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GILI E.

Conserver le pouvoir au village. La notabilité dans la durée : la famille CAGNOLI de Saint-Martin-Vésubie.

A la fin du XVIIème siècle, l’avocat Jean-Baptiste CAGNOLI, accompagné de son collègue, Jérôme Marcel RAIBERTI, est chargé par l’ensemble de la Communauté de Saint-Martin Lantosque (Vésubie) de plaider la cause du village auprès de la Cour Ducale des Comptes. Pour l’occasion, tous deux sont nommés députés et mandataires généraux et spéciaux de Saint-Martin. Cette nomination était la conséquence d’une terrible nouvelle. La nouvelle, arrivée quelques jours plus tôt au village, avait fait l’effet d’un cataclysme. Jérôme Marcel DE GUBERNATIS, grand commis de l’Etat et originaire du lieu, venait d’obtenir de l’autorité suprême des lettres patentes d’inféodation qui lui octroyaient le titre comtal. Sa juridiction allait désormais peser directement sur le village, au détriment des anciennes « libertés communales ». La commune les avait difficilement acquises, et cherchait à obtenir de nouvelles confirmations à chaque nouvelle succession sur le trône.

Après plusieurs semaines de requêtes, les plénipotentiaires, de retour au village, purent assurer de la réussite de leur mission, et confirmèrent que la Cour acceptait de statuer de nouveau sur l’inféodation prononcée, mais cette fois, au profit de la Communauté et au détriment du tout nouveau Comte.

Comment de « simples » avocats de notre commune ont-ils pu mener à bien une telle mission, qui les obligeait à la confrontation et à l’opposition contre l’un des principaux personnages de l’Etat savoyard ? Cette démarche leur demandait de jouer de tous les recours que leur offraient des lois qu’ils semblaient si bien connaître et dominer. C’est effectivement ce qui fut réalisé.

 

En fait, Jean-Baptiste CAGNOLI n’est pas vraiment un personnage de second plan. Issu d'une lignée d'avocats, de notaires et d’hommes de loi, il est le frère d'André, Commendataire de Fenestres, l’un des principaux personnages du village de par sa fonction. Le sanctuaire de la Madone de Fenestres dont il est question est le véritable cœur de la foi de ces hautes régions, vénéré depuis plusieurs siècles par les populations alentour, de ce côté-ci des Alpes comme de l’autre. Plus concrètement encore, il possède un patrimoine foncier qui fait de son titulaire un « grand propriétaire », le temps de son ministère. D'un niveau de fortune déjà remarquable au plan local, Jean-Baptiste entretient des liens privilégiés avec nombre de grandes familles du Comté.

 

De fait, le 30 octobre 1684[1], le duc de Savoie décide finalement la révocation de l’inféodation, faisant droit aux prétentions juridiques de la Communauté de Saint-Martin, afin que « dans aucun temps ne puissent lesdits hommes ou commune de Saint-Martin être inquiétés par le fait d'inféodation d'aucune personne ».

La personnalité des deux plénipotentiaires de la Communauté a incontestablement pesé sur le succès de l'opération. Leur niveau de connaissance du fait juridique, du système, mais également le jeu de leurs relations et le réseau d’amitiés et de connaissances qu’ils ont pu solliciter, animer, et dont ils font partie, ont sans aucun doute été des éléments plaidant en leur faveur. Mais ils n’ont pas été les seuls.

 

La famille, comprise au sens large, considérée à juste titre comme l’une des principales structures de la société d’Ancien Régime, a dû être un autre élément d’explication de leur réussite. L’étudier offre naturellement la possibilité de retrouver les ferments de l’organisation sociale du village. C’est après avoir posé ce postulat que je propose de retrouver, d’aussi loin que le permettent les sources disponibles, les positions sociales et politiques de la famille CAGNOLI, auréolée, en cette fin du XVIIème siècle, de tout le prestige que lui vaut le rejet de l’inféodation promise au Comte DE GUBERNATIS.

Pour cela, la méthode employée nécessite de retracer dans un premier temps la suite généalogique de cette famille, puis tente de présenter, pour chacune de ses générations, une estimation régulière de son niveau de fortune. On s’attachera ensuite à donner de son image une approche plus politique, qui devrait permettre d’estimer l’aura de la famille. Quelques éclairages particuliers devraient donner une image plus précise des individus rencontrés, et, tout en tenant compte de la « variabilité des comportements individuels »[2], en permettront l’analyse.

 

Contrairement à de nombreuses autres familles du village, le nom des CAGNOLI se retrouve dans un vaste espace localisé dans les vallées du Haut Pays Niçois. Les archives communales du Valdeblore[3] et de la Tinée nous indiquent la présence de nombreux représentants de cette famille, sans que nous puissions établir un lien de parenté certain entre eux. A Saint-Martin, leur trace apparaît dès 1605 puis de nouveau en 1611[4], quand, le 25 août, Honoré, de feu Antoine, vend une terre à Gaspard VEGLIO de feu Jean. Ces personnages possèdent déjà de fortes racines, une importante implication tant sociale

[1] RAIBERTI L. Saint-Martin et la Madone de Fenestres, Serre, rééd. 1983

[2] DEROUET B. « Transmettre la terre. Origines et inflexions récentes d’une problématique de la différence », in Histoire et Sociétés Rurales, n° 2, 1994, pp. 33-67

[3] A.D.A.-M., 2G 42 : à Saint-Dalmas du Plan (Valdeblore), le prieur Dom. François CAGNOLI de l’Ordre de Saint-Benoît, le 13 mai 1593

[4] A.D.A.-M.,série 2G (20 mars) puis série 3E 59/1 (1610-1618), notaire Jean FABRI pour les deux actes

 

qu’économique à Saint-Martin. Ils bénéficient d’un patrimoine foncier révélateur, qui pourra démontrer et souligner l’ancienneté de leur présence en ce lieu. La trame généalogique que nous avons pu retrouver débute avec la génération suivant celle d’Honoré, celle de Jean André.

 

Une première estimation de la puissance économique de la famille CAGNOLI peut être réalisée grâce à l’analyse de la matrice cadastrale de 1702[1]. Elle permettra de vérifier en quoi les propriétaires de cette famille correspondent au modèle de la notabilité locale.

Le document nous présente six patrimoines distincts. Après analyse des personnes présentes, elles forment en fait un ensemble familial réduit à trois branches différentes d’un même lignage. Nous pourrions sans doute relever les liens de parenté assez proches entre elles, mais les données du XVIIème siècle nous manquent pour les préciser.

 

En premier lieu, considérons la branche familiale issue de Jean André (génération circa 1610). Nous connaissons son fils, l’avocat Jean Baptiste, et son petit fils le notaire Jean André[2]. L’ensemble de leur patrimoine foncier recouvre une importante superficie, si on le compare à ceux des autres propriétaires décrits dans le cadastre. Ils forment un total équivalent à 52 starate 11 motturaux (plus de 8 ha.).

 

Une seconde souche familiale, issue de Jean, a sans doute donné lieu, quelques temps auparavant, à un partage entre ses enfants, Antoine, Jean André et leurs sœurs Claudine et Dorothée. Il réunit au total 9 stare et 8 motturaux (1,5 ha. environ).

 

La dernière trame familiale identifiée est issue du médecin Thomas. Il est représenté par son fils, également médecin, Joseph. Celui-ci possède à lui seul 40 starate et 2 motturaux de terre (plus de 6 ha. de terres de différentes natures).

 

Au total, l’ensemble du patrimoine des CAGNOLI, divisé entre six propriétaires, représente une superficie totale de 102 stare et 6 motturaux environ, soit près de 15 ha et 9 000 m². Nous avons pu comparer, dans d’autres études[3], l’état de leur patrimoine à celui d’autres groupes familiaux, dont celui des DOBIS, famille considérée comme faisant partie des propriétaires aisés du village.

 

Ainsi pouvons-nous affirmer que les familles CAGNOLI se positionnent socialement comme de ‘grands’ propriétaires. Ils apparaissent dans la catégorie sociale supérieure de la société saint-martinoise.

 

En affinant l’étude au niveau de la parcelle, nous nous apercevons que leurs propriétés se répartissent, selon la nature des terrains, en 33 champs, 17 prés, mais aussi 15 granges. Est-il nécessaire de rappeler le rôle structurant de ces bâtiments dans l’aménagement de l’exploitation rurale ?

 

Répartition selon nature des parcelles avec total des biens

Propriétaires

C

 

P

 

O

 

G

 

Sur

 

 m²

 

Estimations des biens selon imposition

Gio Battista

7

5

 

 

12

29294

1098

Gio Andrea not°

7

2

1

5

8

52477

1344

Antonio

1

1

 

 

2

2910

49

Claudina e Dorotea

1

 

1

1

2

5723

127

Gio Andrea

3

2

 

1

4

6111

188

Giuseppe

14

7

3

8

23

62274

1507

 

33

17

5

15

51 parcelles

158789 m²

4313 £

 

S’ajoutant à cette richesse foncière déjà affirmée, nous trouvons la description d’un martinet de forge, possession de Jean André fils du feu Jean. Cette structure « proto-industrielle » est localisée à proximité des moulins communaux, dans le quartier « industriel » du Pradagon. Détenir un pareil patrimoine dénote un certain esprit d’entreprise. Nous connaissions déjà dans cet espace les moulins à grains et le paratore ou moulin à foulon[4] servant à nettoyer la laine. Le système proto-industriel du village est complété par cet équipement, auquel il faudrait ajouter, pour être tout à fait complet, différentes scieries qui rappellent l’importance de l’activité de transformation des matières forestières.

[1] A.D.A.-M., E003/011, CC5

[2] A.D.A.-M., série 3E 86/8 à 86/20

[3] GILI E. Familles et Patrimoines à Saint-Martin-Vésubie (XVIème-XIXème siècles), Thèse, Nice, 2003

[4] GILI E. « La communauté et ses  moulins. Histoire de la meunerie à Saint-Martin-Lantosque du Moyen Age au XXème siècle », in Pays Vésubien, n° 2, 2001, pp. 115-130

L’ensemble constitué par les parcelles décrites est représentatif, pour le Haut Comté de Nice, d’un patrimoine foncier de première importance. Malgré sa diversité, nous comprenons qu’un effort tout particulier a été entrepris et mené à bien pour entrer en possession de terres en champs, complétées, de manière jugée suffisante, par un ensemble de parcelles en prés. Nous pouvons sans risque imaginer que cette construction patrimoniale puisse prouver la volonté d’obtenir une production agricole équilibrée et suffisante pour répondre aux besoins de la famille.

Cette production peut sans doute, les bonnes années, dégager quelques excédents commercialisables. La répartition et le semis des bâtiments ruraux confirment cette hypothèse. Sur chaque site d’exploitation, la famille CAGNOLI possède un espace abrité et un lieu de stockage. Si l’on se rappelle que ces parcelles sont localisées à proximité du village, il n’est donc pas fondamental que des granges y soient élevées pour assurer la survie du groupe, ni même d’en posséder autant.

 

Ces remarques nous font comprendre que le rôle attribué au patrimoine foncier n’est pas celui qu’on lui attribue généralement dans les lignages de la notabilité. L’image d’une bourgeoisie locale possédant de vastes propriétés foncières est ici impropre. Son rôle est ailleurs. Pour assurer l’exploitation de leurs biens fonciers, les CAGNOLI devaient faire appel à une main-d’œuvre importante. Les métayers de leurs terres, dans un esprit très « familial », étaient assurés d’un revenu convenable, bien évidemment grevé de la rente qu’ils versaient au propriétaire. Ils formaient le noyau dur de la « clientèle sociale » de la famille, qui pouvait ainsi, par l’entretien de « ses pauvres », se prévaloir d’un véritable rôle social ostensible.

 

Connaissant désormais la localisation de leurs biens, nous pouvons affirmer que la branche issue de Jean André se distingue sensiblement des autres.

L’oncle et le neveu (en bleu), même s’ils ne rassemblent pas, à eux deux, le plus grand nombre de parcelles (20 contre 23 pour le seul médecin Joseph), possèdent néanmoins les plus vastes superficies (53 starate 11 motturaux contre 40 starate 2 motturaux pour ce même Joseph). Pour ne pas se limiter à la seule analyse des superficies, leurs terrains (14 champs et 7 prés) sont tous localisés dans des espaces éminemment représentatifs de la place qu’ils occupent dans la société : depuis le sud du territoire, à Nantello (1), La Pinio (2), San Bernard (3), Peira du Villar (4), Romegiero (5), Pra della Maijon (6) ; autour du village  à Roghieros (7), Cortils (8) et Colletto (9) ; jusqu’à Saint-Nicolas (10) au nord.

Cette énumération met en évidence le caractère ostentatoire que peut revêtir un patrimoine foncier. Et c’est bien le cas dans notre exemple ! Ce sont les terres des CAGNOLI.

 

Pour en compléter le tableau, il est sans doute nécessaire de rappeler la place éminente que tint le notaire Jean André dans la société saint-martinoise. Les archives nous ont conservé pas moins de cinquante ans de ses minutes, ce qui représente un cas unique dans l’histoire de notre village. Jean André fut également syndic de la Commune en 1698, au moment de la grande enquête administrative connue sous le nom de Mesure Générale.

 

Nous retrouvons les mêmes considérations spatiales et sociales quand nous analysons la localisation des patrimoines fonciers de la seconde branche familiale, issue de Jean : le Cros, la Condamine, Roghieros et Saint-Nicolas. Il existe une correspondance d’intérêts pour ces mêmes quartiers, proches du village et immédiatement au sud de l’agglomération, ce que l’on ne peut à l’évidence pas considérer comme une simple coïncidence.

 

La famille CAGNOLI possède l’ensemble de son patrimoine foncier parmi les meilleures terres disponibles de la commune. Proche du village, en vue du lieu de son pouvoir, il est ainsi plus visible, plus facilement intégré par l’imaginaire populaire, ne serait-ce que par sa seule position perceptible au quotidien. La terre étant, par nature, un bien immobilier, elle permet au pouvoir de la famille CAGNOLI de bénéficier d’une certaine intemporalité qui la caractérise.

 

Tentons maintenant de replacer ces trames généalogiques dans leur contexte humain et d’étudier les structures familiales qu’elles laissent apparaître. La Consigne de tous les habitants de Saint-Martin, datée de 1718, ne nous présente qu’un ensemble de 4 foyers « CAGNOLI ». Ils sont en tous points conformes au modèle général, celui de la famille conjugale : le père, la mère et les enfants. L’une regroupe le couple et ses 6 enfants, l’autre n’en a que 3. Les deux autres foyers abritent également des ascendants (les mères des deux époux), l’un élargissant même la maisonnée à un frère et à une sœur de l’époux. Ces derniers ont aussi des enfants.

 

Cette Consigne nous permet également d’évaluer le cheptel détenu par les différents foyers CAGNOLI. L’élément bovin est exclusif, et tout particulièrement représentatif, avec respectivement : 12 vaches, 1 taureau et 12 génisses pour l’un ; 1 bœuf, 7 vaches et une génisse ; 4 vaches pour le second foyer ; 12 vaches pour le dernier. Un nombre si important d’animaux permet d’assurer au mieux la consommation familiale tant en produits dérivés (fromages, beurre…) qu’en viande.

 

Il revêt également une autre utilité. Faut-il y voir un élément spéculatif ? C’est effectivement possible, d’autant plus que la famille possède un taureau (fonction de reproduction) et un bœuf (force de traction). Nous avions pu expliquer dans une

autre étude qu’une partie de l’élevage à Saint-Martin était consacrée à une activité mercantile[1]. Les différents foyers de la famille CAGNOLI répertoriés par la Consigne s’adonnent visiblement tous à cette activité, le plus souvent grâce aux contrats de baux en cheptel[2]. Ces documents, absents des archives départementales, appartiennent en fait au domaine privé, mais existent bel et bien.

 

Il s’agit d’en attribuer la caractéristique à la notabilité. Elle ne représente pas seulement un groupe social de fonction, d’apparat, mais en profite pour renforcer, au quotidien, son pouvoir économique, par la gestion des troupeaux ou l’exploitation des meilleures terres disponibles, dont elle retire des cens et des produits.

 

Ces mêmes fonctions notables se retrouvent, cette fois et paradoxalement dans le livre terrier recensant les biens du Sanctuaire de la Madone de Fenestres[3], alors qu’on pourrait penser, à contrario, que seuls les plus dépendants obtiennent des terres acensées, servile dit-on dans les documents. Parmi les reconnaissances collectées dans ce document, huit chapitres sont consacrés aux biens tenus, acensés, par les CAGNOLI. Nous retrouvons les mêmes personnes : le médecin Joseph de feu Thomas ; Jean Paul de feu l’avocat Jean Baptiste…

 

Cette forte présence, cette sur représentation de l’élite parmi les bénéficiaires des terres acensées par le Sanctuaire, confirment que ces parcelles cédées en bail emphytéotique revêtent un intérêt majeur pour les représentants de la bonne société saint-martinoise. Cette particularité est renforcée pour certaines de ces parcelles, pourtant dites servile (sur lesquelles pèse le poids de la « seigneurie » de la Madone), qui sont, en fait, « attenant aux autres propriétés franches » des locataires. Cette contiguïté des terres agricoles augmente sensiblement la valeur de leur propriété… À terme, quand la mémoire de la servilité sera perdue, après la Révolution, elles seront finalement considérées comme partie intégrante du patrimoine familial.

 

C’est le cas pour Jean Paul, comme pour ses frères, le prêtre Dom Jean Baptiste et le Commendataire Dom Jean. Ce dernier est justement titulaire des revenus du Sanctuaire et a pour attribution d’en gérer les biens et les revenus, dont les terres forment l’assise foncière. La démonstration est faite, il est sans doute inutile d’en prolonger le descriptif.

 

Rappelons, pour mémoire et indistinctement, le rôle tenu par les membres des différentes branches de la famille pendant la totalité du XVIIIème siècle. Jean Paul (1731), Antoine Joseph (1748), Jean et Jean Baptiste (respectivement en 1774 et 1775), Jean André (1782 et 1788) et pour terminer Ignace (1792), tiennent successivement la charge de syndic (de maire), dirigent et administrent le village.

 

En 1773, le chirurgien Jean Baptiste est conseiller ; l’avocat Jean Matthieu est successivement syndic après avoir été prieur de la Confrérie du Corpus Domini ; Jean, qui est confrère de celle du Saint-Sacrement, en est nommé prieur.

En 1784, Ignace est nommé recteur du Sanctuaire de la Madone de Fenestres, alors que le speciaro Jean Baptiste détient la charge d’Arbitre de la Commune tout en conservant la fonction de recteur de la Confrérie du Saint-Sacrement. L’avocat Ludovic André et Jean André sont membres du Conseil.

 

L’année suivante, c’est le Comte Joseph de Sainte-Agnès qui devient prieur du Saint-Sacrement, alors que Jean André est nommé banquier du Sel.

 

Ces quelques commentaires démontrent la permanence du pouvoir entretenu par la famille CAGNOLI. Elle met également en lumière la multiplicité des masques du pouvoir, qui sait se parer de représentations politiques, de responsabilités confraternelles, et de charges et activités économiques. Ces fonctions permettent d’utiliser en toute légalité et avec l’assentiment de tous les ressources collectives, pas seulement dans un but personnel et familial, mais aussi pour redistribuer, offrir, proposer des activités rémunératrices au plus grand nombre, tout en surveillant le déroulement des échanges.

 

L’esprit collectif qui y prévaut peut être multiforme. Nous le rencontrons également quand il s’agit de protéger les terres communales contre les empiètements d’une partie de la population. Il est sensible dans la gestion des bois, ou encore lors des périodes de guerres qui ont traversé notre histoire et notre village. Cet état d’esprit, sans qu’il y ait antinomie en cela, cherche à assurer la conservation d’une prééminence de la famille. Une certitude apparaît. En multipliant les centres d’intérêts, les risques encourus de voir décroître significativement le pouvoir de la famille se trouvent ainsi limités. Un aspect de celui-ci peut disparaître (comme l’extinction du jus patronat d’une chapelle…) sans pour autant entraîner la ruine de la famille.

[1] GILI E. Familles et patrimoines… Op. Cit.

[2] BEAUR G. « Contrats d’exploitation et système de contrats dans la France d’Ancien Régime », in Bibliothèque d’Histoire Rurale n° 7, ‘Actes du Colloque de Caen 1997 – Exploiter la terre. Les contrats agraires de l’Antiquité à nos jours’, 2003, pp. 35-44

[3] A.D.A.-M., série 3E 151

 

Dans cet exemple, l’homogénéité sociale est respectée durant plusieurs générations. La branche familiale de Jean André est très indicative de ces choix. Plutôt qu’un long et fastidieux descriptif, le schéma suivant fait état des liens de filiation unissant les individus et leur activité principale déclarée : avocat et prêtre pour la première génération ; notaire, avocat et prêtre pour la seconde ; une nouvelle fois avocat et notaire pour la troisième génération ; mais à la quatrième génération, la famille perd ce caractère sociologique marqué.

 

 

Elle en conserve pourtant les liens homogamiques créés et maintenus durant des décennies. Les jeunes gens sont encore mariés avec les enfants d’autres notaires et avocats sans qu’il semble y avoir de dérogeance sociale. Cette règle est démontrée dès que l’on retrouve le nom des familles devenues des alliées par mariages. Cette confirmation permet de préciser les fonctions sociales de chacun à partir du prisme des métiers déclarés par chaque individu.

 

Le potentiel matrimonial local, limité par la prohibition des degrés de parenté ou d’affinité, ne permettait pas toujours de trouver au sein de la commune le conjoint idéal. Une solution était de demander à l’évêque de bien vouloir autoriser certaines alliances, interdites théoriquement jusqu’au 4ème degré de parenté. Ainsi Paule Xavière, fille de l’avocat Jean Honoré, est-elle cousine aux 3ème et 4ème degrés de consanguinité avec son époux, François BALDONI, fils du médecin André. Nous reconnaissons que ces interdictions « n’empêchent pas la parenté de se structurer »[1], en jouant des cousinages plus ou moins proches et redondants.

 

Le lignage CAGNOLI réussit ainsi à se perpétuer et à maintenir son rang grâce aux alliances réalisées avec les grandes familles de Saint-Martin et celles des autres villages. Les alliances sur le plan local lui permettent de renforcer le substrat du pouvoir vécu (essentiellement par la domination sociale), aussi bien en ce qui concerne les charges communales que ses membres détiennent, qu’au sujet d’actions privées telles que nous les avons rencontrées (lors de redistributions économiques). Les mariages homogamiques avec des individus d’autres villages ont pour fonction de permettre l’élargissement de leur rayon d’action en y installant une certaine domination, tout en offrant une véritable résonance politique à chacune des familles qui y participent. L’exogamie est régulièrement pratiquée, d’une manière d’ailleurs plus systématique pour les filles du lignage. Son étude permet de déterminer l’espace d’influence conjointement accepté par les différentes familles alliées lors des mariages.

 

La première génération que nous avons considérée installe ou renforce ses liens avec les grandes familles de La Bollène et de Nice.

La seconde lie contrats avec celles de La Roche, de Venanson mais aussi d’Isola et de Massoins...

 

L’analyse peut même être approfondie. Si, au niveau local, le mariage peut servir de témoignage et de garant à la paix sociale entre groupes antagonistes, il indique résolument une alliance quand il est conclu avec des familles extérieures au village. C’est d’ailleurs cet aspect qui sert le plus à l’imaginaire véhiculé entre les individus formant la Communauté, s’introduisant dans les arcanes des jeux du pouvoir local. Par bien des égards, et parce qu’il s’agit d’un comportement indissociable du comportement de la notabilité, il possède sa part de responsabilité sur les équilibres politiques existant dans le village. Il inscrit le lignage dans une dynamique aux horizons plus larges, même si nos familles CAGNOLI n’en profitent pas pleinement, contrairement à d’autres qui installent alors leurs représentants dans les différentes sphères du pouvoir régional comme « national »[2].

 

Seule, peut-être, la génération du Comte Joseph CAGNOLI de Sainte-Agnès a-t-elle pu bénéficier des liens sociaux et familiaux établis depuis plusieurs générations. Mais il reste le seul représentant de cette famille à pouvoir se targuer d'un tel résultat. Choisir cet exemple nous permettra de considérer la dimension « politique » que peut prendre un lignage après plusieurs générations d’alliances matrimoniales, malgré la tourmente des événements du moment : la Révolution française.

 

Le Comte Joseph, allié par mariage à la famille AUDA, est un personnage paradoxal. Son existence a été fortement marquée par la période révolutionnaire. On le retrouve en effet participant régulièrement à la vie municipale du village durant cet épisode, en digne continuateur de ses ancêtres, mais aussi vraisemblablement parce qu’il se doit à cette charge. Dès l’an III, il occupe des fonctions qui furent à la fois importantes et dangereuses dans ce contexte de fortes tensions politiques. Jugé très actif et capable, il est nommé pour tenir les registres de l’Etat Civil, puis, assez rapidement, est désigné pour assurer la charge de fourrier : il doit organiser le logement des troupes d’occupation chez les particuliers, au moyen de billets d’allogement, et doit procurer à la troupe les moyens de son ravitaillement. Charge que l’on comprend délicate,

[1] DELILLE G. Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVème-XIXème siècle), Ecole Française de Rome, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Rome-Paris, 1985.

[2] GILI E. Op. Cit.

 

après les multiples pillages qui ont eu lieu dans la commune. L'exaspération des populations est de plus en plus évidente. Ayant plutôt bien rempli sa tâche, c’est à lui qu’échoit celle d’organiser et de réaliser la réquisition des mules, propriété des habitants, au profit de l’armée qui en réclame l’usage. Mission hautement stratégique, pour laquelle il s’adjoint son propre cousin André.

 

Comme cela s’annonçait, il est élu, quelques semaines plus tard, Président de la commission municipale, fonction comparable à celle de maire. Mais cette fois, on le sent réticent. Il refuse l’honneur, si tant est qu’il en fût un alors. Il se propose finalement de remplir les fonctions de Trésorier, ce qui semble mieux lui convenir. Il profite de cette double autorité (de Président, qu’il est finalement obligé d’accepter un temps, et de Trésorier) pour voyager souvent à Nice, où on le voit venir réclamer régulièrement le remboursement des différentes réquisitions et exactions pratiquées dans la commune de Saint-Martin. Le Comte Joseph semble si bien réussir dans ce rôle (même si les remboursements se font attendre), qu’il en obtient la charge permanente, ce qui lui permet de rester éloigné du village pendant de longs mois. Mais cette absence finit par lui être préjudiciable. Des voix, anonymes, se font entendre, qui le critiquent, s'étonnent de ses « absences », à tel point qu’il doit obtenir de la part du conseil municipal un véritable certificat de résidence prouvant qu’il ne s’est jamais absenté du village que pour raison de députation au profit de la collectivité. Le coup est rude, et, à 45 ans, le Comte Joseph, marquant ainsi une certaine prudence, sinon une lassitude, se retire progressivement de la vie publique, sans doute par souci de sécurité.

 

Le profil psychologique du personnage peut se dévoiler sous certaines conditions. Si son engagement civique est ancien, c’est parce qu’il correspond avant tout à un comportement lignager, qui oblige l’individu naturellement désigné à s’y conformer. C’est en qualité de chef de file de toute une parentèle qu’il doit en quelques sortes se soumettre au pouvoir. Ce n’est alors visiblement qu’à contre-cœur qu’il accepte les nouvelles charges « françaises », fidèle en cela à la conduite habituelle des élites. C’est ce qu’elles firent lors des différentes phases d’occupation qu’eut à subir notre village aux XVIIème et XVIIIème siècles. Mais la donne est différente lors de l’épisode révolutionnaire, suite à l’introduction d’un « droit de guerre »[1] porté à son paroxysme. Aussi, pouvons-nous comprendre qu’en acceptant une charge édilitaire, c’est un véritable complexe d’autorité qui oblige dans les faits un individu à une sorte de sacrifice politique. Il espère seulement, sans doute, et à juste titre, pouvoir limiter les effets prévisibles d’une telle décision grâce à la notoriété familiale. Ce sens du sacrifice, commun aux élites lors des moments de déséquilibre que connut la société saint-martinoise durant son existence, peut être payant, à terme, pour les « survivants »… socialement s’entend. Le Comte Joseph chercha manifestement à mener le plus loin possible son expérience, s’affirmant comme le garant d’une continuité politique héritée. L’importance des pressions sociales et économiques françaises l’obligea pourtant à abandonner cette position, sans doute d’extrême limite, afin de protéger tout de même le gain patrimonial du lignage. Il nous offre le modèle de la capacité des élites locales à s’adapter aux pressions extérieures afin de conserver les trames d’un pouvoir si précieux et si difficilement acquis.

 

Pour conclure cette longue analyse de la famille CAGNOLI, il nous reste à considérer quelle est la destinée de la descendance de M. le Comte de Sainte-Agnès à la fin du XIXème siècle.

 

Le premier recensement « français » de la population de Saint-Martin, daté de 1872, nous permet de retrouver cette famille et d’en analyser le comportement démographique. Elle est présente dans 14 foyers différents. Contrairement à la Consigne de 1718, ce relevé concerne également les familles alliées, ce qui est rendu possible par l’identification des épouses nommées par leur patronyme paternel. La généalogie précédente en précise les liens. En fait, seuls 5 foyers intéressent nommément les CAGNOLI.

 

La structure familiale a sensiblement évolué depuis le début du XVIIIème siècle. Même si elle est toujours dominée par la cellule conjugale du couple, comprise avec ses enfants, ceux-ci sont toujours peu nombreux. La moitié des couples exactement a, au plus, deux enfants. Les familles nombreuses sont rares. Moins d’un quart d’entre-elles est dirigé par des veufs et des veuves. Mais au-delà de ces quelques similitudes, la principale transformation tient au rôle qui est réservé aux ascendants. Ils dominent désormais véritablement la famille, alors que jusqu’alors, ils se contentaient d’habiter chez le nouveau chef de famille qu’ils avaient désigné et qui tenait le rôle d’un véritable successeur lignager. Cette position familiale ne leur permettait plus que d’exercer les droits inhérents à la propriété réelle de la part de leur héritage qu’ils n’avaient pas encore définitivement attribué.

 

En replaçant chacune des structures familiales dans la continuité généalogique, nous avons pu définir leur appartenance à deux lignages différents ; celui issu de Jean André, et celui, parallèle, du Comte Joseph.

[1] CANDELLA G. L’Armée d’Italie, 1792-1796, Serre, 2000

 

Le premier concerne deux foyers ; le suivant, neuf. Ce qui démontre par ailleurs un autre aspect novateur des structures familiales : il est désormais possible d’installer socialement la totalité des enfants, qui donnent ainsi naissance à autant de foyers différents. Le célibat disparaît quasiment, et tous bénéficient à la fois de la novation du droit égalitaire et des termes d’une toute nouvelle prospérité économique encore fortement influencée par le développement agricole. Grâce à l’introduction et à la mise en culture massive de nouveaux produits, une population plus importante peut subvenir à ses besoins alimentaires, tout en réduisant d’autant le volume des structures d’exploitation agricole…

 

Un seul foyer réunit plusieurs couples vivant sous le même toit : celui de Célestin LAUGERI qui accueille le ménage de son fils François marié à Joséphine CAGNOLI.

 

La description de ces structures familiales nous permet pour la première fois d’y adjoindre les informations tirées de l’état de section du cadastre « Napoléonien ». Cette conjonction propose une projection complète de l’état de la famille et de son patrimoine foncier. Six patrimoines fonciers apparaissent sous la dénomination de CAGNOLI.

 

Patrimoine foncier des familles CAGNOLI (cadastre de 1876)

CAGNOLI

Parcelles

Champs

Superficies en m²

Prés

superficies en m²

Châtaigneraies

superficies en m²

Pâturages

superficies en m²

Terres sèches

superficies en m²

Constantin

Valentin

8

4

16550

1

8655

1

1660

0

0

0

0

Hilarion

25

3

25120

4

64340

1

7170

3

6010

2

18730

Ignace

24

5

32820

6

19400

2

2100

1

17670

1

6080

Léopold

11

3

25950

3

7120

0

0

2

6420

0

0

Louis

12

2

2950

4

7500

2

990

2

790

0

0

Maurice

11

3

3450

0

0

1

640

1

600

0

0

 

91

20

106840

18

107015

7

12560

9

31490

3

24810

 

CAGNOLI

(suite)

Bois

superficies

Jardins

superficies

Bâtiments

Masures

Maisons

TOTAL

Superficies

Constantin

Valentin

0

0

0

0

2

0

0

26865

Hilarion

2

19060

1

300

6

0

2

140430

Ignace

2

5160

0

0

7

0

0

83230

Léopold

0

0

1

150

2

0

0

39490

Louis

0

0

0

0

1

1

0

12230

Maurice

0

0

0

0

1

1

0

4690

 

4

24220

2

450

19

2

2

306935

 

Ce document appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, si l’on s’attache aux parcelles décrites, il y a eu, selon toute vraisemblance, multiplication de leur nombre, peut-être « pulvérisation » de l’exploitation agricole, ou plus sûrement, c’est notre hypothèse, adjonction des terres de la commende du Sanctuaire de Fenestres, absorbées par le foncier privé. Cette particularité de la structure foncière d’Ancien Régime nous permet de considérer l’ensemble des terres disponibles à partir d’un seul document.

 

Seconde remarque, les superficies décrites sont en règle générale déconnectées des anciennes mesures, starate, motturaux, émines… Le mètre carré français, introduit au moment de l’invasion révolutionnaire, s’est imposé par son caractère pratique. Il souligne l’évolution qu’ont connue les parcelles. La pratique ancienne permettait d’en décrire la superficie à partir des dimensions de la starate et de ses divisions. Désormais, elle lui échappe pour concerner des superficies souvent plus importantes, surtout quand il s’agit de champs et de prés, les principales terres utiles.

 

Revenons à l’analyse des patrimoines CAGNOLI. Si le nombre de foyers concernés par le recensement cadastral n’a pas évolué (6 pour 6), le nombre de parcelles concernées est bien plus important, pratiquement le double (51 contre 91). Les superficies correspondantes sont aussi bien plus importantes, même s’il faut moduler cette affirmation en rappelant que de nombreuses familles de la notabilité du XVIIIème siècle possédaient dans les faits les terres qu’elles tenaient sous le régime de l’emphytéose de la Commende de la Madone de Fenestres. Les CAGNOLI sont désormais réellement propriétaires d’un patrimoine atteignant 30 ha 7 000 m² (contre 15 ha 9 000 m² en 1702). L’évolution est très sensible et certaine, du moins en droit.

 

Après avoir considéré l’évolution politique du lignage (caractérisée par la permanence de la maîtrise du pouvoir), nous avons la possibilité d’estimer ce qu’il est devenu et à qui il a finalement échu à la fin du XIXème siècle.

Ce n’est pas une surprise, le lignage du Comte Joseph possède l’essentiel de ces biens.

 

Par son fils, Hilarion (45 % de la valeur), du fils de ce dernier, Ignace (27 %). Par ses neveux, dans une moindre mesure, les frères Louis (4 %) et Maurice (2 %), fils de Jérôme, frère du Comte, qui vient de mourir. Les héritiers du lignage de Jean André, Léopold et son fils Valentin, possèdent le reliquat des biens fonciers lignagers (22 %).

Hilarion est maire du village à cette époque. En fait, il l’a été de 1861 à 1870, et l’est redevenu en cette même année 1874, pour quelques mois seulement. Il possède 2 ha ½ de champs, et 6 ha ½ de prés, ce qui est considérable. Si on lui adjoint les possessions de son fils, ce sont 54 % des champs du lignage, et 78 % des prés.

 

Nous savons pertinemment qu’Hilarion ne tire pas l’essentiel de ses revenus de son activité agricole. Il a réalisé l’essentiel de sa carrière professionnelle dans l’armée, dont il conserva le titre de Major au moment de sa « retraite ».

 

Pourtant, la représentation transmise à partir de la composition des patrimoines fonciers nous conserve l’image d’une société caractérisée par la prédominance d’une économie agricole. Les champs et les prés forment de vastes surfaces, qui restent essentielles à toute exploitation agricole. Les pâturages sont présents dans chacune d’entre elles (environ 10 % du total des superficies), et permettent d’accueillir le troupeau domestique durant les périodes hors estive. Aucun propriétaire ne néglige les châtaigneraies, qui couvrent 1 ha ¼ du total des terres considérées. Quelques réserves foncières sont conservées sous forme de terres périphériques. Enfin, les jardins sont présents dans chacun des patrimoines, et sont d’ailleurs exclusivement détenus par les deux aînés, Hilarion et Léopold. Enfin, et c’est une nouveauté, Hilarion possède des bois. Son fils également. Ce sont des espaces sans doute acquis récemment, puisque nous n’avions jusqu’alors pas rencontré pareille référence dans les descriptions foncières antérieures. La nature même du bois lui conférait un caractère communautaire. Ce transfert de propriété marque sans doute les prémices d’une certaine déprise de la propriété collective des terres.

 

Certains comportements sont toujours aussi vivaces : les notables font entretenir leurs terres par une main-d’œuvre nombreuse, par l’intermédiaire d’un bail agricole. Les bénéficiaires de ces contrats leur en sont redevables et généralement satisfaits des conditions ainsi obtenues. Sans cet accès à la terre, leur situation serait rapidement devenue économiquement intenable[1].

 

Il en va de même de la localisation des terrains. Celle-ci répond toujours à une conception hiérarchisée et ‘politisée’ de l’espace. Les CAGNOLI sont propriétaires des meilleures terres, et principalement de celles au sud du village.

 

Un seul exemple suffira à illustrer cette permanence spatiale[2]. Les CAGNOLI sont déjà, en 1702, propriétaires de terrains au quartier Pra della Maijon, au sud et en face du village. L’avocat Jean Baptiste[3] détenait déjà 6 starate (plus d’1 ha.) de terres, alors que ses frères Dom Jean et Dom André en tenaient conjointement autant dans le même quartier. C’est dans cette propriété que s’élève leur casa rurale, la « maison rurale », dont le rôle symbolique est aussi important que sa qualité architecturale.

 

A la fin du XIXème siècle, Hilarion possède dans ce quartier plus de 10 ha de terres de différentes natures. Cette propriété peut être considérée comme le modèle parfait de la « grande propriété » locale : 2 ha ½ de champs, 6 ½ de prés… avec la Maison rurale, qui se rajoute à l’habitation principale érigée dans l’enceinte du village.

 

Contre la maison se trouve un jardin, couvrant 300 m² de terrain. Cette parcelle peut être considérée comme disproportionnée si on la compare aux autres jardins décrits dans les propriétés foncières à pareille époque. Elle correspond en fait à l’hypertrophie constatée de la propriété du maire.

 

Elle possède enfin une source, possession prestigieuse s’il en est, connue pour son débit conséquent[4]. L’ensemble se situe aux portes du village.

 

Ces indications démontrent tout d’abord la continuité temporelle de la propriété, conservée dans la famille patrilinéaire sur l’espace de trois siècles. Dans le contexte social décrit, il s’agit en fait d’un renforcement, d’une concentration de cette même propriété dans les quartiers les plus représentatifs de la place sociale et du pouvoir politique détenu par la famille CAGNOLI. Est-ce d’ailleurs le quartier qui l’est ou qui le devient quand les notables se l’approprient ? C’est assurément la qualité du quartier qui a attiré la propriété notable. Les terres du quartier des pras della majon ont gagné en importance dès l’implantation du village sur son site actuel. De fait, elles sont devenues des terres de proximité, visibles de tous au quotidien.

[1] F. Michaud-Fréjaville dirait, dans un contexte plus ancien et dans un autre lieu, que faire partie des contractuels des grandes familles « était nécessaire et sans doute au temps des dépressions démographiques presque suffisant… » in Bibliothèque d’Histoire Rurale n° 7, ‘Actes du Colloque de Caen 1997 – Exploiter la terre. Les contrats agraires de l’Antiquité à nos jours’, 2003, pp. 305-320, « Baux et dépendance personnelle en Berry aux XIXème et XVème siècles »

[2] cf dossier annexe « Plans », localisation des terres de la famille CAGNOLI

[3] A.D.A.-M., E 003/010 CC 2

[4] Vérification en a été faite il y a deux ans en compagnie de MM. Gaston Franco et Christian Airaut, respectivement maire et 1er adjoint de la Commune de Saint-Martin

 

La même démonstration nous permet de constater que la famille CAGNOLI, identifiée comme notable dès le XVIème siècle, a su maintenir son pouvoir durant toute cette période et ce, jusqu’au début du XXème siècle. Que celui-ci s’appuie sur un patrimoine foncier remarquable, que la famille s’approprie les différentes marques du pouvoir politique (syndic, conseiller, agent communal…), et les conserve malgré les événements. Ou encore qu’elle utilise les formes ostentatoires que la pratique du pouvoir lui permet (le jus patronat et possession d’une chapelle…).

 

Les stratégies usitées et conscientes de la reproduction sociale démontrent la volonté constante de se maintenir au pouvoir. Ces stratégies sont voulues et comprises par l’ensemble des habitants du village grâce à l’appropriation de ses fonctions, même les plus symboliques. Ces dernières sont considérées comme une part tangible du patrimoine des familles dominantes. L’attribution du patronyme « CAGNOLI » à la rue principale du village, l’ancienne Rue Droite, honorant l’ultime maire de la famille, peut être considérée comme la confirmation ultime de l’imprégnation mentale que ce lignage laissa dans notre village.

 

Cet ensemble de caractéristiques a permis à la famille CAGNOLI de concentrer toutes les marques du pouvoir dans le cadre quasi-exclusif du village. La meilleure illustration de cette cohérence politique et sociale est illustrée par Hilarion lui-même. Après une longue carrière militaire, il revient au village pour y tenir enfin la place à laquelle il était destiné, à la tête de la Commune. Il prend la suite de son père, quelques décennies plus tard, malgré le titre de noblesse acquis par la famille, qui lui aurait sans doute permis d’entrevoir un autre avenir, une autre dimension sociale. La vie mondaine qu’il entretient à Saint-Martin en cette fin de XIXème siècle n’en est que la marque ultime.

Ainsi, la famille CAGNOLI proposa-t-elle un modèle original de notabilité à dimension locale, au service exclusif de la commune.


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