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BALDUCCI Arnaud « Violence collective et châtiments corporels. Rassemblement et agitation urbaine : De la fureur populaire des funérailles de César au ‘jet de briques et de tuiles’ sur les prétoriens de Maximin le Thrace »
Il est toujours difficile de travailler sur les mouvements de foule sans que le chercheur, ou l’observateur, émette une opinion négative. Quel que soit le type de rassemblement, la foule véhicule un certain nombre d’idées préconçues sur sa nature même : perte du sens critique, violence, comportements extrêmes, quolibets, pour ne citer qu’eux. Ainsi, comme le montrent les paroles prêtées à Drusus par Tacite, peu de nuances sont accordées à la foule : « la foule ignore la mesure »[1]. Que les sentiments collectifs versent dans l’affection ou la haine, ils sont portés à une température excessive.
Le cadre festif est propice à cet abandon de l’individu à la logique des foules. Une des raisons est l’atmosphère exaltante créée par la musique, les lumières, les costumes qui, par leur aspect extraordinaire, tendent à rendre les participants dans « état second ».
En outre, il ne peut être question d’expliquer ce phénomène par le seul prisme de la psychologie collective. Chaque société, chaque groupe crée ses propres modes de penser et d’action qui influent sur la manière d’appréhender les événements. La Rome antique n’échappe pas à la règle.
Les exemples d’agitations collectives ne manquent pas dans les sources anciennes. Les auteurs[2] décrivent, en général, le peuple exclusivement dans ses manifestations corporelles. Pour eux, tout ce qui ressemble à une foule plus ou moins massive est capable des pires excès et des destructions. En relatant certains événements et si l’on en croit les sources, il est stupéfiant de voir à quel point la foule romaine fit preuve d’une capacité d’adaptation se pliant, presque sur le champ, au nouveau venu. « L’Année des Quatre Empereurs », et les crises, de manière générale, sont une base de renseignements sur la nature des foules. A ce moment, le peuple et le sénat volèrent au secours de Galba quand ils le croyaient vainqueur, puis d’Othon dès que le sort avait décidé de lui. Le renversement de situation donne une allure grotesque à la résignation des civils[3]. Plus tard, le vulgaire s’opposera à la volonté d’abdiquer de Vitellius, alors que deux jours après elle outragera son corps[4]. De ce point de vue, les masses étaient inconstantes et lâches : « Le même jour, ils devaient demander tout le contraire avec la même vivacité : c’était une tradition de flatter n'importe quel prince »[5]. Et à Juvénal de compléter sur le thème de la versatilité en écrivant, à propos de Séjan : « déjà sous des soufflets, cette tête qu’adorait le peuple s’embrase dans la fournaise. »[6]. La foule a le cœur mobile, reporte son affection sur l’un ou l’autre, suit la fortune ou ses propres caprices : « A Rome, chacun les entourait d’égards, les uns par un sentiment sincère, les autres par adulation »[7].
Suivant cette optique, les Annales insistent sur les désordres et les spectacles de la nuit en parlant sans cesse de la « licence du théâtre » ou de l’« immodération des spectateurs ». De cette façon, si un empereur donnait l’occasion à la foule de laisser libre cours à ses penchants, la situation pouvait devenir inquiétante. Quand Néron retira les cohortes du théâtre, le verdict de la licencia fut immédiat[8].
L’aversion de la foule pour la sagesse s’illustre grossièrement à travers ses manifestations physiques et ses prises de position guère nuancées. Indifférente à l’importance des affaires publiques et inconsciente de la place de l’empereur, la foule trouve toujours un bouc émissaire en cas de catastrophe : « [c’est] la coutume propre à la foule d’attribuer à un responsable des événements fortuits »[9]. Après le terrible incendie de 64, Néron attribua, sans grande peine, la faute aux chrétiens[10].
Au delà du tableau, certes bref, de l’image de la foule véhiculée par les auteurs anciens, cette étude permet d’avoir une vision globale d’une période s’étendant de la fin du Ier siècle au premier tiers du IIIe siècle. Néanmoins, analyser de manière [1] Tac., Ann., I, 29, 3. [2] Les œuvres de Tacite (Annales ; Histoires), Suétone (Vies des douze Césars), Dion Cassius (Histoire Romaine) et l’Histoire Auguste ont constitué l’essentiel de nos sources. [3] Ibid., I, 45,1 ; Suet., Oth., XIX ; D.C., LXIV, 6,3. [4] Tac., Hist., III, 58, 6 ; 68, 5. [5] Ibid., I, 32, 1. [6] Juv., Sat., X, 61-63. Nous penserons aussi à une phrase du roi de France, Henri IV : « le peuple m’acclame ; il acclamerait aussi bien mon pire ennemi, s’il triomphait. » (extraite de Yavetz 1986 ; p.136). [7] D.C., LV, 9,2. [8] Tac., Ann., XIII, 25,4. [9] Ibid., IV, 64,1. [10] Suet., Nér., XXXVIII ; Tac., Ann., XV, 38-44 ; D.C., LXII, 16-18.
précise tous les mouvements reste impossible, c’est pourquoi nous serons conduits à pratiquer des choix. Sur certaines périodes, comme la crise de 193 par exemple, il semble que les foules aient tenu un rôle moins passif dans le choix de l’empereur et dans la vie politique de l’Urbs. L’objet de cette contribution sera d’essayer d’expliquer en quoi les comportements et les mobiles ont varié, ou, au contraire ont résisté au temps ? Y a-t-il des nouveautés ou des immobilismes, selon que l’on se place sous Auguste ou Septime Sévère ?
Avant de répondre à la question d’une supposée « implication politique » de la plebs urbana, il convient d’aborder les réactions violentes des foules en fonction de leurs formes extérieures, mais aussi de leurs causes historiques.
La violence comme alternative à une impossibilité de communication orale. En tenant compte des principales de théories – Tarde, le Bon, Moscovici[1] –, nous nous sommes rendu compte qu’il était possible de clarifier le champ émotionnel collectif. Faisons un bref rappel. L’individu, en acceptant de s’associer à la multitude, a le sentiment d’acquérir un pouvoir énorme qui rend le succès certain. Pour lui, il n’encourt aucun risque vu qu’il n’est pas identifiable. Impression de puissance erronée, mais qui s’installe immédiatement et confortablement, car la foule paraît protéger, on s’y sent anonyme. Le nombre exponentialise les sentiments, élimine les avis partagés pour faire place aux émotions les plus simples : la joie ou la peur. Ainsi, dans le cas de la mort du Prince, et dans un contexte préétabli par le successeur, on exprime soit son approbation, soit son rejet.
Chaque émeute, chaque destruction ne pourrait s’expliquer uniquement par l’instinct de violence. Chacune a un visage propre. Or, la récurrence de phénomènes nous amène à établir un « programme » de réponses propres à la communication de la multitude. Les plébéiens manifestèrent selon des modalités particulières d’expression et de défense se rapportant à un conflit ressenti au niveau supérieur du groupe. Certes les phénomènes collectifs répondent de processus psychologiques, mais ils obéissent aussi à des lois et des causes d’origine socio-économique. Point de « marxisme antiquisant », mais seulement une analyse qui reflète un aspect des rapports économiques.
Les émeutes frumentaires. Tacite nous rapporte que sous Tibère, « la cherté du blé provoqua presque une sédition »[2]. Les problèmes frumentaires ont offert un terrain favorable et profitable à l’émergence d’une personne providentielle capable de résoudre ce type de problème : l’empereur. En conséquence, la conscience populaire faisait du ravitaillement une des conditions premières de son adhésion au Prince. Les prix augmentent, la foule tient évidemment le Prince pour responsable. Cependant, les désordres et les manifestations de rues ne cessèrent jamais tout à fait.
Animée d’une forme de conscience commune, l’inquiétude de la subsistance touchait l’ensemble des couches plébéiennes. Une disette, une menace de famine rendaient les victimes plus réceptives aux moindres pressions venant de l’extérieur. Sans doute dues en partie à une épidémie de peste dans l’ensemble de l’Italie, en 22 av. J.-C., les difficultés de l’annone persistaient. Les sénateurs furent enfermés dans la Curie et menacés de périr par le feu s’ils ne répondaient pas au désir du peuple[3]. Nous ne manquerons pas non plus de relater les événements qui touchèrent Claude en 51. Une rumeur disant qu’il ne restait plus que quinze jours de vivres conduisit la foule, fait extrêmement rare, à prendre à parti le princeps. Alors que celui-ci rendait la justice, le peuple l’entoura et cria des insultes. Puis, la foule lapida l’empereur, de manière assez originale, à savoir à coups de croûtons de pain et bouscula ce dernier sur l’extrémité du Forum. Acculé, il ne s’en tira que grâce à l’intervention de l’armée[4].
Ces remarques nous amènent, bien sûr, à nous demander de quelle manière naissait un rassemblement en un moment précis ? Comment s’explique la présence d’un nombre de mécontents assez important et assez décidé pour qu’éclate une émeute ? Y a-t-il eu une concertation préalable entre quelques-uns des participants qui auraient entraîné le reste des assistants - pas nécessairement des agitateurs, mais des meneurs - ou bien le mouvement est-il parfaitement spontané ? Il est bien difficile de répondre à de telles questions. Les sources ne fournissent pas d’éléments laissant soupçonner des contacts antérieurs entre les manifestants, c’est tout ce que l’on peut dire.
Mais, il paraît indéniable que ceux qui subissent des menaces touchant directement à leur situation et à leurs intérêts peuvent aisément devenir des agents de perturbation de l’ordre public. Par une émeute, la plèbe de Rome émettait ses doutes et ses peurs.
[1] Parmi la multitude d’ouvrages disponibles, il y a : LE BON G. Psychologie des foules, Paris ; MOSCOVICI S. L’âge des foules, Paris ; TARDE G. Les lois de l’imitation. Etudes sociologiques, Paris ; TARDE G. L’opinion et la foule, Paris. [2] Tac., Ann., VI, 13, 1. [3] D.C., LIV, 1, 2-4. Les Romains estimèrent que la non-réélection d’Auguste au consulat cette année-là en était la cause. [4] Tac., Ann., XII, 43,1 ; Suet, Cla., 18.
Quant aux destructions frénétiques, celles-ci montrent un des aspects les plus subversifs du populus. Evidemment, il est toujours difficile d’y trouver des intentions flatteuses, mais en adoptant le point de vue de la communication et du langage, on a vite fait de se rendre compte d’une véritable poussée de violence.
Destructions, outrages et châtiments corporels[1]. Quel meilleur moyen de « toucher » à la dignité d’un empereur ou d’un homme politique, que de détruire ses images[2] – statues, pièces[3], effigies – ? En maintes occasions, l’empereur et son entourage ont souffert par l’intermédiaire de leurs effigies. Les foules exprimèrent leur colère en se déchaînant sur des cadavres ou en brisant des statues.
Néron chassa Octavie, le peuple s’en prit aux statues de Poppée[4]. En 20, lors du procès de Cn. Pison, le peuple s’amasse devant la Curie et veut lyncher l’inculpé[5] : on traîne ses images aux Gémonies avant de les briser. Eliminer le souvenir d’un empereur, le supprimer des cœurs commençait par la destruction de ses images. Pensons aux réactions qui suivirent la mort de Caligula, « ses statues, ses portraits étaient abattus »[6] ou de Néron, « à présent, le peuple détruit ses images et ses statues, comme s’ils maltraitaient le despote lui-même »[7]. De même, à l’annonce de la destitution de Maximin le Thrace, « toutes les statues […], toutes ses effigies, tout ce qui l’honorait fut mis en pièces »[8]. Inversement, pour manifester son soutien, la foule porta des statues d’Agrippine et de Néron tout en entourant la Curie, lorsque ces derniers furent mis en accusation en 29[9]. Nous aurions tendance à symboliser l’action, à la rendre politique, mais en se mettant du côté de la foule, on se rend vite compte que c’est un mode de communication exhibitionniste contenant une grande force symbolique. Le rapport à l’image contient un message explicite d’adoration ou d’exécration. Sur ce point, il est possible de faire un parallèle. On pense bien sûr aux réactions populaires et collectives qui suivent la chute d’un dictateur ou d’un régime personnifié.
A cause d’un choc émotif, la foule pouvait aussi s’en prendre aux personnes. Un des sommets de l’hystérie collective : les funérailles de J. César en 44 avant notre ère déchaînèrent troubles et passions. Née autour du bûcher, la fureur faillit dégénérer en catastrophe pour la Ville. Afin de faire sortir les réfugiés de leurs maisons et du Capitole, le peuple voulait mettre le feu aux édifices. Suivant le principe du bouc-émissaire et d’une inflexible croyance dans le contrôle des choses[10], « cette foule tumultueuse rencontra Helvius Cinna, et, par suite d’une erreur de nom, le prenant pour Cornélius, à qui elle en voulait pour avoir prononcé, la veille, un discours véhément contre César, elle le tua, et promena sa tête au bout d’une pique »[11]. Une première lecture dirait que la foule est animée par son affection vis-à-vis du défunt dictateur. Néanmoins, qu’il suffise de rappeler que c’est après voir vu les blessures de César que la foule tenta de prendre d’assaut les maisons des Césaricides, et la spontanéité en est moins évidente.
Plus tard, la populace, après l’exécution de Séjan, outragea son cadavre pendant trois jours et finit par le jeter dans le Tibre[12]. De même nous avons des indications sur les circonstances tragiques de la mort de Cleander et de son ou ses fils.
« On massacra les enfants de Kleandros et on élimina tous ceux dont on savait qu’ils étaient ses amis. On déchira leurs corps, on leur fit subir toutes sortes d’outrages, et pour finir, après les avoir totalement mutilés, on les transporta jusqu’aux égouts et on les y jeta[13] ».
Comme pour Séjan[14], le fait que les « amis » de Cleander soient aussi tués renvoie à la volonté collective de supprimer totalement le souvenir de l’accusé.
La violence n’est que l’expression gestuelle - agressive - d’un sentiment d’hostilité ou d’exaspération. Ce n’est pas un hasard, si l’année 238 fut marquée par des affrontements entre les troupes de Maximin le Thrace restées stationner et la population urbaine[15]. La résignation à la violence est le signe d’un renoncement, la traduction d’une angoisse, d’où sa [1] Il sera intéressant de noter que sous l’appellation « outrages », nous éprouvons des difficultés à s’imaginer ce qu’il en était réellement. [2] D.C., LXVIII, 1, 1. Dans le cadre d’une mesure financière, les images en or et en argent de Domitien furent fondues. [3] Il existe des traces archéologiques de mutilations volontaires de portraits monétaires. [4] Ibid., XIV, 61,3. Au contraire, Octavie voyait ses images portées sur les épaules et couvertes de fleurs (symbolique de l’entrée triomphale). [5] Ibid.., III, 14, 6. [6] D.C., LIX, 30, 1. [7] Ibid., LXIII, 29, 2. [8] Hér., VII, 7, 2. [9] Tac., Ann., V, 4,3. Une lettre de Tibère, adressée au Sénat, visait la mère et son jeune fils (Tac., Ann., III, 2-3). [10] DUBOIS N. La psychologie du contrôle. Les croyances internes et externes, 1987, Grenoble. [11] Suet., Div. Jul., LXXXV. [12] D.C., LVIII, 11, 1-5. Nous ajouterons la description de Juvénal : « leurs statues dégringolent, tirées par le câble […]. Déjà le feu gronde ; déjà sous les soufflets, cette tête qu’adorait le peuple s’embrase dans la fournaise. Il crépite ; le grand Séjan ! » (Juv., Sat., X, 58-63). [13] Hér., I, 13, 6. [14] D.C., LIII, 12, 1 : « Car la foule, chaque fois qu’elle voyait quelqu’un qui avait été influent auprès de Séjan […], elle l’exécutait. ». [15] Hér., VII, 12, 5.
résurgence lors des moments troubles du principat. Dans des contextes de crise, la multitude exagère encore les altérations, car par rancune posthume, elle projette sur les morts l’irritation du présent. Ce relâchement de la psyché peut notamment s’observer lors de la mort de Vitellius, où la foule atteint la personne physique de l’empereur :
« Ils l’attrapèrent, lui enlevèrent sa tunique, lui lièrent les mains dans le dos, et mirent une corde au cou […] le long de la Voie Sacrée, ils traînèrent l’empereur qui avait souvent paradé dans son fauteuil officiel, et ils conduisirent l’Auguste au Forum, où il s’était souvent adressé au peuple. Certains le frappèrent, d’autres tiraient sa barbe, tous le tournaient en ridicule, l’insultaient […]. Ils [les soldats] coupèrent sa tête et la portèrent dans toute la ville »[1].
Puis, près des Gémonies, l’empereur fut déchiqueté à tout petits coups. Traîné vivant à travers le centre de Rome, la foule le maltraita et l’exécuta, en quelque sorte, collectivement. Outragé et déchiré, il fut « évacué » par le Tibre. Par ces actions, ces gestes, ces rituels, Vitellius n’était plus rien. Il perdait non seulement son statut impérial, mais aussi son statut d’homme. Ces sévices furent aussi appliqués à Galba, mais la foule resta passive, spectatrice[2]. Sa tête fut amenée à Othon qui l’abandonna aux soldats de son camp. Ceux-ci la plantèrent au bout d’une pique et la promenèrent dans tout le camp[3]. L’armée offre souvent des illustrations de mouvement moutonnier : « Aussitôt que cet homme [un soldat] s’élança contre Pertinax […], il l’eut frappé, alors les autres ne se continrent pas et ils percèrent de coups leur empereur »[4].
Les mouvements collectifs ne sont pas nécessairement violents. Mentionnons l’arrêt de travail et la fermeture de maisons qui suivirent la mort de Germanicus. Double réaction de protestation et de tristesse, la plèbe choisit la voie « pacifique » pour exprimer son deuil[5]. Bien sûr, la spontanéité reste relative. Il ne faut absolument pas, comme le suggèrent les sources, généraliser ce type de manifestations. Non seulement, il se peut que les auteurs exagèrent le mouvement, mais ces formes privées de deuil mettent en jeu la famille étendue aux réseaux de clientèles. Le cas que nous mettons en avant est extrêmement rare. Le plus souvent, ce sont des groupes plus restreints qui se manifestent. Toutefois, est-ce que cette cessation générale spontanée des activités montre que la foule était capable d’exprimer son désarroi en s’abstenant de manifestations violentes ? Pas tout à fait, puisque Suétone nous dit que sur le même événement la plèbe « lança des pierres contre les temples, on renversa les autels des dieux »[6]. En s’en prenant aux divinités, il y a l’expression d’une volonté sous-jacente de refuser la mort de Germanicus. Le peuple n’accepte ni son destin, ni le « coup du sort ».
Remarquons tout de même qu’à aucun moment, nous ne trouvons dans l’histoire de Rome un cas où le peuple tout entier aurait pris part à une insurrection ou une révolution. Une autre action symbolique concerne Commode : « beaucoup parmi le peuple ne vinrent même pas à l’amphithéâtre ; quelques uns, après y avoir jeté un coup d’œil, s’en retournèrent »[7]. Sporadique ou générale, l’absence physique de la foule porte une signification. Elle est aussi la représentation d’une opinion.
De fait, nous pouvons avancer que la psychologie collective prend, de manière tacite, la mesure du danger auquel elle ferait éventuellement face. Cet élément présentement mis en avant expliquerait, en partie, le « déversement » de certaines violences succédant à la mort d’un empereur ou d’un homme politique. Les actions qui touchèrent Poppée, Cleander, Séjan, les imagent : n’y aurait-il pas une peur du peuple de s’en prendre directement au Prince ? De même, il fallait attendre la mort d’un empereur pour observer les vrais sentiments de la plèbe : terreur ? Sûrement, puisque de nombreux troubles furent durement sanctionnés. Par conséquent, s’en prendre à des personnes de l’entourage impérial, détruire des images, faire appel à des symboles, sont des moyens détournés d’exprimer une aversion et un mécontentement.
Appartenant au domaine de l’inconscient collectif, ces pratiques contiennent un autre sens, propre à la culture de l’Urbs[8]. Outre les interprétations relatives au langage de l’exhibitionnisme et à la psychologie des foules, ces actions sont aux confins du droit, de la mythologie et de l’ancienneté des rites.
La violence physique, poussée jusqu’à la mise à mort était un acte culturel : selon les circonstances, elle constituait un rite propitiatoire et purificatoire visant à la satisfaction du désir social, psychologique et moral de rétablir les torts.
Symbolisme et signification des pratiques de la violence. [1] D.C., LXV, 20, 2-3 et 21, 2. [2] D.C., LXIV, 6, 3 : ils « l’abattirent en présence de quelques sénateurs et de foules de plébéiens ». [3] Suet., Gal., XX. [4] D.C., LXXIV, 10, 1. L’assassinat de galba se passa dans des circonstances à peu près identiques : « le vexillaire de la cohorte qui accompagnait Galba (c’était, dit-on, un certain Atilius Vergilio) arracha le médaillon de Galba et le jeta à terre ; à ce signal tous les soldats manifestèrent leur enthousiasme pour Othon » (Tac., Hist., I, 41). [5] Tac., Ann., II, 82, 4. [6] Suet., Cal., V. [7] D.C., LXXIII, 20, 2. [8] PRIEUR J. La mort dans l’antiquité romaine, 1986, Ouest-France.
Les méthodes varient : la décapitation à la hache ou à l’épée est la forme la plus courante ; puis viennent la crémation, la précipitation, la noyade. La « mort du tyran »[1] est ordinairement en rapport avec le principe de sa monstruosité : Caligula, qui voulait s’assimiler aux dieux fut tué comme une victime sacrificielle, par un coup de glaive au cou ; Néron, avide de popularité, meurt rejeté par Rome en s’enfonçant le fer dans la gorge pour prévenir le supplice ; Vitellius, grand débauché, meurt assassiné par les soldats fêtant les Saturnales.
Les pratiques de la violence et des châtiments reposent avant tout sur une vieille tradition civique, juridique et culturelle. Le système des supplices et des exécutions capitales était prévu par la civitas comme une conséquence nécessaire et inévitable des comportements susceptibles de mettre en danger son ordre interne et sa survie. De plus, les légendes entourant certaines pratiques peuvent nous aider à comprendre le sens désormais perdu de certains rites de mise à mort. Tout comme en Grèce, ces supplices répondent à trois exigences différentes : châtier, venger, expier. Chaque acte de supplice ou de punition puise ses origines dans les périodes antérieures à la Rome impériale ou dans la Grèce classique. Au fur et à mesure du temps, des événements connus par la Cité et des changements socio politiques, ces pratiques ont évolué. Par exemple, la décapitation à la hache fut appelée, sous la République, à disparaître[2]. Pourtant, la securi percussio était réservée aux soldats insoumis et rebelles, mais aussi aux prisonniers de guerre, lorsqu’ils étaient mis à mort dans la Cité. Sur la période étudiée, les exécutions ou les meurtres se faisaient plutôt au glaive ou à l’épée. L’Empire hérita aussi de la phase précédant la condamnation capitale.
Pour la mise à mort, le rituel consiste à faire participer le peuple. La participation s’organise d’abord autour de l’arrestation du condamné et de sa marche vers la mort. C’est devant le plus grand nombre possible de personnes, convoquées à cette fin par un héraut au son de la trompette, que le rite de décapitation était exécuté. A ce titre la description donnée par Dion Cassius, sur les derniers moments de Vitellius, est assez explicite[3]. Il s’agissait d’un spectacle public qui avait lieu après que le condamné a été soumis à un autre rituel, qui existait déjà en Grèce, celui de la promenade infamante. Sous la République, l’accusé, les mains attachées dans le dos, était conduit à travers les rues de la Cité, battu et aiguillonné par les assistants du magistrat, insulté et souvent lapidé par la foule. Parvenu sur le lieu de l’exécution, il ne lui restait qu’à attendre sa fin. La hache frappait d’une manière expéditive et brutale le cou du condamné, mettant fin à ses souffrances. Sa tête roulait sur le sol. La fonction fondamentale de la décapitation, au-delà de la dissuasion, était de démontrer - indirectement - l’autorité incontestée de celui qui l’infligeait.
La pratique s’enrichit d’une autre forme d’exhibitionnisme, à la frontière entre le sacrifice et la prise de pouvoir politique et militaire : l’usage de la pique. Ce type de mise à mort n’a pas pour seul but la punition des coupables, c’est aussi un rite qui doit apaiser la colère des dieux et rétablir l’ordre rompu. Lorsque la faute vient de ceux qui détiennent l’autorité, tuer l’adversaire ne suffit pas, il faut, selon le « rituel de la séparation », prélever sa tête et la rapporter vers le lieu où se tient le pouvoir ou vers la personne qui détient le pouvoir légal : la tête de Maximin fut envoyée au sénat en signe de soumission par les armées rebelles[4]. Sur la colonne trajane, l’empereur arbore face aux troupes la tête de Décébale qui, bien que mort par suicide, était un ennemi vaincu. Comme beaucoup d’autres peuples antiques, « chasseurs de têtes »[5], les Romains considéraient comme un trophée la tête coupée d’un ennemi, et ils aimaient exhiber leur gloire en enfonçant cette partie du cadavre sur un pieu ou en le soulevant dans une main. Sur ces différents points, les auteurs antiques ne sont pas avares en détails macabres.
Le consentement du peuple se manifeste aussi après la mise à mort, lors de l’exposition aux Gémonies. Sur les hauteurs du Capitole, les « escaliers des soupirs » - scalae gemoniae - conduisaient aux temples[6]. Peut-être assimilables aux scalae Tarquiniae, les cent marches que, selon la tradition, Tarquin le Superbe aurait fait creuser, et qui menaient au Capitole. Là se trouvait le saxum Tarpeium[7], la roche d’où étaient précipités les accusés coupables. Selon les Douze Tables[8], la précipitation de la roche était, entre autres, prévue dans les cas de trahison envers l’Etat. Supprimée sous Claude, elle évolue sous le principat, tout en conservant la symbolique pénale, civique et religieuse. Sacrifice expiatoire, sur ces marches, on traînait les corps des prisonniers exécutés dans la prison voisine avant de les jeter dans le Tibre. Ce modèle de [1] SCHEID J. « La mort du tyran. Chronique de quelques morts programmées », Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique. Table ronde organisée par l’Ecole française de Rome, 9-11 novembre 1982, CEFR, 1982, 79, 177-193. [2] L’instrument par lequel originellement le rex jugeait les traîtres était la hache, symbole du pouvoir militaire. [3] Op. cit. 36. [4] SHA, Max., 23-25 ; Hér., VIII, 1-5 ; Eut., Brév., IX, 1. [5] CANTARELLA E. Les peines de mort en Grèce et à Rome. Origines et fonctions des supplices capitaux dans l’Antiquité classique, 2000, Paris. p. 152. [6] Leur tracé correspondait environ à celui de l’escalier qui, aujourd’hui, monte du Forum au Capitole en longeant la façade sud de San Giuseppe dei Falegnami, l’église sous laquelle se trouvait la prison dite Tullianum. [7] Le nom de la roche dériverait d’un certain L. Tarpéius, qui vécut au temps de Romulus, ou bien ce serait une référence à Tarpéia, vestale tuée par les Sabins et inhumée à cet endroit. [8] Leges XII tabularium : il s’agit du premier code juridique romain rédigé par une commission de 10 personnes, les decemviri legibus scribendis, entre 451 et 450. Il n’est connu qu’à travers des citations et des références. Ces lois embrassent tous les domaines du droit, privé, public, criminel et sacré ; elles ne furent jamais abolies même lorsqu’elles devinrent totalement désuètes. Elles jettent les premières bases d’un code pénal en matière de vol et sévices corporels.
punition a été apposé à certains empereurs ou à des « ennemis de l’Urbs ». Au début de l’Empire, on commence à pratiquer cette exposition : le cadavre devient un objet de spectacle de railleries, de violences, avant sa noyade définitive. Ce rituel collectif et public a été appliqué à Vitellius encore vivant. L’empereur ne pouvait être contesté de son vivant[1] ; c’est dans le rituel de sa mort que la communauté pouvait traduire symboliquement ses sentiments : si le déplacement se fait vers le haut pour les bons empereurs - l’apothéose -, les autres descendent vers la bestialité. La mort est rituelle et se réalise à travers un éloignement ou une expulsion, montrant que le tyran n’est pas à sa place dans la société. De manière allégorique, Néron fuit la Cité[2]. Rappelons que, théoriquement, toute condamnation à mort entraîne légalement l’interdiction de la sépulture : les cadavres sont outragés ou systématiquement mutilés. Ce traitement ne relève pas seulement de la torture, son but est surtout de mutiler le corps pour empêcher toute sépulture et de faire perdre au supplicié toute identité dans le monde des morts.
Entre le rite et la peine-vengeance, un des modes les plus fréquents infligés par le peuple était la lapidation. Celle-ci apparaît comme fonction de la vengeance collective de type instinctif, juste, mais non-institutionnelle. La logique est très claire, l’accusé est tué sans procès par la colère du peuple, parfois en même temps que les femmes et les fils, les amis innocents[3]. Ce rite expiatoire est un des usages les plus anciens[4]. En l’occurrence, le jet de pierres est un des premiers rituels purificateurs. Car, la pierre purifie, expie, disculpe. A Rome, exactement comme en Grèce[5], la pierre était un instrument d’une justice collective et spontanée. A l’origine, la loi de Numa prévoyait cette possibilité aux parents d’une victime pour punir l’auteur d’un homicide volontaire. Au niveau public, la lapidation était envisagée, par Rome, dans une perspective afflictive-rétributive visant à affirmer le principe moral selon lequel il n’était pas permis de causer un tort à la collectivité. L’idée que la pierre est un instrument de la justice et de la réaction populaire, lors d’explosions de violence a plusieurs fois été mentionnée[6]. Avant des funérailles publiques, le corps de Tibère subit une lapidation. Il fut traîné aux Gémonies et jeté au Tibre. Quand son corps fut enlevé à Misène, des habitants souhaitaient le voir brûler dans l’amphithéâtre d’Atella. L’objectif était d’assimiler Tibère à un criminel, puisque cet édifice accueillait souvent des condamnations à mort. Traiter l’empereur déchu comme un criminel est logique à partir du moment où celui-ci s’est rendu gravement coupable envers la communauté.
Enfin, il existe un châtiment qui mérite d’être relevé : la célèbre peine du sac à laquelle le peuple fait allusion sous Néron[7]. La peine du sac est un rite tout à fait particulier. Dans le langage de la vie quotidienne, le culleus était un banal récipient de cuir étanche. Dans le lexique des supplices en revanche, c’était l’instrument de l’exécution réservée aux parricides. Après avoir été frappé par des verges « couleur de sang » - les virgae sanguineae -, le criminel est mis dans un sac en cuir avec un chien, un coq, une vipère, et un singe, puis jeté dans l’eau. Les compagnons de voyage du parricide, en déchirant son corps, provoquaient sa mort.
Chaque animal a une signification. Pour les Anciens, le chien est un animal vil et méprisable qui n’épargne pas ses semblables. Le coq tuerait les vipères. Ceci suggérerait donc l’idée d’une chaîne sans fin de morts ; de la violation à l’intérieur du culleus, de la règle fondamentale de la coexistence civique que le parricide avait enfreinte dans la cité, ramenant la société des hommes au niveau de celle des bêtes sauvages. Sur la vipère, fortement ancrée dans le monde ancien, la symbolique était claire. Pline[8] dit que chaque jour une femelle donnait naissance à une petite vipère. Les autres perdant patience, sortaient du flanc de leur mère en la tuant. Le singe aurait été introduit par Claude pour symboliser le geste inhumain du parricide.
Une première constatation s’impose : toutes les émeutes, sans exception, étaient en partie ou indirectement dirigées contre l’empereur. Sous la République, ce furent le sénat et les magistrats, mais l’esprit de la démarche est identique : les autorités sont jugées responsables. Dans ses formes, les réactions de la foule obéissaient, telles les destructions posthumes, à des modèles culturels immuables. Les moyens d’exprimer un sentiment de haine ou de colère restent semblables. La plèbe du [1] Pour la mort de Commode, « tous les avis qu’auparavant la crainte empêchait d’énoncer, voilà qu’on les exprimait sans difficulté » (Hér., II, 2, 4). La foule détruisit les effigies de Maximin le Thrace quand ses pouvoirs furent abolis par le Sénat : « et si auparavant, par crainte, on tenait cachée la haine qu’on avait pour lui, elle se déversa désormais impunément et librement » (Hér., VII, 7, 2). [2] Suet., Nér., XLVIII. [3] Voir les nombreux exemples d’Helvius Cinna, Séjan, Pison, Cleander, Didius Julianus ou Maximin le Thrace. [4] Certains historiens (MEULI K. « Griechische Opferbraüche », dans Phyllobolia. Festschrift Peter von der Mühll, 1946, Bâle, 185 et s.; BURKERT W. Homo necans. Interpretationen altgriechischer Opferriten und Mythen, 1972, Berlin-New york ; BURKERT W. Structure and History in Greek Mythology Ritual, 1979, Univ. Cal..) font remonter ce rite aux sociétés de chasseurs, époque très reculée où la pierre était l’unique instrument de la mort. Ceux-ci mettent en évidence les origines du sacrifice sanglant avec la pratique de la chasse. [5] La matricide Oreste craint la lapidation. Dans Homère, la lapidation est une vengeance collective de type séculier. A Athènes, et dans de nombreuses cités, les pharmakoi - des malheureux maintenus en vie et nourris aux frais de l’Etat dans le but exclusif d’être sacrifiés - avaient pour fonction de chasser le mal de la cité. Aux Targélies, poursuivis par la foule, armée de pierres, et contraints, s’ils survivaient, à quitter la cité. [6] Nous invitons le lecteur à se reporter à l’annexe II où sont répertoriées les différentes formes et les moyens d’action de la foule, les lieux de manifestations. [7] D.C., LXII, 16, 2. [8] Pline, Hist. Nat., X, 82, 170.
IIIème siècle continue de détruire des images et de s’en prendre aux corps, d’où un caractère relativement institutionnel des réactions collectives. Mais, nous n’avons pas seulement tenté de comprendre les raisons, historiques, d’une turbulence collective. Nous nous sommes aussi demandé pourquoi et comment une foule se tourne vers la violence. En faisant apparaître l’émotion comme un type banal de réaction, les diverses sortes de rassemblement émaneraient en fait d’un état de l’opinion, d’un environnement où s’imbriquerait une multiplicité de facteurs. Subséquemment, les émeutes frumentaires du Ier siècle expriment une sorte d’angoisse et d’inquiétude sur un problème qui concerne directement le groupe en question.
Les violences ont un sens psychologique et une fonction sociologique. Elles ne résultent pas des poussées aveugles de l’instinct. Disons que la logique des foules accompagne un mécontentement, elle en est le catalyseur mais sûrement pas la cause. Les événements cités seront sûrement jugés pour le lecteur de notre époque comme étant d’une extrême violence, mais au-delà de nos recherches sur la « violence langagière », nous proposerons l’idée que les différentes formes de violence énoncées, comme les outrages corporels et les destructions, obéiraient à des modèles culturels, des habitudes, des rites mêlant aussi bien aspects religieux, civils, civiques, politiques et militaires. Les Romains n’ont pas « appris » à agir de la sorte, mais leur langage obéit aux lois anciennes, il est la projection physique d’un medium culturel. L’exhibition, la démonstration d’émotions répondent d’une culture, d’un modèle propre à une mentalité.
Dans cette perspective, nous pourrions définir la violence comme un processus identitaire et un mode de communication collectif qui compenserait ou pallierait une incapacité organique et politique d’expression orale.
La violence, toujours résurgente, affleure tout au long de la période avec des phases d’accalmie. Autour d’annonces et de divers motifs – augmentation du prix du blé, menace dans le ravitaillement, succession d’empereur, guerre civile –, des émotions s’expriment et disent quelque chose d’une attente ou d’une projection dans l’avenir. Celles-ci peuvent se faire de manière quasi-institutionnelle pendant les spectacles, ou bien dans l’indifférence générale et se réduire à quelques bavardages, d’autres peuvent prendre d’autres proportions.
ANNEXE FORMES DE MANIFESTATIONSET MOYENS D’ACTION DE LA FOULE
[1] Des plébéiens, des soldats et un centurion furent tués. [2] On estime à 1000 le nombre de morts. En plus de ce magistrat, d’autres auteurs de l’émeute furent punis. [3] Avec l’inscription grecque : « Voici enfin le moment du combat », et « qu’il le livre enfin », c’est à dire qu’il doit livrer une vraie guerre et non plus des concours théâtraux.
[1] Intendant de l’annone [2] L’ampleur du mouvement est inconnue. Nous retiendrons l’initiative. [3] Assassiné le 31 décembre 192 [4] Moment où Septime Sévère doit, après Pescennius Niger, combattre Clodius Albinus.
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