La Fée, la Grotte et le Tisserand
Etude ethnologique autour de la
Monographie Communale d'Utelle (vers 1910)
ISNART Cyril
Les
documents à caractère monographique établis au tournant du siècle, par des
érudits locaux font preuve d'un certain engagement affectif de la part de
l'auteur. Dès lors, surgissent les partis pris historiques, politiques ou
idéologiques, qui font porter des soupçons quant à la valeur des
informations transmises. Toutefois il faut bien noter que pour les
ethnologues et les historiens, ces monographies sont des voies d'accès
privilégiées à un passé qu'ils tentent de comprendre.
Un de ces
documents nous offre cette ambivalence de manière flagrante. Il s'agit de
la Monographie Communale d'Utelle,
écrite par Casimir Fournier, instituteur à Utelle (Alpes-Maritimes) entre
1901 et 1910. Il a pendant cette période réalisé de nombreuses opérations
pédagogiques originales (cours pour adultes, projections lumineuses,
laïcisation de l'enseignement), qui lui valent d'être toujours présent
dans la mémoire utelloise. Son implication politique, son sentiment
patriotique transparaissent à quelques reprises et on reconnaît là la
figure de l'instituteur de la IIIème République. Pourtant le texte
contient des informations de type historique et statistique qui ne sont
pas dénuées d'intérêt. Il contient aussi, fait surprenant des données
ethnographiques (chansons, contes, légendes, coutumes). Fait surprenant
puisque tout suppose, en ce début de siècle, que les instituteurs
participent à la destruction des anciennes valeurs, en mettant celles de
la République en avant.
C'est en privilégiant les sources orales que Fournier décrit les aspects
ethnologiques d'Utelle. On doit signaler à ce sujet l'importance de cette
partie de l'ouvrage, qui a le mérite de suppléer une mémoire collective
qui n'a pu entièrement parvenir jusqu'à nous.
Les données qui nous
intéressent de près font justement partie de ce patrimoine qui aurait pu
disparaître, vu l'effondrement de la culture orale depuis l'apparition de
média comme la radio ou la télévision. Fournier consacre trois pages de sa
monographie (qui en compte deux cent trente six) aux histoires et légendes
qui courraient à l'époque au sujet des fées.
Ces êtres imaginaires se caractérisent en particulier par la fabrication
et l'utilisation de tissus qui semblent jouer un rôle important dans leurs
relations aux humains. Or le textile possède une dimension sexuelle, qui
se manifeste dès l'Antiquité. Cette dimension nous permet de penser que
les fées d'Utelle font partie d'un imaginaire qui inscrit dans l'ordre de
la communauté une empreinte aux conséquences plus marquantes qu'il n'y
paraît. Nous n'utilisons donc que les parties du texte concernant à la
fois les fées, les êtres humains et le textile.
L'analyse
ethnologique de telles données demande que soient levées quelques
ambiguïtés. Premièrement, comment expliquer un récit oral qui semble très
localisé et ne concerner qu'une petite communauté? C.Levi-Strauss
nous propose de faire une étude comparative des versions proches du conte
à analyser et d'en déterminer les constantes. On procède là à une étude
structurale du conte, qui nous permet d'ancrer l'analyse dans un cadre
ethnologique et historique plus vaste. Deuxièmement, s'il l'on pense que
la réalité et l'imaginaire sont deux éléments du social, il est plus
difficile de dire lequel des deux influence l'autre le premier. En suivant
la pensée systémique,
qui veut que l'on pose la relation entre différents éléments non plus
comme une relation diachronique de cause à effet, mais comme un ensemble
d'inter-relations synchroniques, on pourra saisir le problème dans son
ensemble et dépasser un questionnement non fructueux. En combinant ces
deux visées , on pourra rattacher les fées d'Utelle à la tradition
féerique médiévale et mêler dans notre réflexion les aspects sociaux et
imaginaires à hauteur égale.
Présence des fées.
L'existence des fées nous est donc signalée par Fournier dans la
monographie. Les thèmes du texte qui nous semble avoir un intérêt
ethnologique majeur sont le textile, le travail issu du textile et les
rapports des êtres humains avec les fées (l. 17-18, 38-42, 50-51). Cette
tradition orale s'accompagne aussi d'une marque presque millénaire. En
effet, sur le premier pilier
de réemploi de l 'Eglise paroissiale d'Utelle figurent deux
visages sculptés : une femme aux longs cheveux et un homme barbu. D'après
les ouvrage de C. Gaignebet
,
il semble qu'il s'agisse d'une représentation de deux personnages
importants d'une religion populaire et profane du Moyen-Age. L'homme barbu
est "l'homme sauvage", la femme est une "fée". La croyance aux fées à
Utelle est ancrée dans l'histoire du village, comme dans les consciences
de ces habitants au début de ce siècle.
Les fées médiévales et la sexualité.
Deux
déductions naissent de ces remarques. La première est que, la présence à
Utelle de ces deux visages légitime une filiation légendaire entre les
fées médiévales et les fées dont Fournier rapporte les croyances. La
deuxième déduction, qui est une conséquence de la première, nous permet de
dire que les fées d'Utelle portent en elles une dimension sexuelle dont
elles héritent de l'âge médiéval. Une légende féerique de 1392 lie en
effet les fées et la sexualité : La noble histoire de Lusignan ou le
Roman de Mélusine par Jehan d'Arras.
Elinas,
roi d'Albanie, épouse en seconde noce Présine, une femme qu'il rencontre
près d'une fontaine. Elle lui fait promettre de ne jamais la voir en
couche. Il promet, et naissent trois filles : Mélusine, Mélior et
Palestine. Or un fils du premier mariage d'Elinas excite la curiosité de
son père à aller visiter sa femme et ses filles. Présine le découvre et
s'enfuit avec ses filles, criant vengeance. Elle élève ses filles dans
l'amertume de la rancœur ce qui entraîne Mélusine et ses deux sœurs à
enfermer leur père dans une montagne jusqu'à sa mort. Présine, toujours
amoureuse de son mari malgré sa trahison, punit Mélusine en la faisant
femme-serpente tous les samedi, avec interdiction pour son mari de la voir
ainsi ; s'il trahie, alors misère et décadence sur la lignée de Mélusine.
Rémondin ayant tué par
accident son oncle, qui lui promettait un avenir doré, rencontre Mélusine
à la fontaine de la Soif. Elle connaît le malheur de Rémondin et lui
promet un avenir aussi radieux s'ils se marient et qu'il jure de ne jamais
essayer de la voir le samedi. Ainsi fut fait, et Mélusine construit pour
la félicité de son mari des villes, des forteresses, des tours. Rémondin,
assuré de la tromperie hebdomadaire de sa femme par son frère, tente de
lui arracher son secret : il découvre qu'elle ne fait que se baigner. Le
temps passe et Rémondin doit confesser sa trahison à Mélusine, qui de fait
se transforme en femme-serpente, hante la tour de Lusignan quelques jours
et réapparaît au jour et au lieu où son mari, devenu ermite et sage, rend
l'âme.
L'aspect
sexuel des fées se traduit ici par l'enfantement, mais aussi par le bain
rituel du samedi et l'interdiction. La femme serpente n'est autre qu'une
femme mordue au sexe par un serpent, pour qu'elle soit menstruée.
L'interdiction fait écho à l'état d'impureté des femmes lors de leurs
menstrues, tabou encore vivant dans certaines communautés. Puisque
Mélusine et sa mère sont sexuellement stigmatisées, les fées d'Utelle
peuvent aussi porter en elle une dimension sexuelle. Un deuxième facteur
les lie à cette dimension, qui est l'usage notoire du textile.
Le
textile et la sexualité dans l'Antiquité et au Moyen-Age.
L'association entre fées et textile à Utelle affirme la connotation
mythiquement sexuelle des fées, puisque le linge lui même possède cette
connotation depuis fort longtemps.
Dans la tradition
hellénistique, les jeunes filles lors de leurs premières menstrues
devaient se rendre sur l'île de Brauron, et offrir leurs linges souillés à
une déesse ourse. C'était là un passage obligé de toute jeune fille noble,
et donc de sa reconnaissance sociale comme femme mariable. Cette coutume
antique place le linge au centre des usages relatifs à la sexualité de
l'humain, en sa qualité de révélateur de la féminité par les menstrues.
La
dimension sexuelle que porte en soi le textile se retrouve au Moyen-Age.
Il créé une division sexuelle de son travail. Le traitement des fibres
textiles et le tissage est une activité artisanale, donc exclusivement
masculine. La lessive est elle une activité exclusivement féminine.
Le textile
est donc une des productions humaines qui modélise l'espace social et
sexuel de manière visible et conséquente. S'il l'on reconnaît la féminité
par le linge menstruel, il faut dire qu'une utelloise peut être reconnue
comme telle par le linge tissé par les hommes. L'ordre sexuel de la
communauté est donc régi par la dominance sexuelle masculine issue du
textile.
Une
lecture sexuelle de la présence des fées à Utelle.
Tous ces
éléments nous invitent à lire la tradition féerique utelloise sous
l'éclairage de la sexualité. Ainsi, la description de la grotte (l. 3-7)
dans laquelle vivent les fées devient porteuse de sens. On voit nettement
l'analogie entre la topographie de la grotte et l'anatomie physique du
corps féminin. L'ouverture se trouve entre deux parois, elle rétrécie
jusqu'à n'être plus qu'une porte infranchissable, au delà de laquelle se
trouvent un lac et le trésor des fées. Le sexe de la femme est une
ouverture entre ses deux jambes, qui va en rétrécissant au delà de la
vulve et qui cache en son sein un élément aqueux, l'utérus. Organe féminin
par excellence qui représente le seul pouvoir que les hommes ne possèdent
pas : le pouvoir de donner la vie.
Cette lecture sexuelle nous invite à analyser plus profondément le
phénomène féerique utellois.
Travail des hommes, travail des fées : des contacts modélisés.
Le
découpage médiéval du travail du textile décrit plus haut se retrouve à
Utelle.
Le tissage était assuré à
Utelle par des hommes, la nuit après le travail des champs, dans les
étables ou les caves. C'était une activité solitaire, nocturne, fermée, en
quelque sorte obscure.
La lessive se faisait entre femmes et ne change rien au modèle médiéval.
Les
rapports qu'entretiennent les fées et les humains sont indubitablement
liés au textile. Les fées produisent du linge (l. 17) et se mettent en
rapport avec l'un ou l'autre sexe selon des modalités textiles
différentes. La relation qu'elles nouent avec les humains est donc une
relation sexuellement marquée.
Les fées partagent la
lessive et d'autres activités domestiques avec les femmes de Figaret et de
St Jean-La-Rivière. Ce qui établit un rapport secret entre les deux sortes
de femmes en présence : étant femmes, elles n'ont pas à se cacher le
secret des menstrues, qui se manifestent périodiquement sur le linge.
Secret que les hommes ne doivent pas découvrir chez leurs épouses-fées
dans la tradition médiévale, et qui rend les femmes impures aux yeux de
leurs maris. Les rapports femmes/fées se nouent à l'époque des menstrues,
lorsqu'elles lavent ensemble le linge.
Le cycle du travail
textile associe hommes et fées de façon indirecte. Les fées et les hommes
tissent chacun de leur côté, sans qu'ils soient en contact. Les rapports
hommes/fées se placent sur le calendrier avant les menstrues, autrement
dit, avant que le linge ne soit souillé. Cependant, il existe une autre
relation hommes/fées qui se manifeste dans un jeu que les fées établissent
après les menstrues. Elles font sécher leur lessive et présentent
invariablement leur riche linge "d'un blanc éclatant"
aux yeux des hommes ; mais dès qu'ils s'en approchent, le linge disparaît
(l. 17-18, l. 38-42). Quel est le sens d'un tel jeu? D'une part, si les
femmes ont accès au linge des fées, et si les hommes ne peuvent le
posséder, c'est qu'il a quelque chose de féminin interdit aux hommes :
c'est un linge menstruel. D'autre part, si l'on voit dans la grotte une
image sexuelle et que l'on y superpose le linge menstruel, le jeu des fées
nous apparaît comme ayant un enjeu fondamentalement sexuel. Tout se passe
comme si les fées exposaient au désir des hommes un symbole de féminité,
enviable dans une mesure sexuelle.
Le linge des fées est un
linge menstruel, qui est le médium d'un véritable jeu de provocation des
fées vers les hommes. Le jeu des fées est de provoquer et de déstabiliser
les hommes.
Pourtant une question reste ouverte, pourquoi se jouent-elles des hommes
et non des femmes?
Provocation
et tissage
Il faut
d'abord régler un autre problème qui se pose et qui va éclairer notre
réflexion. L'activité du tissage, que l'on a vue être une activité
exclusivement masculine est une activité régulière des fées. Elles
partagent la lessive avec les femmes, mais pas le tissage avec les hommes.
Les analogies entre les
fées et les tisserands sont assez troublantes. Le tissage demande un lieu
fermé et humide pour une bonne exécution, les tisserands travaillent donc
dans les caves. Les fées vivent dans des grottes, lieu fermé, dans
lesquelles se trouve un lac qui apporte l'humidité nécessaire au tissage.
De plus, le tisserand travaille la nuit, après les travaux des champs, ce
qui fait de lui un être nocturne et invisible. Mais cette analogie de
fait ne résout pas le
problème. Si le tissage est une activité masculine pourquoi les fées
s'éloignent-elles du modèle social et tissent elles-mêmes?
En faisant entrer le
tissage dans le jeu de provocation, on peut toucher le cœur du problème :
si les fées font tisser leurs étoffes aux hommes, la provocation
devient quasi-masochiste, puisque les hommes n'ont jamais accès au linge,
objet de désir qu'eux-mêmes fabriquent. Or, le tissage est assuré par les
fées, et si les fées tissent elles-mêmes leur linge, la provocation reste
assez forte tout en permettant aux fées de créer, par elles-mêmes, une
distance permanente entre elles et les hommes. Dans le jeu de provocation,
elles tiennent en effet les hommes hors de la grotte. Et ce point semble
particulièrement intéressant, puisque l'on découvre que les fées, en
tissant leur linge,
veulent tenir les hommes à
distance. Les relations hommes/fées semblent modélisées par les fées à
travers le linge, pour ne pas avoir lieu.
Toutefois, les hommes
tentent d'entrer en contact avec les fées, dans le récit de la tentative
de prise du veau d'or (l. 57-79).
Un conte de dépucelage
Fournier a
recueilli ce récit légendaire auprès de la population : un groupe de
jeunes gens part vers la grotte aux fées pour voler le veau d'or, trésor
détenu par les fées. Un des garçons se laisse glisser à l'intérieur de
l'anfractuosité. Il observe quelques instants les fées quand la grotte
plonge dans l'obscurité, un son aigu se fait entendre, la roche tremble,
une lueur rouge apparaît. Apeuré, il est obligé de remonter.
Si
l'entreprise des utellois ne rencontrait d'obstacle, le rapport
hommes/fées pourrait être simplement un rapport voleur/volé. Or les fées
usent de certains artifices, pour se défendre de l'intrusion. Les
sortilèges de défense qu'elles emploient, lorsque le jeune homme entre
dans la grotte, ont une valeur communicationnelle d'importance : un son
aigu et saccadé, tremblements des parois de la grotte, lueur rouge de
l'intérieur de la grotte, qui varie du plus foncé au plus clair. Si l'on
associe la blancheur du linge, l'acception sexuelle de la grotte et la
lueur rouge qui est présente lors de l'introduction du jeune homme dans la
grotte, ne rejoint-on pas une image de dépucelage? L'intérieur de la
grotte est fermé et humide ; une fascination pour la blancheur du linge
lavé, disposé à sécher devant la grotte, qui est un linge menstruel ; un
trésor assez exaltant pour que les hommes, jeunes, prennent des risques
aux conséquences magiques ; une lueur rouge - sang pourrait-on ajouter - ;
un son aigu. Toutes les manifestations des fées tendent à affirmer que la
grotte est bien une métaphore du corps de la femme et que la tentative de
vol du trésor est une métaphore de l'acte sexuel.
La
légende décrit le franchissement de la distance que les fées s'applique à
établir entre elles et les hommes par le linge. Mais cette distance est
une distance sexuelle. Le récit de Fournier dévoile un enjeu plus
important que la seule richesse d'un trésor : la sexualité.
Un héritage légendaire de l'ordre sexuel
Le textile
se met en jeu dans cette légende comme un appât sexuel. Les fées
entretiennent des rapports marqués sexuellement avec les êtres humains.
Leurs réactions dans le
récit renvoient une image d'un vécu sexuel essentiellement féminin. Or les
hommes seuls ont accès à cette expérience. Les fées transmettent aux
hommes seuls ce qu'est l'hétérosexualité. Les femmes ne reçoivent pas du
tout le même message dans leur relation avec les fées. Elles ne partagent
ensemble que le secret de leur féminité, mais non celui de la sexualité.
Les fées transmettent donc la connaissance de la sexualité aux hommes, et
en font les seuls maîtres humains de l'ordre sexuel de la communauté.
On peut dès lors émettre
l'hypothèse que le conte relaté par Fournier a une dimension initiatique.
Les jeunes hommes montent à l'assaut du trésor des fées, assaut dont la
conséquence est l 'apprentissage de l'ordre sexuel dominé par
l'homme. Les fées transmettent une expérience, qui devient à court terme
une connaissance dont la possession assure l'ordre sexuel de la
communauté. Tout se passe comme si, dans le jeu de provocation, les fées
donnaient aux hommes l'envie de connaître en quoi consiste la féminité ;
et elles leur révèlent dans l'expérience vécue, l'image de
l'hétérosexualité. Autrement dit, les fées utilisent la division sexuelle
issue du découpage des activités textiles pour perpétuer un ordre purement
sexuel, qui est tout entier modélisé pour les hommes. Elles sont un des
vecteurs de reproduction de l'ordre sexuel, mais leur originalité vient du
fait qu'elles s'ancrent par le textile dans la communauté .
Tissage et sexualité.
D'un point
de vue fonctionnaliste, la lecture sexuelle de l'existence des fées à
Utelle peut être une des voies de compréhension de leur "sur-nature" :
elles fondent et perpétuent l'ordre de reproduction de la société.
Dès lors, le problème posé
par le tissage des fées semble résolu : c'est un des moyens qu'elles
développent pour attirer les hommes à elles, tout en les gardant à
distance. Pourtant, le tissage en tant que moyen de rejet des hommes est
aussi utilisé dans l'Antiquité par Pénélope. Certes, elle ne tisse pas,
mais elle est l'amante qui n'aime durant son travail de fil qu'un seul
homme, Ulysse, et n'a de rapport sexuel avec aucun. Autrement dit,
Pénélope évite les rapports sexuels avec les hommes par le biais du
travail textile. Le linge est l'enjeu sexuel des prétendants antiques. Les
conduites masculines et féminines se cadrent sur le linge et prennent sens
avec lui.
Le légende de Fournier
semble fonctionner de la même manière. Les utelloises sont femmes si elles
lavent le linge menstruel qui est tissé par les hommes. Ce linge
menstruel fait d'elles des êtres féminins voués socialement aux
hommes. L'ordre de la communauté est régi par le linge, comme à Itaque. Si
les fées tissent elles-mêmes leurs étoffes, elles se libèrent de la
tutelle masculine dont dépend la féminité sociale des utelloises. Et elles
s'approchent en cela du cas de Pénélope.
A partir de là, deux faits
importants. D'abord, les fées ne rejettent pas seulement les hommes, mais
le tissage leur permet de ne pas participer à l'ordre sexuel dominé par
les hommes. Leur caractère surnaturel réside donc en une définition
bicéphale : elles perpétuent un ordre dont elles sont affranchies. La
prise de leur trésor ou la tentative de dépucelage est un assaut contre
l'une des parties de leur définition surnaturelle. En effet, les fées
perdent ce qui leur donne autorité en matière sexuelle : le pouvoir de
dicter l'ordre sexuel sans risquer d'en être victime. On comprend
que les fées se défendent très significativement des attaques des jeunes
hommes, de sorte que l'acte sexuel n'a pas vraiment lieu. Et l'on est
tenté de dire du récit de tentative de prise du veau d'or, qu'il est un
récit de tentative de viol surnaturel. Deuxièmement, les fées transmettent
l'ordre si et seulement si elles prennent le risque de faire entrer un
jeune homme dans la grotte. Elles se mettent en jeu. Or aucun utellois
n'a, à ce jour, découvert le veau d'or. Cette prise de risque est
largement compensée par l'importance des pouvoirs magiques des fées, dont
les stratagèmes de défense sont une preuve.
Conclusion
La
réflexion que nous avons suivie a combiné les analyses structuraliste et
systémique. De l'héritage médiéval et des interdépendances entre les
composantes de l'humain (société, sexe et imaginaire) découle une
définition mythique des fées d'Utelle. Elles sont des femmes délivrées de
la dominance sexuelle des hommes, mais transmettent en même temps cet
ordre sexuel.
Ces résultats coïncident
avec la pensée systémique, qui veut que lorsque les éléments hétérogènes
d'un système sont mis en relation, de nouvelles entités sont créées, qui
n'existeraient pas en dehors de cette relation. Les fées n'auraient pu
être des femmes libres, si les relations entre l'artisanat textile, le
découpage sexuel qui en résulte et l'ordre imaginaire ne formaient une
totalité.
Toute cette réflexion
concerne uniquement les fées d'Utelle. Elles ne sont pas les seules ni
dans le département des Alpes-Maritimes, ni en Europe à hanter grottes,
fontaines et lacs. Canestrier, ethnographe niçois (1880-1970?), nous en
décrit d'autres, mais les informations contextuelles (sociales,
historiques ou religieuses) ne sont pas présentes et ne permettent donc
pas une analyse profonde.
Bibliographie
ACCOLLA et GEFFROY,
L'empreinte des jours, Serres, 1981.
BARELLI, Hervé, Casimir
Fournier, Instituteur à Utelle, in Nice Historique, 1992 N°1, pp.
40-51.
CANESTRIER, Fonds de la
Bibliothèque de Cessole, Nice.
FOURNIER, Monographie
communale d'Utelle, Bibliothèque de Cessole, Nice.
GAIGNEBET et LAJOUX,
Art profane et religion populaire au Moyen Age, PUF, 1985.
GUINGUAND, Maurice,
L'ésotérisme des contes de fées, Laffont, 1982.
HOMERE, L'Odyssée,
Livre de Poche, 1963.
LEVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie Structurale,
Presse Pocket, 1974.
SOUVERBIE, Contes populaires et légendes de
Provence, Presses de la Renaissance, 1974.
Van GENNEP, Les
Hautes-Alpes traditionnelles, t. 2, Curandera, Coll. Traditions, 1991.
Von BERTALANFY, Ludwig,
Théorie générale des systèmes, Dunod, 1979.
WALTER, Mythologie
chrétienne, Entente, 1992.
ANNEXE
Texte original sur les fées tiré de la monographie de
Fournier
La
grotte aux fées
Utelle
possède une grotte aux fées à Castel Gineste. S'enfonçant profondément
sous terre, on n'a pu aller au delà de 200 mètres environ. Là est une
porte naturelle allant en se rétrécissant pour ne devenir qu'une grande
fissure.
On ne peut la franchir
; seules les fées qui ont tout pouvoir peuvent aller au delà où se trouve
- d'après les confidences d'une Fée bavarde et indiscrète- un lac sur
lequel vogue une barque portant un veau d'or.
Bien
des gens ont essayé, mais en vain, de passer pour s'emparer du veau
d'or!...
Pas
méchantes, elles s'amusaient cependant à jouer plus d'un tour aux utellois.
C'est
ainsi qu'elles remirent à un brave cultivateur un précieux paquet
renfermant des pièces d'or, avec ordre de ne l'ouvrir que chez lui. Le
paquet était lourd, mais que ne ferait-on pas pour posséder un trésor!...
Notre
homme exténué de fatigue arrive enfin à l'entrée du village. Il se repose
et songeant qu'il pouvait se considérer comme chez lui, il ouvre
distraitement le paquet, rien que pour voir un peu. Oh! Malheur! Il
n'aperçoit que des cailloux. Me voilà puni de ma désobéissance, dit-il,
tout haut en guise de conclusion.
Au mois de
Mai, les fées faisaient la ronde au dessus de la grotte, en chantant des
couplets mystérieux, incompréhensibles du commun des mortels.
Elles
tissaient de riches étoffes, étendaient leur linge d'un blanc éblouissant
sur les rochers de Gineste ; mais lorsqu'un profane s'approchait, tout
disparaissait comme par enchantement.
Les fées
seules possédaient la graine de l'espèce de chou se trouvant dans les
environs, chou qui vit cent ans. On en voit encore dans les interstices
des rochers de la grotte : leur pied long et noueux atteste leur
vieillesse ; leurs feuilles grosses et amères ne peuvent être consommées
que par les fées qui ont, elles, le pouvoir de les rendre comestibles, car
les animaux eux-mêmes ne les mangent point.
Tout ce
qui arrivait d'extraordinaire était mis sur le compte des fées.
Une
famille avait un enfant infirme et incapable de marcher. L'ayant laissé
seul un matin en allant aux champs, les parents ne le retrouvèrent plus à
sa place en rentrant ; en cherchant bien, on le découvrit au second
étage ; nul doute c'était une fée qui l'avait transporté d'un étage à
l'autre.
Le même
enfant fut trouvé le "calin" allumé (petite lampe) pendu à la bouche.
Comme il n'avait pu grimper sur la chaise pour le prendre et l'allumer
ensuite, c'était encore cette coquine de fée qui avait joué ce tour.
Dans une
autre famille, on trouva, un jour, un livre sur la table. Le père de
famille illettré le montra à un notable du pays qui déclara gravement que
l'écriture n'était point naturelle ; qu'il ne comprenait point en quelle
langue il était écrit, que sûrement, c'était un mauvais livre apporté par
une fée. On s'empressa de le jeter au feu. Ce fut un vrai feu d'artifice :
des crépitements, des étincelles, des bruits sourds ; la tête grimaçante
d'une fée apparut même au moment où le feu avait fait son œuvre. La
société s'enfuit épouvantée.
Autres
légendes sur les fées
Il y a
107 ans environ, douze jeunes gens Utellois, voyant la lessive des fées en
train de sécher, décidèrent de se rendre à Castel Gineste pour s'emparer
du linge étendu.
Avec
mille précautions, ils s'avancèrent pour ne point être aperçus.
Ils
touchaient presque au bout de leur course quand tout à coup retentit à
leurs oreilles un coup de ciseau sec, et aussitôt tout le linge
s'engouffra de lui-même en un clin d'œil dans la grotte.
A une
époque rapprochée -60 ans environ- les voyageurs passant à midi devant la
grotte entendaient le son du fifre et du tambour ; mais ils ne pouvaient
s'arrêter pour écouter s'ils ne voulaient recevoir une grêle de pierres.
Les fées
avaient une prédilection pour Figaret ; elles y allaient souvent faire
la veillée en hiver. On les recevait avec la plus franche cordialité.
Elles apportaient souvent un fagot de bois, ce qui n'était pas à
dédaigner. Les étrangers les reconnaissaient en ce qu'elles mettaient
leurs pieds dans le feu sans se brûler. C'était pour mieux se chauffer et
faire reconnaître leur puissance.
Quand
les fées allaient à St Jean ou au Suquet (Figaret), pour laver leur linge
dans la Vésubie, les Figaretannes se faisaient un devoir de le leur
remonter à l'entrée de la grotte.
Quand les
paysannes de Figaret faisaient une tourte (gâteau), elles en réservaient
toujours une part pour les fées.
Souvent
à la Noël, les fées allaient aider les femmes de Figaret à remplir les
boudins ; mais si pendant l'année elles avaient eu à se plaindre
d'elles, les fées emportaient à leur grotte les bons boudins tout faits.
Le
sieur Olivari Joseph nous a fait le récit suivant : Mon grand-père alors
âgé de 20 ans, en compagnie de Seren dit le Massacran, de Passeron
Charles, de Malausséna J. et de cinq autres jeunes gens, résolurent il y a
140 ans, d'aller s'emparer du veau d'or. Conduits par Passeron dit le
Corse - ainsi surnommé parce que c'était le premier Utellois qui fût aller
en Corse -, ils se dirigèrent vers la grotte munis de cordes, de torches
et d'une clochette que le dit Corse avait attachée au gros doigt de son
pied droit.
Arrivé à l'endroit propice, le Corse enroula une corde autour de son corps
et se fit descendre dans la grotte en recommandant bien à ses compagnons
de le retirer s'ils entendaient le bruit de la clochette.
Au
bout d'instant, le son de la clochette arrivait aux oreilles de nos
conquérants attentifs, on se mit en devoir de remonter l'explorateur. Ce
fut fait un peu trop brusquement, car le malheureux apparut bientôt
couvert d'égratignures, les vêtements déchirés, à demi-mort.
Enfin reposé, il leur raconta les péripéties de son excursion.
Figurez-vous, dit-il, que les fées sont en nombre incalculable ; les unes
cuisinaient, d'autres dansaient d'une manière échevelée, d'autres enfin
étaient occupées à toutes sortes de travaux manuels. Une table richement
dressée où la vaisselle d'or se mêlait aux fleurs les plus odoriférantes,
au cristal le plus pur, attendait dans un salon somptueux, de nombreux
convives. Comme j'allais me débarrasser de la corde, pour mieux voir, pour
entendre, je fus sans doute aperçu par le fée gardienne, car en un
instant, tout disparut et l'obscurité la plus complète succéda à la clarté
la plus éblouissante. Un bruit de tonnerre se fit alors entendre suivi de
lueurs étranges passant du rouge vif au rouge sang ; un sifflement aigu et
saccadé sortait de toutes les fissures ; j'entendais un murmure confus
tout autour de moi, qui ne m'annonçait rien de bon ; pris de peur,
j'agitais fiévreusement la clochette, je remontais enfin, mais vous
pouviez bien, il me semble, mettre un peu moins de brusquerie pour me
tirer de là. L'essentiel est maintenant de filer au plus vite, si nous ne
voulons pas ressentir bientôt les effets du courroux des fées.
Ainsi échoua cette nouvelle entreprise de la
conquête du veau d'or...
Saint Blaise dans
la Vésubie
ISNART Cyril
A Mémé
Marie.
La vallée de la Vésubie
(Alpes-Maritimes) offre de vastes espaces de recherches ethnologiques
comme les coutumes carnavalesques, les sites et les rites mariaux (N. D.
de Fenestres et N. D. des Miracles). Les rites religieux non mariaux sont
encore vivaces, notamment dans la commémoration des saints patrons des
villages lors de la Grand’Messe du festin : saints Véran, Anne, Laurent,
Réparate, Pierre et Paul, Roch, Julien, Michel. Nous proposons ici de
retrouver quelques traces du culte canonique de saint Blaise, honoré à
Belvédère, mais aussi les occurrences et les "vestiges" de Blaise dans la
culture populaire de la vallée.
C. Gaignebet remarque que
le site géographique de la Vésubie est parsemé de toponymes rappelant de
près ou de loin le terme de gorge. Ainsi, la vallée affluente de la
Gordolasque, le hameau de Gordolon. La région était connue,
comme toute région de montagne, pour posséder dans sa population un nombre
certain de goitreux. Le culte de St Blaise, protecteur des maux de gorge,
est quasi universel dans la Vésubie et pour C. Gaignebet, St Blaise ne
serait pas un saint folklorisé, mais plutôt un thème folklorique antérieur
au christianisme. Ce qui expliquerait le caractère typiquement profane de
ses attributions thaumaturgiques et la forte implantation locale de sa
littérature orale.
Si de nos jours, le goitre
est au moins résolu par l'omniprésence du sel, et si il fut un des
problèmes des populations de la Vésubie, c'est à travers ce qu'il reste
des techniques de préservation de la maladie que l'on pourra apporter
quelques indications ethnographiques sur le sujet.
On a choisi deux domaines
d'exploitation de recherches concernant la gorge. Il semble tout indiquer
de mentionner le culte de St Blaise, à travers l'iconographie locale
et la messe de la St Blaise à Belvédère. En espérant y trouver des
reliquats de Blaise, nous avons aussi fouillé et interrogé la médecine
populaire et la littérature orale.
Il est notable qu'aucun
village de la vallée ne soit exempt de la présence de Blaise. Retenons
aussi que la Route du sel qui part de la côte pour arriver jusqu'aux cols
de montagne de la Vésubie traverse depuis Nice le village de Levens, dont
le Saint Patron est Blaise. Nous pouvons retrouver cette route selon les
empreintes que Blaise a laissé le long du parcours, s'il l'on accepte de
voir en lui le protecteur du sel, qui guérit les goitres.
Concernant St Blaise, il
convient premièrement de mettre en relation calendaire le récit de sa vie
dans la Légende Dorée et le texte d'Ovide dans Les Fastes
dans lequel il relate la légende d'Arion. Les deux textes fonctionnent
avec les mêmes motifs en même temps qu'ils se situent au 3 février : fête
de St Blaise et légende d'Arion.
L'apparition de Christ à Blaise est comparable à
l'apparition d'Apollon à Arion. Blaise est ermite à cause des persécutions
de Dioclétien ; un équipage de chasse le trouve et le livre à l'empereur.
Le Christ lui apparaît en songe et lui demande de se sacrifier. Arion,
chanteur itinérant en Grèce, revient chez lui par bateau, quand les
matelots décident de le tuer pour lui dérober son argent. Apollon lui
apparaît et lui promet secours. Il est sauvé par des dauphins, amis
d'Apollon.
L'équipage de chasse et
l'équipage de matelots ont tous deux de mauvaises intentions envers les
personnages des légendes. L'apparition d'Apollon, promettant le salut
d'Arion, est très proche de celle de Christ à Blaise, puisque le martyre
est la forme ultime de sainteté, donc de salut.
D'autre part,
Blaise, avant son martyre, libère la gorge d'un enfant d'une arête de
poisson. Arion est de son côté un assez bon chanteur pour que son argent
existe la convoitise des matelots. D'après Ovide, le 3 Février est le jour
des chanteurs, comme il l'est encore aujourd'hui, puisque Blaise est
patron de cette corporation et des joueurs d'instruments à vent. La
filiation est directe entre Arion et Blaise.
Il ne s'agit là que d'une
simple mise au point rapide sur une origine antique de Blaise, puisque sa
"généalogie" mythique puise dans tout le monde indo-européen.
L'on se doit deuxièmement
de rappeler que la légende de Blaise rappelle un motif des Mille et
unes nuits.
On trouve dans la traduction de Khawam
à la fin du récit intitulé Le bossu récalcitrant, un barbier qui
ranime un "bossu bouffon" qui semble mort. Le barbier sent encore "son
souffle de vie" et lui retire une arête de la gorge. Le bouffon éternue et
revient à la vie. St Blaise produit exactement la même miraculeuse action
en retirant une arête coincée dans la gorge d'un enfant. Nous avons un
mythème qui se retrouvera dans la littérature orale locale de la Vésubie.
La guérison de maux de
gorge par St Blaise est donc loin d'être une création spontanée de la
chrétienté. Le culte, tel que nous le connaissons encore aujourd'hui à
Belvédère n'est qu'un des reflets de ce que Blaise a pu représenter pour
la culture populaire. Dans la Vésubie, Blaise est littéralement ubique,
aux vues de sa représentation systématique dans chaque village d'une part
et de son implantation dans la culture des vésubiens d'autre part.
Ce rapide
aperçu de la mythologie et de la littérature pose le statut mythique et
quasi universel de ce Dieu du Vent. Dans la vallée de la Vésubie, on peut
lire l'importante de Blaise à travers l'iconographie dont il est l'objet.
Sa représentation la plus ancienne date de 1481 (Venanson) et une chapelle
rurale lui est encore dédiée à Belvédère.
Belvédère
Comme on le verra par la suite, c'est à Belvédère que
subsiste le culte canonique de St Blaise. La chapelle rurale où se teint
cette dévotion est construite en dehors du village. Elle renferme une
statue du saint et un tableau (fig. 2 et 3). On retrouve sur ce dernier à
gauche, un ange porte à Ste Rosalie la palme du martyre et sa couronne de
roses. A droite, Ste Marie Madeleine. Au centre un petit enfant, tenant
les deux cierges du coular, est entouré de Blaise et d'une femme Derrière
ce groupe, un Christ en gloire.
Dans un
article consacré à l'art religieux de la vallée de la Vésubie,
Luc Thévenon fait mention du panneau sur bois de La Bollène, représentant
St Blaise (Cf. fig. 4). Il attribue cette œuvre à "un artiste ligure
des environs de 1500" et pense qu'elle est, avec une représentation de
Ste Appolonie qui lui fait pendant, un vestige d'un "polyptyque
grandiose".
La
tradition rapporte que ce tableau et d'autres pièces qui se trouvent
actuellement dans l'Eglise St Laurent furent mis à l'abri lorsque le
Couvent des Franciscains Reformés de Lantosque dut être abandonné, et que
les moines quittèrent leur monastère.
St Blaise n'apparaît
donc iconographiquement à La Bollène et à Lantosque que dans ce tableau de
la fin du XVème siècle.
St-Martin-Vésubie
La Chapelle des Pénitents
Blancs de ce village possède un maître-autel du XVIIIème siècle. Une copie
d'une Descente de Croix de Frederico BAROCCI
est encadrée par une statue de St Eloi à gauche et une statue de St Blaise
à droite (voir fig. 5). On sait que le village de St-Martin-Vésubie a
constitué le long de la route du sel de Nice en Piémont, une étape
importante.
On retrouve littéralement dans ce maître autel une représentation
religieuse de cette activité. Elle mobilise en effet ânes,
maréchaux-ferrants et convoyeurs qui prennent Eloi pour patron
et le sel qui protège du goitre, par l'intermédiaire de Blaise.
Venanson
Le village de Venanson compte deux représentations
de Blaise. La première se trouve dans l'église paroissiale St Michel,
datant du XVIIème siècle (Cf. fig. 6). Il s'agit d'une huile sur toile,
située dans le deuxième autel latéral gauche, datant selon nous du XVII ou
du XVIIIème siècle. Trois saints sont représentés : au milieu St Antoine
Ermite, accompagné de son porc, son tau et ses feux. A sa gauche une
sainte avec un livre et une croix dans sa main droite (Ste Hélène?). Enfin
à la droite de St Antoine, St Blaise en évêque barbu, portant mitre,
crosse et fer à carder.
Au
niveau calendaire, on aurait donc dans le sens inverse de la lecture, le
18 août (Hélène), le 17 janvier (Antoine) et le 3 février (Blaise). On
comprend l'association de Blaise et Antoine : Blaise est le saint
de carnaval, et rappelons ici que la Saint Antoine débutait la période de
carnaval à Utelle
et à Lantosque, l'Abbaye de Jeunesse allait uriner contre un oratoire
dédié à Antoine pour ouvrir le carnaval.
Mais que penser de Hélène, si ce n'est qu'elle semble clôturer la période
estivale et festive de la Canicule et annoncer ainsi la suivante, le
carnaval ?
La deuxième représentation
de Blaise se trouve dans la chapelle Ste Claire. C'est une chapelle de
type rural, située à l'entrée du village, peinte à la fresque par Baleison
au XVème siècle. Ce peintre itinérant piémontais y a représenté la vie et
le martyre de St Sébastien.
Sur les murs latéraux, on voit deux fois six saints, et au bas des murs
une chaîne de Vices et Vertus dont il ne reste presque plus rien. Les
saints au nombre de douze sont représentés de pied en tête, enchâssés dans
une fenêtre à colonnades, sur le mode des primitifs niçois. On retrouve St
Blaise, porteur des mêmes attributs que dans le tableau de l'église
paroissiale (Cf. photographie…).
Le martyre de Saint Sébastien et le Biffou.
Le lundi et le mardi gars,
le Biffou sort dans les rues du village de Saint-Martin-Vésubie armé d'une
massetto et va récolter des vivres ou de l'argent pour organiser un
repas collectif. Que l'on soit généreux ou pas avec lui, il tape chacun
avec sa massetto.
Il est vêtu d'un habit
rouge et blanc à grelots (cf. fig. 9) avec un chapeau pointu et très haut.
On ne sait pas exactement qui est réellement ce personnage : s'il s'agit
d'un homme sauvage ou d'un fou qui aurait oublié les dates de sa fête.
Or, on retrouve dans la
chapelle de Venanson un personnage vêtu de rouge et de blanc qui apparaît
dans certaines des représentations du martyre de Sébastien. Dans les
premières cases, il porte un chapeau visiblement de fourrure ( à l'extrême
droite, fig. 7), et c'est lui qui flagelle Sébastien, armé d'un bâton
(toujours à droite, fig. 8).
Ce personnage semble faire
partie de la cour de Dioclétien, qu'il suit toujours et pourrait être un
fou (comme celui qui flagelle le Christ à Notre-Dame-des-Fontaines à La
Brigue). Rappelons que le martyre de Sébastien est commémoré le 20
janvier, et qu'il s'agit bien là d'une correspondance calendaire entre le
Carnaval et la fête de Sébastien. Mais l'essentiel est que l'on retrouve
associés visuellement les couleurs, le bâton et le rôle du Biffou à
travers ce bourreau peint au XVème.
Ajoutons que le bourreau
porte une fourrure (cf. fig 7), exactement comme un homme sauvage porte
ses poils et les exhibe en Carnaval armé d'un bâton. Le bourreau de
Venanson et le Biffou sont donc deux personnages dont les attributs et les
apparitions calendaires sont liés. Je ne dis pas pour autant que le
bourreau et le Biffou ne font qu'un, mais qu'il s'agit d'une surprenante
correspondance.
Outre cette iconographie, les thèmes qui
traversent la vie de St Blaise se retrouvent dans la culture imaginaire de
la Vésubie. Qu'il s'agisse d'un épisode de la Légende Dorée replacé dans
un contexte géographique local, d'un culte canonique ou d'analogies entre
le culte, la médecine populaire et l'environnement, les corrélations
semblent trop importantes pour ne pas voir en Blaise un thème majeur de
cette culture.
Légende des reliques de St
Sulpice.
Lantosque : "Voilà
qu'un jour, un pape avait avalé une arête en mangeant du poisson. Et cette
arête lui était restée en travers de la gorge. Alors, il avait fait dire
dans tous ses diocèses que s'il y avait quelqu'un qui était capable de la
lui enlever… qu'il aille vite!
Il s'est trouvé un curé
de Lantosque qui est parti là-bas pour lui enlever l'arête. Et
effectivement, il a réussi. […]"
L'analogie entre ce récit
local, celui des Mille et unes nuits et la légende de St Blaise est
flagrante. Le thaumaturge qui officie la guérison a dans les trois
histoires, sinon un statut social important, au moins un aura et une
renommée reconnus : un des curés de Lantosque, le barbier et St Blaise.
Seul varie le statut social du personnage dont la gorge est bouchée, qu'il
s'agisse du pape, du fou du roi ou d'un enfant.
Nous avons là, dans un
domaine typiquement populaire, une nouvelle occurrence de Blaise dans la
culture locale.
Culte de St Blaise à
Belvédère.
C'est le dimanche qui suit
le 3 février que la population de Belvédère reçoit l'imposition du coular
de St Blaise durant la messe. Pour Canestrier il s'agit d'un rituel très
répandu dans le Comté.
On se doit d'ajouter que le coular de la St Blaise est connu dans une
grande partie de la France, bien que les matériaux du rituel varie d'une
région à l'autre.
Le
prêtre avance donc deux cierges allumés et noués d'un ruban rouge sous la
gorge des fidèles, qui se sont disposés comme pour la communion.
L'officiant prononce : "Que St Blaise vous garde des maux de gorge et de
tout autre mal" et retire le coular. La formule latine : "Per
intercessionem Beati Blasi episcopi, liberet te Dominus a malo gutturis".
Pourtant, ce qui fait
aussi l'importance du 3 février à Belvédère, c'est la Ste Agathe, le 5
février. On organise la farandole du chou, conduite par le dernier couple
marié. Autrefois, les hommes et les femmes se travestissaient. Ce thème
est récurrent dans les fêtes de la Ste Agathe, où les rôles s'inversent.
Canestrier nous cite de même dans les hautes vallées du Var et de la Tinée
que les femmes dégustent ce jour là des beignets soufflés remplis de
chanvre.
On a là des rites et des saints proprement carnavalesques.
La guérison des maux de
gorge dans la médecine populaire locale.
La spécificité
thérapeutique de St-Blaise reste donc, au niveau cultuel, la guérison des
maux qui affectent la gorge. Cette partie du corps est aussi le lieu de
passage du souffle. On peut rapprocher les techniques de facilitation de
ce passage dans la médecine populaire et le rôle thérapeutique de
St-Blaise. Les soins de la toux, de l'angine ou des voies respiratoires
fournissent donc un intéressant pendant à l'apposition du coular à
Belvédère.
On trouve dans les notes
manuscrites de Canestrier relatives à la médecine populaire
les moyens d'enrayer les maux de gorge. On prépare des tisanes de
bourgeons de sapin ou de feuilles de ronces. On entoure le cou d'une
ficelle rouge ou d'un bas plein de cendres chaudes. On préconise aussi
d'enfoncer la tête dans un sac ayant contenu de la farine et de crier par
trois fois : "Enfl[i]er,
reste dans le sac!".
A Utelle, d'après Madame
Isnart (75 ans), on donne à boire des tisanes de tilleul, de bourrache ou
de mauve. On appose sur la poitrine un papier alimentaire (entourant les
pâtes comestibles, de couleur grise), percé d'un trou d'aiguille, enduit
de saindoux chauffé. On procède aussi à des gargarismes au sel ou au
vinaigre. Enfin, on chauffe de la farine de lin que l'on applique sur la
poitrine protégée par un linge.
La médecine populaire a
associé très clairement le fait d'entourer la gorge à un moyen
thérapeutique, modèle que l'on retrouve dans le culte. Mais il reste au
moins deux éléments que cette corrélation n'explique pas suffisamment.
Premièrement, la farine de
lin que l'on chauffe et applique sur la poitrine n'a rien à voir avec un
coular. En revanche, s'il l'on se souvient que Blaise est patron
des métiers du textile, la ligne est toute tracée 1° entre les plantes
textiles et le saint, 2° entre St Blaise et les maux de gorge et 3° entre
les plantes textiles et les maux de gorge.
Deuxièmement, pourquoi
doit-on se mettre la tête dans un sac ? Il est clair que lorsqu'on est en
pareille position, le bord du sac forme un cercle autour de la gorge. Mais
Canestrier insiste sur le contenu du sac : la farine. On peut résoudre le
problème en faisant deux hypothèses. Si il s'agit de farine de lin, on
retombe sur le même schéma que précédemment. De toute façon, le sac ne
peut être, dans ces milieux ruraux, et à l'époque de la récolte des
informations par Canestrier
qu'en fibre textile. Mais lisons A plus hault sens page 43-44.
"Autre moyen de faire
sortir du gosier des arêtes qui y sont tombées. Tournez vous de suite vers
l'infortuné malade qui devra être debout ou étendu devant vous ;
recommandez-lui de vous regarder et dites en même temps : Os, sortez, s'il
est vrai que vous soyez un os. Sortez du gosier du malade de la même
manière que Jésus-Christ dit sortir Lazare du tombeau, de la même manière
que Jonas sorti du ventre de la baleine. Ensuite posez votre main sur la
gorge du souffrant et ajoutez : Blaise, martyr et serviteur de Dieu, te
l'ordonne : ou monte ou descend "
L'invocation est quasiment
la même. On demande à l'os soit de descendre soit de sortir, en fait de ne
plus gêner le passage du souffle. Chez Canestrier on demande à l'enfl[i]er
de sortir de la gorge et de rester dans le sac, pour ne plus gêner le
passage du souffle.
Les sources de Berthemont
Il est notable que l'on
retrouve dans la vallée un dispositif thermal qui traite les maux sont
attachées au lieu ne rappellent que le passage d'une impératrice romaine à
la cure. On ne connaît pas de culte de divinité romaine à cette époque à
Berthemont. Mais une fois de plus les signes d'une présence du guérisseur
des maux de gorge apparaissent clairement.
Sur le territoire de la
Vésubie se dessine donc un thème folklorique et ethnologique qui est celui
de la protection de la gorge. De par les différents aspects que nous avons
évoqués, les propositions de C. Gaignebet concernant une ancienne origine
du culte d'un dieu du vent replacent dans leur contexte mythique précis
des attitudes thérapeutiques, des rites et des légendes qui sont tous liés
à St Blaise.
Cette petite étude, qui reflète un des aspect de
la culture populaire de la Vésubie, prendrait tout son sens si d'autres
aspects de celle-ci étaient étudiés plus précisément (pèlerinages mariaux,
festins, légendes, micro-toponymie, etc). On compléterait ainsi les vides
ethnographiques que l’on trouve entre le carnaval et la musique
traditionnelle.
ACCOLLA (P.) et GEFFROY
(Y.), L'empreinte des jours, Nice, Ed. Serre, 1981, avec la
collaboration de Claude DE VOS.
CANESTRIER (P.), Fête populaire et
traditions religieuses en pays niçois, Nice, Serre, 1985.
CANESTRIER (P.),
Les chapelles rurales et les saints populaires du Comté de Nice, in
Nice-Historique, avril-juin 1945.
CARENINI (M.A.),
« Carnavals des Alpes du Sud et Abbayes de Jeunesse », in Le Carnaval,
la fête et la communication, Actes du colloque de 1984, Ed. Serre,
Nice, 1984, pp. 497-507.
Entretien avec Mme ISNART
Marinette.
Fonds CANESTRIER,
71(4), Médecine populaire, Bibliothèque de Cessole, Nice.
GAIGNEBET (C.),
A plus hault sens, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986.
GILI (E.),
Inventaire Iconographique Sacré de Saint-Martin-Vésubie, Etat d'Avril 1996,
non publié.
GILI (E.), Le
couvent des Mineurs Réformés de Lantosque : les Franciscains de Saint
Pancrace. Etat des recherches. Avec la collaboration de M. BOTTARO
(A.), cf supra.
La matinée des Autres :
La route du sel. Emission radiophonique, France Culture, octobre 1997.
Les mille et unes nuits,
Traduction de René R. Khawam, 3 tomes, Paris, Phébus, 1986
MOUTON (H.), La
route du Sel, Nice, Ed. Serre, Coll. Vida, 1996.
OVIDE, Les
Fastes, Les Belles Lettres, 1990, (II, v. 79-118).
« Tende : la Fête de la St
Eloi », in Le Haut-Pays, n° 35, juillet 1996.
THEVENON (L.), « Frederico
Barocci et sa Descente de Croix dans les Alpes-Maritimes », in Mesclun,
n°23, pp. 4-10.
THEVENON (L.),
« Trésors d'Art Religieux de la Vallée de la Vésubie », in
Nice-Historique, 1992 - n°1.
VORAGINE (J. de),
La légende dorée, 1913, Paris, Librairie Académique, Traduction de
Teodor de Wyzewa.
Le
tarabacoulm
dans la Vésubie
ISNART Cyril
La tarabacoula,
tarabas ou tarabacoulm, dont l’utilisation était liée au
temps pascal, avait pour fonction de remplacer les cloches après le
Vendredi Saint. Les enfants de chœur avaient la charge de faire sonner la
tarabacula jusqu’au jour de Pâques.
Nous avons d’abord
procéder à un inventaire de ces objets qui existent encore dans les
différents villages et hameaux de la vallée de la Vésubie puis donner une
description générale de la tarabacoula. Une deuxième partie
présente le recueil de mémoire qui nous présente son usage. Une dernière
partie évoque les techniques de fabrication de l’objet en s’appuyant sur
le savoir de deux artisans de Saint-Martin-Vésubie : un ferronnier et un
menuisier.
L’objet
Il faut rappeler avant
tout que cette enquête a un précédent, dont l’auteur est Paul Canestrier,
érudit qui outre ses écrits historiques est aussi connu pour son travail
sur le folklore du Comté de Nice. Une partie de son étude a été publiée
dans Le folklore de la Provence,
et l’autre partie, ainsi que les notes de travail sont consultables à la
Bibliothèque de Cessole (Nice).
On peut tirer de ses lignes plusieurs remarques :
- la tarabacoula n’est pas
le seul objet à être utilisé pendant le vacarme pascal : on cite les
crécelles, les boîtes emplies de graviers, des tôles ou des chaînes.
- il n’y a pas d’unité
linguistique puisque le terme désignant varie d’un village à l’autre.
- la tarabacoula
est pour Canestrier un objet essentiellement liturgique, et ce sont
surtout les autres types d’objets qui ont un caractère populaire.
Toutes ces remarques se
trouvent confirmées sur le terrain. Canestrier travaillait avec l’aval et
sous la responsabilité scientifique de van Gennep. Aussi devons nous
rappeler ce que dit le folkloriste français : cet objet s’insère dans une
catégorie précise d’objets de vacarme pascal, dont il a dressé une
typologie dans son Manuel. Il présente huit catégories : martelet,
crécelle, batelet, claquoir, livre, matraca et deux autres types non
nommés. La tarabacoula fait partie du type claquoir, dont voici la
définition de van Gennep : planchette sur laquelle est fixée une
poignée en métal (anciennement en bois) qui frappe alternativement à
droite et à gauche , grâce à un léger mouvement de la main.
Nous ajouterions, au vue de notre enquête, qu’en général, il y a une
poignée de chaque côté de la planche et que ces battants viennent frapper
des clous.
C’est bien au même type
d’objet dont nous avons affaire dans toute la vallée de la Vésubie. Le
tarabacoula se constitue généralement d’une planche rectangulaire
épaisse recevant une poignée dans la largeur supérieure et une cognée
verticale en métal sur chacune des faces. Dans la Vésubie, son
utilisation semble avoir été quasi universelle. Soit on nous a confirmé
son existence antérieurement, soit nous avons vu l’objet, conservé en
général dans les sacristies. Cependant, une catégorisation étant forcément
simplificatrice, nous avons pu noter certaines particularités locales
(voir plus bas, la cas du spécimen du Cros d’Utelle). Le tableau suivant
montre le résultat de notre inventaire :
Les fiches suivantes
décrivent sommairement deux exemplaires de la tarabacula, qui
présentent plusieurs particularités. Le premier exemplaire se trouve
actuellement dans la sacristie de l’Eglise du Cros d’Utelle (hameau de la
commune d’Utelle). Sa particularité réside dans le fait que ce n’est pas
une seule planche qui constitue l’objet, mais un assemblage de deux
planches superposées, intercalées par la poignée et un tasseau, de sorte à
former une caisse de résonance. Une autre particularité, peut-être
morphologiquement moins importante, est que plusieurs clous constituent la
partie sur laquelle vient frapper la poignée. C’est à notre connaissance
le seul exemplaire de ce type.
Le deuxième exemplaire est
issu de la collection du Musée des Traditions Vésubiennes à
Saint-Martin-Vésubie. Il a été en usage dans ce village jusqu’au début des
années soixante. Il répond parfaitement à la définition de van Gennep, si
ce n’est le doublement de la poignée. La particularité de l’objet réside
dans les noms gravés sur l’objet lui-même. On devine un patronyme local « Airau.. »,
qu’on connaît sous la forme Airaud, Airaudi à Saint-Martin-Vésubie, et
peut-être un prénom du type Valentin. Il s’agit certainement d’une gravure
des enfants de chœur qui utilisaient l’objet. On sait par ailleurs que les
enfants de chœur des années cinquante ont gravé leur noms au fond du
placard dans lequel ils rangeaient leurs habits d’Office.
On rejoint donc là l’avis de Canestrier qui posait la tarabacoula
comme un objet liturgique, plus que folklorique. Mais cet aspect
institutionnel ne doit pas être négligé, puisque c’est à notre avis à
cause de sa nature institutionnelle que sa mémoire a pu parvenir jusqu’à
nous. Les informateurs de la deuxième partie de ce travail sont tous des
anciens enfants de chœur.
De manière générale, ce
que l’on peut retirer de cette partie de l’enquête sur la tarabacula,
c’est d’abord une diversité morphologique. Les tailles, formes, et
matières des deux exemplaires décrits offrent une bonne vision de cette
diversité.
De plus, la diversité
linguistique vient aussi à l’appui de la diversité morphologique : Van
Gennep
cite pour le Comté de Nice, les termes de tarabas comme celui de
tarabacoula. A Saint-Martin-Vésubie, on nomme l’objet tarabacoulm
et on a même francisé le mot en tarabacle,
à Utelle, on dit tarabas. Van Gennep nous donne une étymologie du
nom, fondée sur la racine [tarab], qui serait donc tarabuster,
faire du bruit, dérivant de l’ancien provençal tabustar.
Si en revanche, on prend la terminaison [bacul], on touche au thème du
basculement,
mouvement que décrivent bien les deux poignées. Quant à la terminaison [bast],
on a directement le mot baster, ou battre, qui illustre alors les coups
que provoque l’agitation de l’objet. Il évoque aussi le terme tabasser,
recevoir ou donner une série de coups. Certes l’étymologie ne donne pas
une réponse franche, mais elle éclaire au moins la diversité de la
terminologie.
Il nous resterait sans
doute à voir quels rapport entretiennent les objets, dont les noms sont
phonétiquement proches de tarabacoulm ou tarabas : tels le
tarare, le tarabiscot ou la tarière, en les inscrivant dans les contextes
calendaires et mythologiques liés.
La mémoire
M. H, 62 ans,
Saint-Martin-Vésubie.
« Les enfants de chœur
utilisaient ça pendant les jours où les cloches étaient parties, lorsque
le Christ meurt. Ca remplaçait les cloches, pour sonner l’heure. Le Curé
nous envoyait dans les rues avec ça, et on tapait le plus fort qu’on
pouvait. Et même pendant la messe, vous savez, il y a pour l’Elévation des
petites clochettes. A ce moment, c’est nous avec les tarabacles qui
sonnions à la place des petites cloches. Ca faisait un bruit terrible, et
nous on en rajoutait (rires).
Chaque enfant de chœur en
avait une, mais il me semble qu’elles étaient plus grandes que celle que
vous avez là. Remarquez que quand on est gosse, tout semble grand. Comme
on disait que quand on était petit, il y avait beaucoup de neige. Mais
c’est parce qu’on était petit de taille, alors ça (il montre une hauteur
de 0.60 m avec la main) ça vous semble énorme quand on a 10 ans. Et puis
c’était lourd pour nous. »
L.P., 70 ans, Lantosque.
« C.I. : Est-ce que vous
aviez pour Pâques les tarabacoulm ?
L.P. : Je ne connais pas
ce que vous dites…Ah si, la planche avec les fers pour faire du bruit. Je
me souviens, mais c’est vieux ça, ça a dû disparaître de l’Eglise. Chacun
des enfants de chœur en avaient un, et ils sonnaient la messe avec ça.
Mais, ce n’est pas quelque chose que j’ai connu dans mon enfance. »
J.K, 42 ans,
Saint-Martin-Vésubie.
« Je me souviens de ma
tarabacoulm. Je l’ai portée pour Pâques, quand j’étais enfant de
chœur. Je ne me souviens pas à partir de quand on s’en est plus servie. En
tout cas, dans les années cinquante-soixante on l’utilisait encore. Chacun
avait la sienne. Celui qui avait la plus grosse, c’était un peu le chef.
Les petits en avaient des plus petites, avec une seule poignée qui tapait.
Y’avait des moments où c’était tellement lourd [de porter à bout de bras],
qu’on les prenait à plat [horizontalement] et qu’on faisait taper comme
ça. »
P.L. 68 ans,
Saint-Jean-la-Rivière
« Ce que vous me montrez
là, je l’ai utilisé quand j’étais enfant de chœur. A ce moment là, c’est
avec ça qu’on appelait les gens pour venir à la messe. Moi, pendant la
guerre [d’Algérie] je me suis promis de revenir servir la messe à St-Jean,
et justement c’était au moment de Pâques : c’est pour ça que je vous le
raconte ! »
La technique
Cette partie présente les
remarques qu’ont formulées deux artisans de Saint-Martin-Vésubie (un
menuisier et un ferronnier) lors d’une « confrontation » avec l’exemplaire
de Saint-Martin-Vésubie. L’intérêt de ces remarques réside dans la
pertinence technique due à leur savoir et leur savoir-faire.
Le bois : le bois utilisé
pour l’exemplaire de Saint-Martin-Vésubie est du noyer. On doit utiliser
une essence d’origine fruitière de préférence, car le sapin par exemple ne
tiendrait pas sous les chocs répétés des cognées. De plus, une essence
dite noble fera résonner les sons de manière plus ample. On ne doit pas
aligner verticalement les cognées et le fil du bois, sous peine de fendre
la planche rapidement. C’est pourquoi les cognées ne sont pas strictement
parallèles aux côtés de la planche. Pour éviter encore la formation de la
fente, il faut éviter que les points de frappe des cognées ne se
superposent d’un côté et de l’autre de la tarabacula. Ainsi, les
deux cognées sont décalées, l’une étant placée plus haut que l’autre.
Le métal : les cognées
sont composées d’un tube plein de 0.012 m de diamètre, aplati sur la
partie centrale percutante et les extrémités sont plus fines.
Bibliographie
Canestrier, Paul (fonds), carton 71-3,
Institutions et coutumes spéciales, Bibliothèque de Cessole, Palais
Masséna, Nice.
Dausat Albert, Dictionnaire étymologique,
Paris, Larousse, 1938.
Mauss Marcel, Manuel d’ethnographie,
Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1996.
Seignolle Claude, Traditions populaires de
Provence, tome 2 , Les fêtes et les croyances, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1996.
Van Gennep Arnold,
Le folklore français, Du berceau à la tombe, Cycles de Carnaval –
Carême et de Pâques, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1998.