MARTIN Raewyn
- Les
commanditaires de peintures religieuses dans les vallées de la Tinée et
de la Vésubie aux XVIIème et XVIIIème siècles
Après le Concile de Trente et pour
concurrencer la montée du protestantisme, fut inventé un nouveau courant
artistique destiné à servir la Contre-Réforme ainsi qu’à toucher et
éblouir les fidèles afin d’exalter leur foi. C’est ce que l’on désigne
sous le terme d’Art Baroque. Dans le comté niçois, tandis que les
artistes, souvent itinérants, se font les messagers de cette nouvelle
forme d’art, en la diffusant peu à peu, on observe que de leur côté les
villageois de l’arrière-pays, conservent toujours une place importante,
voire primordiale dans leur vie, à la religiosité et à la foi,
revivifiées par le Concile et sans être touchées ni par les idées
luthériennes, ni par le recul de la piété qui s’annonçait partout en
Europe au XVIIIème siècle.
A cette époque, la menace des guerres et des
épidémies est toujours d’actualité. Le niveau de vie de la population n’a
guère évolué depuis le Bas Moyen-Age. De plus en plus on voit surgir
autour des villages, lorsque l’on suit l’un des nombreux sentiers qui les
relie les uns aux autres, ainsi qu’en leur sein, des petites chapelles ou
des églises portant le nom de saints chargés de protéger la commune des
agresseurs étrangers et des ravages des épidémies qui régulièrement
viennent frapper sa population.
De l’Eglise paroissiale
à la petite chapelle rurale, chacune renferme en son sein des trésors
d’art religieux, et représente à elle seule une part du patrimoine
artistique et culturel du comté niçois.
Devant la quantité de
données existantes, le sujet de notre recherche fut limité à traiter des
commanditaires isolés et exclu donc volontairement les groupes sociaux
tels que les communes ou les confréries. La zone géographique fut quant à
elle centrée uniquement sur les vallées de la Vésubie et de la Tinée.
Depuis toujours des relations existaient entre les habitants des deux
vallées qui communiquaient par le Val-de-Blore. Le cadre social de ces
populations était en grande partie identique, la foi aussi intense et les
artistes souvent les mêmes. Il a donc semblé logique de les réunir dans
une même étude.
On est alors amené à s’interroger : quels
étaient justement ces sujets privilégiés par les commanditaires, qui
étaient donc ces hommes qui, par piété ou pour une quelconque autre
raison, ont commandé puis donné à leur église ou à leur chapelle ces
œuvres d’art ? Quel était leur statut social, quelle était leur intention
véritable ? C’est ce que nous essaierons d’expliquer dans cette
recherche.
On assiste à un
déplacement des recherches qui délaissent, mais pas complètement
toutefois, ce qui a été appelé « l’Art des élites », la pièce unique,
pour s’intéresser aux séries anonymes. Mais dans le cadre d’une Histoire
des mentalités, l’iconographie populaire (image, mobilier sacré et
profane, ex-voto…) est là pour apporter aux historiens des sources en
grand nombre. Le support iconographique transporte avec lui des symboles,
des messages, des signes que l’on peut étudier.
A l’époque moderne, il
n’y avait dans le Comté niçois ni grand seigneur, ni une riche abbaye
comme en Provence par exemple, qui auraient pu avoir une fonction de
commanditaire pour la création artistique. Le Clergé avait peu de
ressources. Il n’existait pas de grande cité commerciale pouvant se
permettre de jouer le rôle de mécène. Le développement artistique vint
alors de l’initiative des collectivités locales, des communautés
villageoises et des associations pieuses. Les unes et les autres prirent
le parti de faire consacrer une partie de leurs faibles revenus à la
commande et à l’exécution de tableaux et d’objets pieux afin d’enrichir
les lieux de culte de leur village. On pourrait qualifier le mobilier
sacré de ces lieux de culte (tableau, retable, statue) de support à la
« religiosité collective » des villageois
.
Depuis l’époque médiévale, les habitants de chaque
communauté avaient choisi de faire appel à la puissance protectrice de
nombreux saints, chacun spécialisé dans la défense d’un ou plusieurs maux
spécifiques, dans le but d’éloigner toutes sortes de dangers, les
épidémies, les intempéries, les maladies, etc…. Pour remercier
leurs protecteurs, les villageois utilisaient leurs maigres ressources
afin d’ériger en leur honneur des monuments, chapelles, tableaux, statues
ou ex-voto. Les chapelles et églises ainsi édifiées devinrent des sortes
de remparts, à l’entrée des villages et sur les routes alentours, aux
catastrophes de toutes sortes qui pourraient s’abattre sur les habitants
des communes.
Les œuvres réalisées par les peintres pour les
notables et communautés restent dans l’ensemble fidèles aux modèles de la
tradition picturale. Au début du XVIIème siècle, les artistes sont encore
très influencés par l’héritage des peintres primitifs niçois de la
Renaissance, et notamment de l’atelier des BREA. Mais très rapidement,
ces artistes vont être emportés par la vague de l’Art Baroque, qui
renouvelle l’esthétique picturale par ses expressions théâtrales, son
mouvement et ses perspectives qui portent le regard du spectateur vers
Dieu. La plupart de ces peintres étaient des itinérants et nombre d’entre
eux avaient des contacts avec l’Italie. Certains y ont même été formés.
C’est le cas pour Bernardin BAUDOIN.
Cependant, on retrouve l’influence de grands
maîtres italiens dans ses toiles. BAUDOIN s’est inspiré pour son tableau
de Belvédère « La Crucifixion »
d’une œuvre de Guido RENI
du même nom. Comme autre peintre niçois renommé, nous citerons notamment
Jacques BOTTERO qui, dans des œuvres comme la « Pieta » de
Roquebillière
ou « La mort de Saint Joseph » à Saint-Etienne de Tinée
,
s’inspire fortement du travail du CORREGE et de l’Ecole de Bologne, dont
le principal peintre fut Annibal CARRACHE
.
Rajoutons qu’un sujet étonnant prend une place
importante dans notre corpus iconographique
.
Il s’agit de celui de l’archange Raphaël et de Tobie l’enfant. Raphaël
est invoqué par les voyageurs, ce qui pourrait expliquer sa présence dans
une église isolée comme l’est celle de Mollières. Il est aussi le
protecteur des adolescents qui quittent la maison paternelle. Quant à
Tobie, il préfigure le Christ. Il est le symbole de la Lumière apportée
au peuple aveugle à travers l’image de son père le vieux Tobie qui avait
perdu la vue. Mais la popularité de ces deux personnages est peut-être
due également au développement dès le XVIème siècle et avec la
Contre-Réforme, du culte de l’ange gardien.
Notons maintenant l’absence dans nos sujets de
saints dont les dévotions restent pourtant importantes dans le pays
niçois comme saint Prosper, sainte Agathe, saint Dalmas, saint Honorat,
saint patron de Grasse. Et enfin sainte Marguerite, pourtant très
populaire dans notre région, qui n’est figurée qu’une fois dans le
retable du Purgatoire de Belvédère
dans lequel, précisons-le, elle a été choisie car elle est la patronne
éponyme de l’épouse du commanditaire et non pour son rôle de protectrice
pour les accouchements.
Tandis que les commanditaires affichaient leur
nom, leur portrait, leurs armoiries sur le tableau afin d’être reconnus
de tous, les artistes, dans une sorte d’humilité religieuse, préféraient
rester dans l’anonymat. Il est également possible de penser que les
notables aient refusé pour certains de voir leur nom inscrit à côté de
celui de « l’artisan » qui avait travaillé pour eux, et qu’ils voulaient
être les seuls présents sur la toile aux côtés des saints et de Dieu.
Il nous est donc apparut que l’élément actif dans
une commande d’œuvre d’art est l’acheteur-donateur. Quant à l’artiste qui
répond à la demande, il n’est qu’un élément passif et silencieux
,
la plupart du temps anonyme.
Loin du trouble causé par les guerres de religion
du XVIIème siècle, et du recul de la piété annoncé partout en Europe au
XVIIIème siècle, on s’aperçoit que dans le pays niçois, l’église occupe
toujours une place prépondérante dans les esprits, et que les populations
continuent de témoigner un enthousiasme et une générosité sans borne à
son égard. Les dons pour des messes persistent encore en très grand
nombre. Il est inconcevable à cette époque pour un notable de ne pas
prévoir dans son testament une clause précisant le nombre d’offices
religieux qu’il souhaite voir célébrer le jour de sa mort ainsi que
durant les années suivant son décès, parfois même le jour de la fête de
son saint patronyme comme on peut le voir dans les nombreux testament de
commanditaires retrouvés aux archives départementales
.
Signalons par exemple Jean ARMANDI, notaire ducal à Saint-Etienne de
Tinée, qui légua par testament du 22 octobre 1670, Pierre PUONS de Saint-
Sauveur sur Tinée, qui teste le 23 juin 1644
.
Charles-Antoine GRAGLIA de La Bolline, quant à lui lègue par testament du
2 juillet 1743…
2. La fonction
représentative de l’art de commande
Dans une moindre mesure, on retrouve le même
schéma chez nos commanditaires.
C’est toujours le problème de la notoriété dans le
village qui est en cause. Lorsque l’un des membres d’une famille fait un
don afin de montrer à toute la paroisse sa religiosité et sa fortune, ses
frères, cousins, et descendants, ne peuvent que continuer son œuvre afin
que le prestige qui entoure leur nom se prolonge au delà de la mort du
premier donateur, tant que la famille durera et même si possible après
l’extinction du nom. Tout comme le firent les MEDICIS au XVIème siècle,
les familles de l’arrière-pays niçois ont très vite compris quel services
importants pouvait leur apporter une ou plusieurs œuvres d’art et la
fondation de chapelles et d’établissements pieux. Ces biens matériels
apportent à un nom ce que ne peut pas transmettre la tradition orale. Le
souvenir durable et quasiment inaltérable (à moins d’une destruction de
l’église) d’une famille, d’un clan, d’un nom, d’une personne qui marqua
son village par son rôle dans les institutions communales, par sa
richesse, ses bienfaits envers les habitants. Finalement, le chancelier
ROLIN et Claude GUIGONIS ont quelque chose en commun. Chacun selon son
statut, avait compris qu’elle influence un portrait dans un retable
d’église pouvait avoir sur les fidèles de sa ville ou de son village. Ils
étaient tous deux animés par la volonté de paraître et de laisser une
trace.
Toutefois, dans l’éventualité ou cela ne se
passerait pas comme prévu, les villageois préfèrent tout de même prendre
des précautions et faire une sorte de contrat avec l’église et avec Dieu.
C’est à ce moment là que les legs pieux interviennent.
Le tableau a donc une double fonction mais il
aboutit finalement à un seul résultat souhaité par le commanditaire :
être immortel. Sa mémoire est gravée dans la toile qu’il a donné, son nom
passera à la postérité et sera conservé pour les siècles à venir. Et
grâce à sa générosité, il obtiendra pour son âme la place qu’il désire
auprès des saints dans les cieux, où elle demeurera à tout jamais.
3. Circonstances et
contexte de la donation
A. A quelle occasion
se déroulait une donation ?
Les circonstances dans lesquelles se déroulent une
donation peuvent être multiples.
L’œuvre d’art peut être donnée seule, pour décorer
une chapelle déjà existante. C’est le cas à Clans, comme nous l’avons
cité précédemment dans le cadre de la donation de Jean-Baptiste ISOARDI.
Mais le tableau peut aussi précéder la fondation
d’une chapelle. Par exemple, par acte notarié passé à Nice le 10 décembre
1662, Giacobus BLANCHI fonde les chapellenies de l’Ange Gardien et de
l’Annonciation à Saint-Sauveur sur Tinée, mais le tableau qu’il leur
attribue est daté de 1658 et donc antérieur à la construction des
chapelles.
L’exemple que l’on trouve à La Roche est celui
d’une donation qui a accompagné la fondation d’une chapelle. En effet,
par acte notarié du 8 février 1686, Barthélemy CIAIS fonde la chapelle
Philippe Néri et la dote d’un tableau de style espagnol richement décoré.
Le tableau représente le saint fondateur de l’ordre des Oratoriens, qui
reçoit l’enfant Jésus des mains de la Vierge. En 1709
,
à l’occasion de la stabilisation d’un bénéfice, il rappellera que cette
chapelle a été érigée et décorée à ses frais.
Enfin, l’œuvre d’art peut simplement accompagné un
legs : pour l’entretien d’un autel déjà existant comme Pierre ACHIARDY de
l’ALP à Saint-Michel du Gast, qui orne l’autel des Ames du Purgatoire
d’un tableau du peintre Giovanni GASTALDI, daté de 1667.
B. Dans quelles circonstances ?
Tout comme le contexte, les circonstances de la
donation sont multiples. Le plus couramment, c’est à l’occasion d’un
testament que se fait le legs, qui, comme nous l’avons rappelé
précédemment, était un laisser-passer vers l’au-delà. Mais il arrivait
que la générosité s’exprime à l’occasion d’un événement important dans la
vie du donateur.
Lors par exemple d’une inféodation comme c’est le
cas pour Michel-Antoine CEPPI
,
capitaine turinois, qui fut en 1724
,
inféodé du lieu de Bairols par le comte Victor-Amédée II. Quant à Jules
ACHIARDY, c’est lors de sa conversion à l’ordre des Trinitaires qu’il
réalisa sa donation pour la décoration de la chapelle du couvent de
Saint-Etienne de Tinée en 1680.
Qui étaient donc ces généreux donateurs ?
Pour le reste des professions, on retrouve deux
médecins, Jean RIBOTTI que nous avons déjà cité, et Honoré GERMOND
de Saint-Etienne, ainsi que deux capitaines. A cette époque, c’étaient
les seules autres fonctions qui auraient permis à un homme pieu d’avoir
les moyens de faire une donation.
Pour ce qui est des deux comtes, il s’agit d’une
charge offerte au capitaine CEPPI pour ses services rendus au duché de
Savoie, et achetée par le médecin Jean RIBOTTI. Ce dernier était issu
d’une riche famille originaire de Pierlas. Docteur en médecine et en
philosophie, professeur d’anatomie à l’hôpital de Milan, il acquit à la
fin de l’année 1699 du Patrimonial du duc Victor-Amédée II les fiefs de
Valdeblore, Isola, Venanson, Utelle, Levens, Breil, Saorge, Lantosque,
Saint-Etienne de Tinée, Pigna, La Bolline et Contes pour un montant de
159 580 £, avec autorisation de déclarer command
.
Le médecin RIBOTTI meurt à Turin après avoir, par testament du 14 juillet
1720, légué le comté de Valdeblore à son neveu Jean-André, fils de son
frère Louis. Si l’on se réfère à la date qui figure sur le retable de
Mollières
et qui fait partie de notre corpus iconographique, on s’aperçoit
que la date correspond à la mort de Louis RIBOTTI et non à celle de Jean.
Dans ce cas comment expliquer que son saint patron figure dans le
tableau ? Nous penchons pour la théorie selon laquelle Louis aurait
commandé ou fait commander par son héritier Jean-André un tableau pour le
maître-autel de l’église de Mollières en l’honneur de son frère. Sans
doute le remercier d’avoir confié le titre comtal à son fils
-----
CANESTRIER P. « Les chapelles rurales et les saints populaires du
comté de Nice », in Nice Historique, Janvier-Mars 1946.
FROESCHLE-CHOPARD M-H. Espace sacré en Provence, ed. Cerf,
Paris, 1994.
ASTRO C. & THEVENON L. La peinture au XVIIème siècle dans les
Alpes-Maritimes, coll. Patrimoines, ed. SERRE, Nice, 1985.
Introduction de Henri COSTAMAGNA.