministre de l’Intérieur pour se plaindre d’avoir été exclu du conseil
municipal à cause de ses liens de parenté avec les autres conseillers. Le
11 octobre, DUBOUCHAGE donne son avis au ministre quant à la personnalité
de SAUVAN
: « Employé dans les bureaux de la sous-préfecture de Puget-Théniers, il
s’éleva dans le Conseil Municipal de cette commune, qui était ouvertement
dirigé contre le sous-préfet et contre ses actes administratifs. Le sieur
SAUVAN fomentait ces divisions et parvenait à réunir toujours huit voix
qui se trouvaient en opposition aux vues de l’autorité supérieure locale,
principalement lorsqu’il s’agit de la nouvelle organisation de
l’instruction publique ». Et c’est pour cette raison que BLANQUI a décidé
de l’exclure du conseil municipal. Par ailleurs, DUBOUCHAGE l’accuse
d’exercer une mauvaise influence dans l’arrondissement de Puget-Théniers,
où « les désordres, les discussions, les discordes, l’oubli des devoirs
et des règles de hiérarchies se succèdent journellement. Toutes ses
propriétés sont situées dans la commune des Plans où il est maire, et il
ne figure au rôle de la contribution foncière de Puget-Théniers que pour
la faible cote de 11 francs, encore croit-on que la propriété d’où elle
dérive appartient à un de ses neveux qui s’est prêté à cette cotisation
pour ménager à son oncle l’entrée au Conseil Municipal ».
Jean Joseph SAUVAN a donc joué un
rôle très actif dans la vie politique de Puget-Théniers durant cette
période. Face à une nouvelle administration et à un nouveau régime, il
adopte un comportement actif visant à influencer, autant qu’il le peut,
le cours des événements. Son action, lors de l’affaire COTTIER, tend à
restituer à la communauté et surtout aux notables le contrôle de
l’enseignement, domaine que ceux-ci considèrent comme relevant de leur
autorité. Sous l’Ancien Régime, en effet, c’étaient les autorités
municipales qui choisissaient leur instituteur, l’Etat ne faisant que
confirmer leur choix
.
Cependant, SAUVAN n’est pas un simple conseiller municipal. Dans une
lettre au préfet
,
il rappelle en effet que, avant la Révolution, il a été pendant plusieurs
année premier consul de Puget-Théniers. SAUVAN est donc un personnage
caractéristique de la notabilité villageoise : il a une forte
personnalité
,
de nombreuses relations
,
enfin il parle et écrit très bien le français
.
On peut donc penser que, notable important sous l’Ancien Régime, il a été
écarté du pouvoir pendant la Révolution (il est un émigré amnistié et
« très peu porté pour les lois actuelles »), et cherche maintenant à
retrouver un rôle important dans la commune. Par ailleurs, il est
probable que le prestige dont il devait jouir en tant que notable l’a
l’aidé à constituer ou à réactiver le réseau sur lequel la cabale s’est
appuyée.
Le 28 mai 1810, BLANQUI écrit au
préfet : il a essayé en vain de faire payer les pères de famille pour le
premier trimestre. Parmi ceux qui ont refusé, tous, sauf trois, sont des
fonctionnaires publics. C’est notamment le cas de LAUTARD, procureur
impérial, membre du bureau d’administration, qui a pourtant participé à
la fixation de la rétribution des élèves lors de la séance du 24 novembre
1809. « Je ne puis comprendre, remarque BLANQUI, comment quelques jours
après il a pu retirer ses enfants si ce n’est par l’effet d’une cabale ».
Malgré la démission du maire RIBOTY,
le 22 mars 1810, et son remplacement par Auguste SAURIN, la tension ne
diminue pas. Le conseil municipal se réunit le 17 avril 1810 et décide
d’adresser une remontrance au préfet : BLANQUI voudrait que l’octroi
serve à payer les enseignants de l’école secondaire, ce que la
municipalité refuse, en avançant que « S. M. l’Empereur n’a pu mettre
l’entretien du personnel de l’école à la charge de la commune sans
consulter le conseil municipal ». Par ailleurs, le conseil municipal
accuse le bureau d’administration de l’école de n’avoir pas adopté la
proposition d’un de ses membres de convoquer une assemblée des pères de
famille au sein même du bureau. C’est BLANQUI lui-même qui a rejeté cette
proposition, avançant que « le bureau n’est point autorisé à faire une
pareille convocation ; qu’il n’est point de sa dignité de le faire
attendu qu’il avait été institué pour administrer d’après les lois et sa
conscience, et non pas par des impulsions étrangères ; qu’une assemblée
générale était une assemblée démocratique, qu’une assemblée des plus
marquants était une assemblée aristocratique, et que soit l’une soit
l’autre était contraire aux lois, inutile et sans but ». Enfin, le
conseil municipal accuse les professeurs d’incapacité et affirme que les
pères de famille ont retiré leurs enfants parce qu’ils progressaient trop
peu. C’est donc à présent toute la municipalité qui s’oppose frontalement
à l'administration.
BLANQUI évoque également le rôle joué
par le curé de Puget-Théniers. Celui-ci aurait participé à la cabale
parce que les nouveaux professeurs ne sont pas des ecclésiastiques
(rappelons que COTIER est prêtre). Il aurait convaincu les pères de
famille que l’octroi ne devait pas servir à l’école secondaire tant que
celle-ci serait tenue par des laïcs. Par ailleurs, l’auteur de la
proposition d’écrire une remontrance au préfet est le propre frère du
curé.
Le 24 juillet 1810, le conseil
municipal déclare que l’école de Puget-Théniers n’est pas communale,
« attendu qu’elle a été érigée sans que le conseil ait été consulté ».
BLANQUI écrit alors au préfet que « tout ceci est plus que de
l’anarchie », prenant ainsi conscience qu’il ne s’agit pas d’un simple
désordre dû à la négligence ou à l’incompétence des notables, mais bien
d’une stratégie construite et organisée, dotée d’une finalité précise.
Le 25 octobre 1810, le recteur écrit
au préfet pour l’informer qu’il refuse d’envoyer de nouveaux professeurs
: il vient de recevoir une pétition d’une douzaine de pères de famille,
parmi lesquels beaucoup de magistrats, et notamment le président du
tribunal civil de Puget-Théniers, demandant le départ du directeur de
l’école, LEVAMIS, pour incapacité. Les pères de famille se placent ainsi
au-dessus du jury d’instruction, seul organe à avoir le droit de se
prononcer sur la capacité des enseignants.
Entre temps, en effet, les pères de
famille se sont réunis pour proposer au recteur un candidat pour la place
de directeur. La démarche est doublement irrégulière. En effet, seul le
bureau d’administration a le droit de désigner un candidat et, de plus,
LEVAMIS est toujours en place. Dix des treize pères de famille sont « de
l’ordre judiciaire ou attaché à cet ordre ». On retrouve en effet le
procureur impérial LAUTARD, le premier juge, le greffier, son commis
assermenté, des huissiers, des gendarmes et le président du tribunal
civil RAYBAUD. Deux de ces pères de famille sont d’ailleurs des
personnalités de premier rang
.
Selon Louis CAPPATTI
,
c’est RAYBAUD qui aurait regroupé les pères de famille. BLANQUI, qui a le
sens de la formule, écrit au préfet que « le temple de la justice a été
transformé en un club d’anarchie ».
La victoire des pères de famille est
totale. Sans que l’on parvienne très bien à savoir pourquoi, ils ont
abandonné COTTIER et choisi un certain PASCALIS, originaire de
Draguignan, ex-curé de Olières, près de Saint-Maximin, défroqué pendant
la Révolution. Quand le nouvel instituteur arrive à Puget-Théniers avec
femme et enfants, il va d’abord voir ses employeurs avant de rendre
visite à BLANQUI. Les pères de famille indiquent à PASCALIS le temps et
le mode de l’enseignement, et lui assurent un traitement de 1 200 francs
pour un nombre déterminé d'enfants. De plus, sur l’invitation des pères
de famille, PASCALIS ouvre également une école particulière, sans
autorisation.
Face à tant d’obstination, le
recteur préfère faire preuve de souplesse, et accepte la nomination de
PASCALIS. BLANQUI, pour sa part, demande à être muté dans un autre
arrondissement, ce qu’il n’obtient d’ailleurs pas.
Cette affaire nous paraît riche
d’enseignements à plusieurs égards. Elle montre tout d’abord à quel point
l’enseignement est un enjeu de pouvoir central, très disputé entre les
notables et l’Etat. Comme lieu de production et de reproduction sociale
et culturelle, il est en effet capital pour les deux camps de s’en
assurer le contrôle.
Cette affaire souligne également une
certaine continuité du comportement des municipalités et des notables. Au
XVIIIème siècle, en effet, l’instituteur est totalement dépendant de la
communauté puisque c’est elle qui l’engage et le rétribue
.
Les notables attachent d’ailleurs beaucoup d’importance à l’éducation :
les communautés du Comté de Nice sont en effet alors toutes endettées,
mais le maître d’école est cependant le fonctionnaire municipal qui
reçoit le plus gros salaire. Les édiles municipaux attachent donc le plus
haut prix à l’instruction, même si celle-ci reste par ailleurs très
modeste
.
Enfin, les communautés sont très jalouses du privilège qu’elles ont de
pouvoir nommer leur maître d’écoles
.
Le désir de contrôler l’enseignement
est donc une caractéristique de ces communautés, au XVIIIème comme au
début du XIXème siècle. L’affaire que nous venons de voir englobe la
quasi-totalité des notables de la commune, y compris le curé, et dirige
ses actions dans toutes les directions. Les professeurs indésirables sont
accusés d’incompétence et le conseil municipal n’hésite pas à contester
ouvertement la légitimité des décisions impériales.
Il nous paraît enfin nécessaire de
souligner le rôle très important joué par certains « meneurs » comme
LAUTARD, RAYBAUD et surtout SAUVAN, qui forment une sorte de réseau. La
cohésion de la commune en cette circonstance est redoutable, car il
semble que personne, hormis BLANQUI, n’ait soutenu LEVAMIS et DECORMIS.
Surtout, il convient de noter que cette démarche s’est finalement soldée
par un succès pour les notables : malgré l’administration, la commune a
pu choisir son instituteur, en lui fixant ses propres conditions.
Face à ces résistances protéiformes,
l’administration se devait elle aussi de développer un certain nombre de
stratégies.
3. Les stratégies de
l’administration.
A. Le contrôle des municipalités.
Le contrôle des communes, et
notamment des maires, constitue tout d’abord un enjeu fondamental pour
l’administration napoléonienne. BLANQUI s’efforce donc de mettre en place
des maires coopératifs, malgré quelques difficultés.
Les nombreux liens de parenté entre
les membres des conseils municipaux constituent un réel obstacle au bon
fonctionnement de l’administration. Le fait n’est d’ailleurs pas
spécifique aux Alpes-Maritimes et se retrouve dans la plupart des
communes rurales à cette période. Pour le renouvellement des conseils
municipaux en l’an XI, BLANQUI transmet ainsi au préfet une liste de 105
conseillers à remplacer et indique ce qui nécessite leur remplacement
.
Pour 42 d’entre eux (soit 40 %), le motif invoqué est un lien de parenté
avec un autre conseiller, l’adjoint, ou le maire. Il s’agit le plus
souvent d’un lien de parenté par alliance, le conseiller à remplacer
étant beau-frère d’un autre membre du conseil municipal. A titre de
comparaison, les démissionnaires sont 18 (environ 17,14 %), les décédés
sont 16 (15,24 %), et les conseillers cumulant une autre fonction sont 14
(environ 13,33 %). On note ensuite un certain nombre d’individus écartés
pour leur incompétence, « octogénaire », « très avancé en âge », « dur
d’oreille », « presque aveugle », « revenu dans l’enfance », « très vieux
et presque imbécile », « faible d’esprit », ou « fort jeune et de peu
d’intelligence ».
Le sous-préfet de Puget-Théniers
s’efforce par ailleurs de faire nommer par le préfet des maires qui
soient à la fois dociles et compétents, tâche difficile et compliquée par
les très nombreuses démissions. Nous avons étudié cinq listes de noms :
la première comprend les maires nommés le 24 Thermidor an VIII par le
préfet, sur les conseils de BLANQUI.
La deuxième, faite par le sous-préfet juste avant le renouvellement de
1808, donne l’identité des maires en place, ainsi que l’avis du
sous-préfet (« à conserver », « à remplacer »)
.
La troisième correspond à l’arrêté de nomination du 18 janvier 1808
.
La quatrième indique l’avis de BLANQUI avant le renouvellement de 1813
.
Enfin la cinquième fournit les noms des maires nommés le 8 mars 1813
.
On remarque ainsi que, sur 41 maires
nommés en l’an VIII, 12 seulement sont encore à leur poste juste avant le
premier renouvellement. Pour sa part, BLANQUI conseille alors au préfet
de remplacer 21 maires, dont 8 avait été nommés en l’an VIII. Ainsi, sur
la liste datée du 18 janvier 1808, on ne retrouve que 4 maires qui sont
en place depuis le début du Consulat.
La situation s’est cependant ensuite
stabilisée. En effet, juste avant le renouvellement de 1813, on retrouve
ainsi 26 maires qui ont été nommés en 1808, dont 2 sont en place depuis
l’an VIII. Cette fois, BLANQUI ne demande le remplacement que de 8
fonctionnaires.
L’administration paraît donc être
parvenue peu à peu à mettre en place, dans la plupart des communes de
l’arrondissement, des fonctionnaires à peu près satisfaisants. Le nombre
de démissions a baissé (de 29 à 15), de même que le nombre de
remplacement demandé par BLANQUI (de 21 à 8), signe d’une certaine
stabilisation du personnel municipal.
Lorsqu’il s’avère cependant
impossible d’obtenir des maires obéissants, l’administration s’efforce
d’augmenter la pression qu’elle exerce sur les municipalités. Ainsi en
l’an IX, les communes de Saint-Étienne, Saint-Dalmas-le-Selvage,
Tournefort et Tourette-Revest étant en retard pour rendre le tableau de
leur population, le préfet autorise BLANQUI à menacer les communes
« négligentes » de leur envoyer des commissaires accompagnés d’une
escorte, à la charge des maires des communes
.
Cette méthode se révèle être
également un moyen de pression efficace en matière d’éducation. Par un
arrêté préfectoral du 25 Thermidor an IX, la surveillance des écoles
primaires et particulières est confiée aux maires, sous l’autorité du
sous-préfet. Cependant, en l’an X, le préfet annonce aux maires que les
instituteurs qui n’ont pas été nommés par lui ne recevront aucun salaire
.
Par ailleurs, cette mesure entre également dans le cadre de la politique
de propagation de la langue française : seuls les instituteurs qui
l’enseignent sont salariés.
L’administration cherche également à
restreindre l’autonomie de décision des maires. Ainsi, afin d’éviter les
abus dans le domaine de la comptabilité, ceux-ci doivent demander
l’autorisation du sous-préfet pour les dépenses imprévues et
extraordinaires ; de plus, « il sera désormais refusé aux maires la
faculté de faire reconnaître par le conseil municipal l’utilité ou la
nécessité de ces sortes de dépenses »
.
Il s’agit par ailleurs, pour
l’administration, de connaître exactement le montant des revenus
communaux. En l’an XI, le préfet décide ainsi de mettre aux enchères les
propriétés communales donnant un produit variable, comme les biens
fonciers et les moulins. Selon BLANQUI, « cette mesure était nécessaire
pour que l’autorité supérieure puisse avoir sous les yeux les revenus
réels des communes, à l’effet de les balancer avec les dépenses »
.
En l’an XII, BLANQUI préconise au
préfet d’envoyer sur place un commissaire aux frais des comptables
retardataires, afin de forcer les communes à rendre leurs comptes
.
Quelques années plus tard, en 1807, le sous-préfet suggère à nouveau
cette mesure mais, cette fois, afin de forcer les maires à entretenir les
chemins vicinaux. La volonté de surveiller et de contraindre les
municipalités est ici très nette. Dans un rapport daté du 2 juillet 1807,
BLANQUI dénonce l’état lamentable des routes de son arrondissement, dont
les maires sont selon lui responsables
.
En conséquence, le sous-préfet propose trois mesures : tout d’abord, les
communes ne doivent plus décider de la dimension des routes, ensuite,
l’entretien de celles-ci doit être confié à un préposé dans chaque
commune ; enfin, un préposé supérieur, ou inspecteur d’arrondissement,
doit être chargé de parcourir les routes et de surveiller les autres
préposés. La centralisation semble donc être la seule voie possible au
bon fonctionnement de l’administration. Les maires restent dotés de
pouvoirs assez étendus
,
mais il n’est pas question pour autant de les laisser en abuser ou en
mésuser.
Ce sont en effet bien les maires qui
sont visés par cette politique de centralisation, et qu’il s’agit de
mettre sous tutelle. Le 13 Vendémiaire an IX, BLANQUI prend ainsi un
arrêté sur les bois et forêts
; il y est spécifié que « nul habitant ne pourra faire aucune coupe dans
les bois communaux d’aucune espèce et sous quelque prétexte que ce soit,
sans avoir obtenu la permission par écrit du maire ; et les maires ne
pourront accorder les permis sans en avoir obtenu l’autorisation du
sous-préfet ». Par ailleurs, le commandant de la gendarmerie est chargé
de faire une visite tous les six mois afin de constater les délits. Dans
un rapport du 7 Prairial an X, au sujet des chèvres, BLANQUI se fait plus
explicite
: « Les maires s’ils ne sont complices, pour le moins ils sont faibles,
et les délits se commettent impunément ; il faut des surveillants plus
fermes que les maires ». C’est pour cela que « la mesure doit partir du
gouvernement. Les conseils municipaux sont ou intéressés en cause, ou
trop faibles pour résister aux sollicitations et plaintes des habitants
qui voient dans les chèvres un produit momentané, mais ne voient pas la
destruction qui menace la génération future ».
B. Apaiser les tensions
A côté de cette politique de
surveillance, BLANQUI cherche également à apaiser les affaires et les
scandales susceptibles d’éveiller les conflits latents ou d’exacerber des
tensions mal endormies. C’est ainsi qu’en 1812, à Puget-Théniers, trois
individus, un avocat, un médecin et un ex-employé des hôpitaux
militaires, se plaignent au sous-préfet d’une apostrophe que le curé,
CORPORANDY, leur a adressée sur une place publique, lors de la procession
de la fête-Dieu, en les sommant de se mettre à genoux
.
Les plaignants accusent le curé de chercher à les dénigrer dans l’opinion
de leurs concitoyens, « en les peignant comme des impies et des esprits
pervers. » Dans une lettre au préfet, BLANQUI appréhende visiblement les
suites de cette affaire : « Si de part et d'autre on avait usé d’un peu
plus de prudence, on aurait évité cette espèce de scandale [...]. Comme
cette division pourrait amener des inconvénients plus graves, je serais
d’avis qu’elle fut étouffée dans sa naissance ». Cependant, étouffer ce
genre de scandale n’est pas chose aisée, surtout si l’on tient compte de
la forte personnalité du curé CORPORANDY. Aussi BLANQUI demande-t-il au
préfet de faire appel à l’évêque afin de calmer les esprits : « Il
faudrait que l’autorité ecclésiastique engageât M. le curé à être moins
violent, car, en effet, il est dans l’habitude, toutes les fois qu’il
porte le Saint Sacrement, d’ordonner à droite à gauche d’un ton trop
impérieux de se mettre à genoux dans les rues ». Cette affaire est
également révélatrice d’un conflit d’autorité entre le sous-préfet et le
curé : « Il semble que sa police [celle du curé] renfermée dans le temple
ne doit pas s’étendre sur les places publiques, d’autant qu’il en
pourrait résulter trop d’inconvénients ». Il s’agit donc, pour
l’administration, de ne pas rompre une cohabitation difficile entre deux
autorités antagonistes, cohabitation que le moindre incident risque de
faire basculer en affrontement ouvert et ce d’autant plus que BLANQUI,
manifestement, est en mauvais termes avec le curé de Puget-Théniers, à
propos duquel il fait remarquer : « Enfin, s’il est vrai que M le curé
dénigre les plaignants en les traitants d’impies, son acte m’apparaît
contraire à la charité chrétienne en ce que ce n’est pas une véritable
marque d’impiété que de refuser de crotter ses genoux dans les rues ».
BLANQUI est néanmoins obligé de
tenir compte du poids politique des ecclésiastiques. Ici encore, on
remarque une nette volonté de compromis de la part du sous-préfet. Ainsi,
lors de l’organisation des établissements de charité de l’arrondissement,
en l’an XII, il souligne la nécessité d’admettre le curé au sein du
conseil d’administration
: « Il est utile sans doute d’admettre les curés et desservants au sein
des commissions respectives, et de leur donner voix délibérative, mais
cette mesure ne pouvait être générale sans de graves inconvénients ; elle
ne pouvait être partielle non plus sans mettre en évidence des personnes
dont l’exclusion aurait pu faire naître des sujets de mécontentement, et
donner prise aux passions. J’ai donc pensé que la mesure de nommer les
curés et desservants adjoints honoraires pouvait réunir tous les
avantages et écarter tous les inconvénients, et je l’ai adoptée. »
Le préfet DUBOUCHAGE est également
conscient des problèmes que peuvent causer les ecclésiastiques au sein de
la vie communale en général et de ces bureaux de bienfaisance en
particulier ; aussi recommande-t-il à BLANQUI « d’avoir égard à la
réputation des curés et desservants sous le rapport des lumières, de la
probité et du désintéressement, et surtout de leur manière d’être avec le
maire de leur commune »
.
Le risque est en effet grand de voir un curé se servir de ce bureau
d’administration afin de retrouver le poids politique que la Révolution
lui a ôté. Le fragile équilibre qui s’est parfois instauré entre la
communauté et l’autorité supérieure risque alors d’être fortement
compromis.
C. Tenir compte de l’opinion
publique.
L’administration s’efforce également
de tenir compte de l’opinion publique avant de prendre certaines
décisions. La réputation des individus est ainsi prise en compte
lorsqu’il s’agit de nommer un fonctionnaire. Le 16 juillet 1807, suite à
la démission de CAYLA, Jean-Baptiste RIBOTY est nommé maire de
Puget-Théniers ; BLANQUI l’a choisi et suggéré à DUBOUCHAGE après avoir
écouté la « voix publique »
.
L’enjeu, pour l’administration, est
ici de toute première importance : il s’agit de nommer des individus dont
la probité, la neutralité, les mœurs et la réputation, sont absolument
irréprochables. L’autorité supérieure perdrait sinon toute crédibilité
aux yeux de la population dont elle cherche justement à obtenir
l’adhésion. C’est la légitimité du pouvoir qui est ici aussi enjeu.
Ainsi, lors du renouvellement des conseils municipaux en l’an XI, BLANQUI
propose de renouveler les cinq membres du conseil de Roquesteron,
« attendu que tout le corps municipal se trouve en opposition d’intérêts
avec la commune par la construction de trois moulins pendant la
révolution, nonobstant l’indécision du droit de banalité »
.
Il est ici nécessaire d’éviter un conflit concernant ces moulins :
l’ensemble du village risque en effet de s’embraser et, surtout,
d’accuser l’administration de favoriser les intérêts particuliers des
membres du conseil municipal. De même, à Toudon, BLANQUI pense qu’« il
est convenant qu’il soit renouvelé cinq membres attendu que dans le
conseil il ne s’est trouvé aucun des propriétaires d’olivier, ce qui a
été cause que les intérêts de ces derniers ont été sacrifiés d’une
manière criante dans l’affaire des moulins communaux »
.
Les mœurs comptent cependant autant
que l’honnêteté, dans la mesure où elles déterminent l’opinion que la
population a du fonctionnaire, donc de l’administration, et par-là même
du gouvernement. A Auvare, le sous-préfet conseille ainsi de remplacer
l’adjoint, Nicolas MARTIN, qui « mène une vie errante et vagabonde ». Il
est en effet absent de la commune depuis huit mois et « sa conduite est
d’ailleurs immorale à cause d’une femme qu’il entretient au préjudice de
son épouse et de ses enfants ».
Il apparaît ainsi comme un
enjeu capital, pour l’administration, de donner d’elle-même une bonne
image auprès de la population. On se trouve en effet ici à ce qui nous
est apparu comme l’enjeu et l’objectif principal du pouvoir supérieur :
légitimer son autorité. Si le nouveau régime fonctionne mal et n’emporte
pas une certaine adhésion de la part de la population, il sait que son
autorité sera ressentie comme illégitime, et donc massivement rejetée.
Cet enjeu est explicité dans une
lettre de BLANQUI au préfet, le 3 Pluviôse an XI :
« Tous les jours la sous-préfecture
est obsédée par des individus qui ne cessent de réclamer la reddition des
comptes de la part des comptables des revenus communaux qui n’ont point
satisfait à l’obligation que la loi leur impose de rendre leurs comptes
aux époques déterminées. Je n’ai à leur donner aucune raison
satisfaisante. En effet, depuis mon entrée en fonction, il n’a été pris
aucune mesure pour forcer les comptables à la reddition des comptes et
tout a été laissé en quelque sorte à leur arbitraire. Je vois avec regret
que le nombre des récalcitrants augmente au lieu de diminuer, et que les
réclamations des citoyens se multiplient à n’y pouvoir résister. Dans un
pays dépourvu de lumières, lorsqu’on voit l’autorité supérieure dans
l’inaction on est pour l’ordinaire enclin à porter des jugements dont la
probité et la délicatesse s’indignent, et l’autorité la plus immédiate
est celle qui est la plus exposée à ces sortes de reproches flétrissant,
quoique non mérités. Lorsqu’après deux ou trois plaintes réitérées les
plaignants ne voient prendre aucune mesure, ils s’en vont dans la
persuasion que l’autorité à laquelle ils se sont adressés ne leur rend
point justice pour des motifs que l’honneur réprouve »
.
Ce souci de l’image du gouvernement
est également sensible lors d’une affaire, en l’an XI, qui oppose le
tribunal de première instance de Puget-Théniers à un certain Honoré CONIL,
menuisier, qui a effectué des travaux au tribunal, pour lesquels il n’a
toujours pas été payé
.
BLANQUI, après avoir remarqué que « tout cela fait du tort à des
magistrats qui doivent être entourés de l’estime publique pour remplir
dignement le ministère qui leur est confié d’administrer la justice »
demande au préfet d’intervenir en personne afin de mettre fin à cette
affaire, qui risque en effet de compromettre gravement la crédibilité du
tribunal.
Ce souci de l’opinion publique ne se
traduit cependant pas seulement dans la peur du scandale ou de
l’impopularité. Il s’agit également de récompenser les bons citoyens,
ceux qui se sont dévoués pour le bien public. Ainsi, en l’an XI,
lorsqu’une épidémie meurtrière frappe la commune de Beuil
,
le médecin RIBOTTY et le chirurgien de Toüet-de-Beuil (qui, ne pouvant
s’y rendre lui-même, n’hésite pas à envoyer son propre fils) se font
remarquer par leur dévouement à lutter contre la maladie. Dans une lettre
au préfet où il lui expose la situation, BLANQUI suggère trois mesures à
prendre d’urgence, dont « donner au médecin et chirurgien [...] qui se
dévouent pour le soin des malades attaqués de cette maladie des marques
de la satisfaction du gouvernement et de la reconnaissance publique pour
leur dévouement digne d’éloge. » L’administration poursuit ici un double
but : se rallier des notables dont elle a besoin et montrer à la
population que le bien public est son souci prioritaire.
L’administration s’est donc efforcée
de répondre aux deux impératifs majeurs de la politique intérieure
napoléonienne : assurer le maintien de l’ordre et chercher à obtenir
l’adhésion populaire. Malgré des conditions difficiles, dues en partie
aux excès du Directoire, à la pauvreté générale, ou aux liens de parenté
dans les conseils municipaux, BLANQUI s’efforce de stabiliser la vie
politique de son arrondissement, notamment par la recherche permanente de
compromis. Il n’hésite pas, cependant, à lutter contre toute velléité
d’autonomie de la part des municipalités quand il sent que cela s’avère
nécessaire. Enfin, on remarque chez lui un réel souci de l’opinion
publique : il cherche par tous les moyens à éviter le discrédit de
l’autorité supérieure et se montre particulièrement attentif aux rumeurs.
Face à une situation en constante évolution, le sous-préfet de
Puget-Théniers sait faire preuve d’une grande faculté d’adaptation, sans
pour autant perdre de vue les buts fixés par le gouvernement.
Que retenir, en définitive, des
relations entre les communes et l’administration dans l’arrondissement de
Puget-Théniers sous le Consulat et l’Empire ? Deux points nous paraissent
importants.
La force du sentiment communautaire
et l’aptitude des notables locaux à développer des stratégies et des
pratiques discursives visant à repousser les ingérences de
l’administration, nous semble d’abord devoir être soulignées. Loin
d’adopter une attitude passive ou attentiste, les maires et les autres
acteurs de la vie politiques locales, comme les curés, savent lutter avec
les moyens dont ils disposent contre leur mise sous tutelle, parfois avec
succès.
L’action de l’administration dans
l’arrondissement se solde ainsi globalement par un échec, malgré la
volonté de compromis de BLANQUI. Le pouvoir central n’est manifestement
parvenu à se concilier ni les notables locaux, ni la population, dont les
intérêts sont trop souvent contraire à ceux du gouvernement impérial.
L’enseignement, la fiscalité communale et les différents règlements sur
les chèvres et les bois ont constitué trop de pommes de discorde pour que
les communes adhèrent à un Etat qui offrait peu en échange.
L’administration napoléonienne, par la voix de BLANQUI, s’est montrée
trop exigeante, trop rigide face aux communes et aux notables qui, se
sentant agressées, ont adopté des attitudes de refus, voire de rejet, et
sont retournées vraisemblablement sans regrets au royaume de
Piémont-Sardaigne, en 1814.
Orientations bibliographiques
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SERMAN W., et collaborateurs Les maires en France du Consulat à nos
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Famille et village en Haute-Provence aux XVIIe et XVIIIe siècles,
Paris, PUF, 1983.
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ANNEXES