Li Pras
hameau du vallon de Mollières
DESRAYAUD
Jean-Luc
Les vallées du
Haut-Pays Niçois, massif montagneux longtemps resté enclavé par son relief
tourmenté et par son passé historique, renferment encore bien des mystères
remontant à la nuit des temps. La Tinée est peut être de toutes ces
vallées la plus secrète et la plus attirante. Perdu au cœur des hautes
montagnes du Mercantour et accessible seulement trois mois de l’année,
pendant la belle saison, le hameau de Mollières s’ouvre sur la rive gauche
de la Tinée, à Pont-de-Paule, 5 km en amont de Saint-Sauveur. Il faut
prêter attention pour s’apercevoir en passant sur la route départementale,
que débouche ici une véritable vallée, tant celle-ci est encaissée, et ses
versants abrupts. Pourtant, il s’agit du principal affluent de la Tinée,
drainant les eaux d’un basin hydrographique très vaste, depuis les
montagnes importantes et massives du mont Saint-Sauveur et du mont Giraud,
les sommets d’Isola 2000, la crête frontière avec l’Italie, jusqu’aux
confins de la Vésubie et les montagnes bordant au nord le Valdeblore. Cet
imposant bassin hydrographique confère au vallon de Mollières un caractère
véritablement alpestre, et c’est ce que l’on remarque d’abord : la
puissance de ses eaux, des blocs qui forment la rivière, l’encaissement
profond de la vallée.
Dans cet endroit
rude et sauvage, aux conditions climatiques sévères, des hommes et des
femmes ont vécu, arrachant aux pentes de quoi assurer leur survie. Le
hameau de Mollières, dont le débouché le plus proche est Saint-Sauveur,
restait à une journée de marche de ce dernier. Isolés pendant six mois de
l’année, les Mollierencs vivaient pratiquement en autarcie. Enclavé
au milieu du Mercantour, Mollières fut italien jusqu’en juin 1947, quand
le traité de Paris le rattacha à la France. Jadis, faisant partie de la
commune piémontaise de Valdieri, mais se trouvant derrière la ligne de
crêtes, sur le versant français, le courrier transitait par la France, et
les adresses étaient libellées comme suit :
« M. GIUGE, hameau de Mollières,
commune de Valdieri, province de Cunéo, Italia, par Saint-Sauveur sur
Tinée, France ».
Un service des Postes
franco-italien ou italo-français. Etonnant ! Une Europe avant la lettre !
Mais c’est dire aussi l’isolement de ce hameau perdu au milieu des
montagnes.
Si Mollières
lui-même n’est plus à découvrir, puisqu’une piste y mène maintenant depuis
la Haute-Vésubie, par le col de Salèses, et que les descendants des
Molliérois s’y rendent l’été (une grande partie du hameau incendié par les
Allemands alors en retraite en septembre 1944, a été rénové), le vallon
dans sa partie inférieure garde encore tout son mystère. Pourtant, les
traces de l’activité humaine y sont permanentes tout au long de son
parcours. D’abord, en partant du bas, au lieu-dit Pierre-Blanche, puis à
Foulques, et surtout dans le bas du vallon de Velaïl, qui se jette
dans celui de Mollières, où subsistent les ruines d’un petit hameau au
lieu-dit Li Pras. L’endroit est remarquable.
Lundi 6
octobre 1997, alors que l’automne s’annonce enfin, avec l’arrivée de la
pluie, nous nous y sommes rendus, mon ami Eric GILI, professeur d’histoire
au collège de Roquebillière, et moi-même. Face au hameau du Pra,
dans les escarpements rocheux dominant le chemin de Mollières, au lieu-dit
La Liume, se trouve un abri pour ruches, ou apiès,
remarquablement conservé. Il est constitué de sept ou huit gradins, faits
de petites dalles de granite bien plates, sur lesquelles reposaient les
ruches. L’ensemble est enfermé latéralement (et c’est ce qui donne son
caractère assez exceptionnel à cette construction) entre deux crêtes
rocheuses naturelles, le haut et le bas étant fermés par des murs de
pierres sèches. L’entrée se faisait par l’aval, et il y avait une porte
dont on peut encore observer le linteau intact. C’est dire que les ruches
étaient précieusement mises à l’abri d’un éventuel pillage. Humain .
Animal ? Sûrement les deux. On dit qu’au siècle dernier vivaient encore
dans le vallon de Vélaïl les derniers ours de notre région. Vrai ou
faux ? Difficile à dire, mais les gens du pays me l’ont affirmé. De quelle
source le tiennent-ils ? Ce sont les mystères de la tradition orale. Quoi
qu’il en soit, la tradition apicole ici ne laisse aucun doute, et en face
de cet apiès, de l’autre côté de la rivière, sur un promontoire
jouxtant les ruines du Pra, on peut voir quelques ruches se
dresser. Elles sont creusées dans des écorces de pin cembro, seul bois à
ne pas être attaqué par les parasites, ce qui protège l’essaim. Une simple
lause en recouvre encore plusieurs. Certaines sont encore habitées par les
abeilles, et dans un grange, la seule encore en état, se trouve du
matériel apicole. Un berger, M. Ange RICHIER, foudroyé en haut du
Vélaïl en 1988, en était sans doute le propriétaire, ultime descendant
des bergers des abeilles qui ont peuplé le vallon. Je doit rencontre la
mère de ce dernier, demeurant à Saint-Sauveur, et qui fut l’utile personne
à habiter le vallon.
Mardi 21
octobre, je me rends à Saint-Sauveur, où Mme RICHIER me reçoit dans son
petit appartement de la place de l’Eglise. Cette rencontre est de celle
que l’on n’oublie pas, et qui restent gravées dans la mémoire. Mme
RICHIER, aujourd’hui âgée de 80 ans, a demeurée seule dans le vallon, au
lieu-dit Foulques, en aval de Li Pras, jusqu’en 1993.
L’hiver, il n’était pas rare que les gardes du Parc National du Mercantour
lui montaient du ravitaillement à skis, quand la neige l’empêchait de
descendre à Pont-de-Paule. L’enneigement persiste longtemps dans ce vallon
à l’Ubac, qui ne voit plus le soleil de la mi-novembre à la fin janvier.
Le thermomètre ne doit sans doute, pendant cette période, n’afficher que
des températures négatives.
Madame
Marceline RICHIER née MARIO naquit au hameau du Pras en 1917. Là
vivaient une vingtaine de familles, principalement des GIUGE et des MARIO.
GIUGE est un nom de famille très répandu, aussi bien dans la Tinée, le
Valdeblore que dans la Haute-Vésubie, et MARIO est un nom que l’on
retrouve principalement dans le Valdeblore, à La Bolline. Li Pras
était donc relativement important et habité toute l’année. Dans les
ruines, on peut observer les restes d’un bâtiment bien plus grand que les
autres, qui devait comporter deux ou trois niveaux. Madame RICHIER me dit
que dans cette maison se trouvait l’école et le four. L’instituteur
s’appelait Célestin GIUGE à l’époque où elle était écolière, ainsi que 15
autres enfants du village. Le hameau subvenait à tous ses besoins propres,
et il n’y avait guère que pour le sel et le sucre et un peu de café peut
être que ses habitants devaient descendre de temps en temps à
Saint-Sauveur. Encore que le café n’était pris jadis dans nos contrées que
comme un médicament quand on n’était pas bien ; c’était un produit de
luxe. Pour tout le reste, el travail de la terre fournissait ce dont les
gens avaient besoin. L’apiès et le moulin de La Liume en
sont les témoins encore existants, ainsi que les terrasses faites en
banquets de pierres, qui bordent le chemin et qui sont encore dans un état
parfait. Je me rends compte au cours de la conversation avec Mme RICHIER
que le terme apiès désigne aussi bien l’abri pour les ruches que le
rucher lui-même ; l’apiès est donc aussi dans l’ancienne
terminologie du pays l’endroit où se trouvent des ruches. L’apiès
de La Liume fut construit par le père de Mme RICHIER, Bartolomé
MARIO, et sa construction ne serait dons pas très ancienne, sûrement du
début du siècle. Madame RICHIER me confirme l’histoire de l’ours du
Vélaïl. L’apiès aurait été érigé pour protéger les ruches de ce
pillard de miel. Les habitants du Pra auraient traqué et tué
l’animal qui avait sa tanière dans le vallon attenant, celui de Tigelle,
vers 1920.
Quant
au moulin, situé dans le bas du pré, au bord de la rivière, il était
actionné par la force de l’eau. La meule en est encore en parfait état.
Elle est en granite, et a sûrement été extraite et travaillée à partir
d’un des blocs du vallon, en tous points comparables. La partie supérieure
du mécanisme existe encore. Le moulin servait à toute la communauté et le
père de Madame RICHIER en était le responsable.
Les ruches
du hameau du Pra sont les restes d’un apiès plus conséquent
existant jadis ici. Il fournissait du miel il n’y a pas si longtemps
encore. Selon Madame RICHIER, il y avait un apiès important à cet
endroit et deux autres au-dessus, dans la montagne. Au total, sans doute
plusieurs centaines de ruches, puisque son père extrayait en moyenne deux
tonnes de miel par an, qu’il descendait à Pont-de-Paul, et vendait à un
marchand. Les méthodes apicoles ainsi que celles d’extraction sont
toujours demeurées celles de l’Antiquité la plus lointaine et les bergers
apiculteurs de l’endroit n’ont jamais connu les ruches modernes
divisibles, à casiers.
Elles étaient de simples
boites rectangulaires posées debout, faites dans des planches de pins
cembros que les paysans allaient couper dans le haut du vélaïl et
faisaient descendre petit à petit le long de la montagne, en empruntant
les goulets naturels le long des pentes. Une grosse pierre plate faisait
office de toit de la ruche. A l’intérieur de celle-ci, pas de rayonnages,
comme dans la ruche moderne. Les abeilles reproduisaient le gâteau de miel
tel qu’il existe dans la nature. L’extraction aussi se faisait encore
récemment de façon très ancienne : on tuait les abeille au moyen d’une
mèche soufrée introduite par l’entrée, dans le bas de la ruche, pour en
sortir ensuite le gâteau de miel et de cire que l’on pressait au-dessus de
bacs en appuyant avec un bâton. On choisissait ainsi de tuer les ruches
les plus faibles et l’on préservait les plus fortes en vue de leur
reproduction, l’essaimage. Les essaims récupérés au printemps servaient à
la transformation de ruches nouvelles et l’on peuplait ainsi les boites
que l’on avait vidées de leur miel, nettoyées et aussi mises à bouillir
pour les désinfecter.
Je
quittais Madame RICHIER en cette fin d’après-midi du mardi 21 octobre,
sachant que je devais remonter là-haut, au hameau même cette fois.
Mercredi 29 octobre, je repars pour le vallon qui est balayé par un vent
violent, la Lombarde, venue de l’autre côté, du Piémont, et qui nous a
amené hier les premières neiges sur les sommets. Après m’être arrêté à
Foulques, à la grande où Madame RICHIER vivait, je reprends le chemin.
Avant le vallon du Velaïl, la montée vers Li Pras, on passe
devant quelques habitations. Sur l’une d’elles, une date : 1827. Arrivé au
hameau en ruines, je peux me rendre compte qu’il s’agissait bien d’un lieu
habité toute l’année. Le bas est constitué de trois bâtisses d’importance,
dont une sur trois niveaux : sûrement l’école. Dans chacune de ces
bâtisses devaient vivre plusieurs familles. Adossé contre l’une de ces
ruines, se trouve un four à pain, encore intact. Dans une autre, et à
l’intérieur cette fois, on peut voir un autre four, qui est la réplique
exacte du précédent, mais il n’en reste que la bouche. La structure étant
malheureusement effondrée. A l’extérieur de la maison, sur une pierre,
figure une date : 1826. Il y a aussi des caves voûtées de toute beauté,
encore parfaitement conservées. Le haut du hameau est constitué de cinq
constructions plus petites. Deux d’entres-elles sont datées de 1849 et
1851.
Sur le rocher dominant la
rivière, à côté du village, les dernières ruches du Vélaïl montent
la garde, sentinelles du passé. J’en dénombre une quinzaine, couvertes de
lauses de granite. Sur une de ces pierres plates, est gravée une croix,
comme une prière pour que la récolte de miel soit abondante.
Mollières
et son vallon furent, malgré les conditions rudes et difficiles, malgré
leur enclavement, une endroit prospère, grâce au travail acharné des
montagnards sui l’ont habité, et dont Madame Marceline RICHIER est le
dernier témoin de ce passé encore proche de nous.
Mollières fut incendié et
détruit par les Allemand le 7 septembre 1944, le reste du vallon en
descendant également : les maisons de l’Educh, le 10 novembre, et
le 25 novembre de la même année c’est au tour de Li Pras. Madame
RICHIER et sa famille en étaient alors les derniers habitants, car le
hameau du Pras avait déjà été déserté avant la guerre. Les
habitants de Mollières avaient eu à souffrir aussi, au moment de la
déclaration de guerre de 1940, de leur déportation par l’armée italienne
sur Valdieri, en passant par la haute montagne, via le Col de
Fremamorte (2.615 m) dans plusieurs mètres de neige. L’occupation
italienne leur avait aussi interdit le contact naturel avec Saint-Sauveur.
Après
la guerre, le vallon de Mollières se dépeupla définitivement. Madame
Marceline RICHIER en fut la dernière à s’y maintenir, pendant encore
longtemps, pratiquement jusqu’à nos jours, en 1993. Quelques-uns de ses
descendants reviennent à Mollières l’été, par la piste. Mais c’est dans la
partie la plus sauvage et la moins habitée de cette vallée, ai Pras,
que sa dernière habitante y vécut.