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DAHAN Stéphanie Une famille de notables sous la Révolution : les BOURILLON de Sospel
Une généalogie ennuie ceux qu’elle ne concerne pas. L’énumération de noms inconnus, chronologiquement superposés dans une nomenclature de générations paraît fastidieuse. Elle cesse pourtant de l’être à partir du moment où chacun des individus qui la composent peut être resitué dans son milieu, replacé dans son époque. Le rôle qui leur est alors dévolu est celui de témoin de leur temps. « Dans cette perspective, l’enquête généalogique n’est qu’un fil conducteur pour revivre le temps et rencontrer l’Histoire »[1]. Proposons de considérer la famille BOURILLON pendant la
période révolutionnaire. La révolution à Sospel Sospel, d’où sont originaires les BOURILLON, a vécu, d’octobre 1792 a mars 1794, dix-huit mois de guerre de position, accompagnés de pillages et réquisitions. La retraite désordonnée des troupes sardes devant les Français entraîna la fuite de bon nombre de Sospellois. Les effectifs de la population de la ville passèrent en quelques mois de 3 000 à 2 453 habitants.
Les conséquences de la victoire française Ville d’importance, ancienne préfecture du royaume de Sardaigne, Sospel, devint un simple chef-lieu de canton du district de Menton. Paris sanctionna-t-il ainsi le peu de républicanisme de cette cité ? Sospel était en effet réputée pour être une ville anti-républicaine. Mais la majorité de la population avait soif de paix . Déjà pauvre sous le régime Sarde, elle se voyait contrainte de payer des impôts nouveaux et de contribuer à l’effort de guerre par de multiples réquisitions.
L’opinion publique La population conserve une certaine rancœur contre le nouveau régime. Les idées républicaines eurent du mal à y être appliquées. En autres réactions, nombreux furent les Sospellois qui continuèrent d’aller à la messe célébrée par des prêtres réfractaires. L’étude de la famille BOURILLON nous servira d’exemple pour présenter les conséquences de la Révolution sur la vie quotidienne d’une famille de notable du Comté de Nice.
Les BOURILLON avant la Révolution Une famille de notables Les BOURILLON, considérés comme de véritables notables, occupent le sommet de la hiérarchie sociale de la ville. Ces notables forment entre eux des parentèles. Ils jouent un rôle considérable dans leur village. La conscience d’appartenir à une famille importante de Sospel est déterminante dans les actes de chacun de ses membres. L’esprit de famille, c’est l’orgueil du nom et l’attachement au patrimoine. Rien n’est inné, c’est de l’acquis, de l’appris, du transmis. « La force de tels sentiments imite la puissance des instincts naturels »[2]. Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle important dans la vie de l’individu. Elle lui transmet des structures de comportements et de représentations. Les ancêtres des BOURILLON sont des nobles, installés à Sospel depuis au moins 1496. Le premier personnage connu est Barthélémy, déjà seigneur d’une portion du fief de Châteauneuf et de Berre, qui implanta les BOURILLON à Sospel. Les BOURILLON comptent aussi parmi leurs aïeux un gentilhomme de chambre du Duc de Savoie, nommé Annibal, et un lieutenant général de l’armée Sarde, en 1735. C’est généralement au XVème siècle qu’apparaissent les familles qui vont dominer la vie politique et sociale des villages. Elles sont à l’origine des familles de notaires et autres officiers publics. Elles formèrent progressivement les cadres communautaires, comme le sont les bails, les syndics et les officiers paroissiaux. Ce sont de véritables dynasties qui se mettent en place, comparables à celle des BOURILLON. Si, à l’époque révolutionnaire, notre famille ne possède plus le statut de noble, elle fait toujours partie de ces notables de villages qui ont la mainmise sur la communauté. En accaparant les postes les plus importants, la famille BOURILLON influença fortement la vie locale entre la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle.
Métiers exercés par les BOURILLON avant la Révolution
Le pouvoir des BOURILLON L’examen de leurs biens révèle une double assise foncière et mobilière. Si importante que soit leur fortune mobilière, ce sont les terres et maisons qui constituent l’essentiel de leur richesse. Le patrimoine foncier reste une base essentielle du pouvoir. François BOURILLON, le père de Jean-Baptiste, ne possède pas moins de 12 immeubles à Sospel, tous situés dans les régions les plus fertiles, car « la localisation des terrains répond toujours à une conception hiérarchisée et politisée de l’espace »[1]. Être propriétaire dans les bons quartiers devenait une nécessité pour qui cherchait à s’établir et se maintenir au pouvoir. La famille BOURILLON maintient sous sa dépendance de nombreux Sospellois, car ils font entretenir leurs terres par une main-d’œuvre nombreuse, avec laquelle un bail rural est généralement conclu. La puissance effective et le prestige de ces grandes familles explique que le peuple des campagnes demeure moralement et économiquement sous leur dépendance.
L’influence familiale Le rôle de la famille dans la vie au quotidien de l’individu se retrouve dans la promiscuité de leur habitat. Les BOURILLON habitent presque tous dans la rue Saint-Michel. C’est l’une des plus aisées de Sospel. Elle est située immédiatement à coté de la chapelle des Pénitents[2]. La nature politique de ce quartier a attiré cette famille de notables, car il est représentatif de son pouvoir.
Places où habitent les BOURILLON
Leurs liens avec les grandes familles de Sospel Les contacts entretenus avec d’importantes familles attestent aussi de leur puissance. Ils peuvent être de nature différentes. C’est le cas des échanges commerciaux. Ainsi, en 1787, François BOURILLON contracte-t-il un acte de vente avec le Baron RICCI[3]. Les exemples sont nombreux et remplissent les minutes notariales. Mais c’est surtout leur politique matrimoniale qui révèle l’image sociale qu’ils reflètent et qu’ils donnent d’eux-mêmes. Un grand nombre de membres de la famille BOURILLON se marie avec les représentants de la famille VACHIERY, dont la fortune et l’influence à Sospel est également considérable. C’est le cas, par exemple, d’Ange VACHIERY, marié à Marie BOURILLON. C’est un homme de loi de premier plan, juge royal à Tende. Cette qualité lui avait permis d’obtenir une pension du roi. Les VACHIERY portent, en outre, le titre de seigneur de Châteauneuf[4]. La famille BOURILLON, comme toutes celles de son niveau social, pratique une forte endogamie. Ils se marient essentiellement avec des personnes de la même classe sociale, en donnant la priorité à celles qui vivent à Sospel. Outre le prestige social qu’apportent de telles alliances, la famille recherche avant tout à concentrer leurs différents pouvoirs dans les limites territoriales de Sospel. L’autorité de l’État piémontais restant relativement faible sur le plan local, le pouvoir revient à quelques familles importantes de la commune.
Les effets de la Révolution sur leur pouvoir La Révolution, va provoquer le départ d’une fraction importante de la famille BOURILLON. Seul Jean-Baptiste reste à Sospel et s’occupe de préserver et tente, quand l’occasion s’y prête, d’agrandir le patrimoine familial. Son père est commissaire de guerre du roi sarde depuis quinze ans. Il avait quitté le territoire juste après l’arrivée des Français, en [1] GILI E. Familles et patrimoines à Saint-Martin-Vésubie, XVIème-XIXème siècles, Thèse, UNSA, mars 2003 [2] A.D.A.-M., E 49/162 [3] A.D.A.-M., 3E28/87 [4] A.D.A.-M., L195
emmenant avec lui sa femme Rose, sa fille Marie-Madeleine alors âgée de douze ans et son fils Ange. La retraite devant les Français s’explique par le besoin de mettre sa famille à l’abri du danger que représentait cette invasion étrangère, sachant très bien que sa fonction accentuait les risques de représailles.
BOURILLON Émigrés
Tous sont considérés comme des notables de Sospel. Cette émigration de personnes occupant des fonctions importantes fut néfaste à bien des égards pour la ville de Sospel. Ils ne reviendront bien souvent qu’un an plus tard.
Jean-Baptiste BOURILLON, acquéreur de biens nationaux Jean-Baptiste BOURILLON se révéla un remarquable acquéreur de biens nationaux. Il reçoit l’aide pour cela de Victor GUBERNATIS. Des liens anciens existaient entre les deux familles, bien avant la Révolution. Soulignant ces relations, le père de Jean-Baptiste avait été choisi pour être le parrain de Joseph GUBERNATIS, en 1782. La vente des biens nationaux donna lieu à un gigantesque transfert de propriété. Ils furent vendus aux enchères et profitèrent davantage aux bourgeois ou aux riches laboureurs qu’aux petits paysans. Jean-Baptiste BOURILLON fait partie de ces notables qui, dés le début des opérations, va élargir son patrimoine. Il y réussit, notamment en acquérant quelques biens du Comte de Saint-Sauveur, en rachetant une partie importante des biens des Émigrés Sospellois, et en récupérant ceux de sa propre famille. Les études sur les acquéreurs des biens nationaux sont trop souvent « cantonnées à l’aridité de l’analyse statistique ». Il serait intéressant de connaître les mobiles et le devenir de ces acheteurs. Le personnage de Jean-Baptiste BOURILLON nous offre un merveilleux champ de travail. Sa préoccupation constante de maintenir son rang et sa volonté de s’élever dans l’échelle sociale expliquent l’essentiel de sa conduite.
Biens de la famille BOURILLON rachetés par Jean-Baptiste
Les acquisitions les plus importantes faites par Jean-Baptiste BOURILLON sont celle des autres émigrés Sospellois. Son sens des affaires et son opportunisme vont se retrouver dans ces différents achats, pour le moins diversifiés et de valeurs inégales. Ne possédant pas les fonds numéraires nécessaires pour assouvir sa frénésie d’achats, il s’allia avec un autre grand acquéreur, Victor GUBERNATIS, qui se porta souvent caution pour Jean-Baptiste. De sorte que presque tous les biens des Émigrés Sospellois vont se répartir entre les deux hommes. Se porter caution souligne l’importance du lien unissant les deux hommes. En effet si l’un ne paie pas, c’est l’autre qui est débiteur. Les administrateurs communaux se montrèrent conciliant sinon complices des acquéreurs tels que Jean-Baptiste BOURILLON. Plus que jamais ces opérations se traitaient entre notables. La majeure partie des biens fut vendue en moins d’un mois, du premier Floréal au premier Prairial an II, à des prix souvent inférieurs à leur valeur locative. Une lettre de l’administration du département au pouvoir municipal de Sospel, datant du 26 pluviôse an IV, met l’accent sur de possibles malversations[1] qu’elle semble soupçonner : « La loi exige que tous les marchés, transactions ou adjudications pour le compte de la République soient passés par devant un ou plusieurs agents municipaux. Nous sommes instruits que lors de la demande faite aux communes pour les agents et autres préposés à l’effet d’assister auxdites transactions, s’en absentent ou laissent se terminer sans leur présence et signent tout acte, marchés ou transactions qui leurs soient présentés. Ils prennent peu d’intérêt aux affaires de la République, détruisent le peu de patriotisme des uns et l’avidité des autres, et la facilité qu’ils trouvent à s’enrichir et dilapider dérive du même principe ».
Jean-Baptiste BOURILLON achète de nombreux biens de l’Émigré Ange VACHIERI, alors que ce dernier est son oncle. Certains achats de biens nationaux vendus aux dépens des Émigrés ont été effectués par des amis ou des parents qui les leur ont restitués par la suite, sous diverses formes.
Biens des Émigrés Sospellois achetés par Jean-Baptiste BOURILLON
[1] Adam E49/213
L’achat des biens religieux Après avoir acheté à moindre coût les biens des particuliers de Sospel, Jean-Baptiste BOURILLON acquit un nombre important de biens religieux Les grandes familles de notables, telles que les BOURILLON veulent rentrer dans la mémoire collective. Les biens religieux le leur permettent. En les acquérant, ils obtiennent une sorte de transfert de leur pouvoir symbolique. La famille s’y employait depuis de nombreuses années. Dés 1781, le père de Jean-Baptiste créait, en effet, une pension annuelle de 6 livres en faveur des Doctrinaires de Sospel.
Pour illustrer ces comportements déviants, plusieurs abus peuvent être relevés dans la procédure de vente de ces biens nationaux. Celle-ci eut lieu quelquefois avant l’heure prévue, quand il ne s’agissait pas, plus directement, de pressions destinées à tenter de dissuader d’éventuels acquéreurs, pratique qui semble assez courante. Mais l’abus le plus grave tient à la faible estimation des biens. « Celle-ci a été faite de façon à convenir le mieux aux acheteurs de connivence avec les agents nationaux »[1]. Si les biens avaient été vendus à leur réelle valeur, on n’aurait trouvé aucun acheteur. Ce qui permit à Jean-Baptiste BOURILLON, de profiter de ces ventes et de constituer en peu de temps une fortune considérable. Ces gains de nature économique favorisèrent son ascension sociale. Sa fortune, comme son adhésion au nouveau régime, le propulsa au faîte de son pouvoir. Il obtient progressivement l’accès à tous les échelons locaux de l’autorité publique de sa commune. Il devient ainsi membre du comité de surveillance de Sospel, et son influence politique ne cessa de grandir.
Le retour des BOURILLON Dans leurs pétitions pour pouvoir obtenir les lettres de retour, plusieurs Émigrés s’appuyèrent sur l’épouvante provoquée par les allégations des Émigrés Français envers la Révolution : « Nous, soussignés agents municipaux du canton de Sospel certifions que les citoyens François et Rose époux BOURILLON, Ange et Marie-Madeleine ses fils, ni nobles, ni prêtres, [1] DERLANGE M. « L’émigration des niçois pendant la révolution », in Nice historique n°3 1992 p.179
sont sortis du territoire de Sospel pour se soustraire aux coups de fusils et pour la peur, en qualité de cultivateurs de ses terres ». Tous les BOURILLON émigrés rentrent à Sospel. Ils profitent de la clémence et quelquefois de la connivence des autorités pour réintégrer leurs foyers. Joseph GUBERNATIS, Anselme et Pierre BUOT, Pierre GUBERNATIS, Philippe REPARATOR, Paul COTTE, tous officiers municipaux de Sospel, attestent que François et Rose BOURILLON sont partis avant l’arrivée des Français. Ils ne peuvent être considérés comme Émigrés. Certains d’entre eux justifient leur départ de Sospel avant la Révolution pour poursuivre des études entreprises à Turin. Les lois du 25 Brumaire an III ne considéraient plus comme Émigrés et Ennemis de la République les enfants âgée de moins de 14 ans au moment des faits, les jeunes gens étudiant à l’étranger, et leur famille leur ayant rendu visite, les négociants artisans partis pour leur affaires. Il ne restait plus qu’à récolter les témoignages nécessaires pour entrer dans l’une de ces catégories.
BOURILLON rentrés à Sospel
L’état des Émigrés rentrés et habitants Sospel est éloquent. Tous les BOURILLON émigrés sont revenus. Le maire de la ville de Sospel déclare et certifie que « les événements causés par la guerre, active dans cette commune, et la bonne conduite des individus ci-dessous, méritent d’obtenir la surveillance du général préfet et leurs radiations définitive de la liste des émigrés ».
Ils devront pour cela prêter serment à la constitution. Le retour des BOURILLON à Sospel leur permet de réoccuper des fonctions importantes. Malgré un patriotisme de façade, François BOURILLON devient, en l’an VII, commissaire pour procéder à l’inventaire estimatif du mobilier national existant dans l’église des Pénitents gris et de tout autre mobilier qui pourrait se trouver dans l’étendue du canton de Sospel[1]. Aux élections municipales de l’an IX, il devient membre du conseil municipal, alors qu’il se trouve être toujours mis en surveillance par l’administration Révolutionnaire[2].
Conclusion Les BOURILLON sont une famille au cœur d’un réseau complexe de lignées. C’est une entité sociale qui cherche à maintenir ses membres dans une étroite dépendance. Elle influence le comportement individuel de chacun, autant sur le plan sentimental-relationnel que matériel. Cette corrélation est d’autant plus vraie qu’il s’agit d’une famille de notables. Malgré la tourmente révolutionnaire, la famille BOURILLON nous démontre que les notables d’Ancien Régime n’ont pas perdu leurs pouvoirs. Pour assurer la pérennité de son pouvoir, elle dut s’adapter aux transformations engendrées par la mise en place d’un nouveau régime. Après la Révolution, elle retrouva sa puissance, son rang et son prestige, comme le firent l’essentiel des notables du Comté. Aidés par le réseau d’amitié et de dépendants qu’ils possédaient parmi la population locale, renforcés par le rôle essentiel de Jean-Baptiste BOURILLON, resté sur place, ils récupérèrent leurs biens, et profitèrent même de la période pour s’enrichire grâce à l’achat de biens nationaux. A Sospel, les grandes propriétés n’ont pas été démembrées par la Révolution. La puissance effective et le prestige des grandes familles d’autrefois n’ont pas disparu. L’emprise sociale des BOURILLON sur la ville ne cessa, de fait, jamais d’exister.
ANNEXES
A.D.A.-M. L 133 : Lettre de l’officier municipal de Sospel aux administrateurs du département sur les difficultés d’approvisionnement en blé 3 mai 1793 « Le général MARTIN nous a fait voir une dépêche d’un commissaire de la Convention nationale, de laquelle avons appris qu’il y a ici deux cens sacs de bled destinés pour distribuer gratis dans tout le département. Je ne veus pas, Citoyens, vous faire le tableau funeste des malheurs causés à ce pays par le fléau de la Guerre ; vos âmes sensibles en seroient trop vivement pénétrées. Il me suffit de vous dire que nus sommes arrivés à la dernière misère. Et c’est bien pitoyable que de voir des gens qui, faute de travail, ne peuvent plus gagner sa vie et d’autres qu’argent à la main ne trouvent plus une livre de pain pour se nourrir. Si donc il y a quelque chose consacré au secours du département, je vous prie, Citoyens, de ouvrir vos mains bienfaisantes aux pauvres habitans de cette ville dont les besoins semble que ils méritent du regard et même de la préférance. Je vous écris cette lettre au nom de toute la municipalité et d’ordre du général S. MARTIN, qui, tout sage et tout humain, cherche tous les moyens pour deminuer nos meaux et soulager le peule qui compose cette comunauté. Le citoyen qui vous porte ma lettre vient expressément à Nice pour acheter du bled, du seigle ou d’autres légumes pour faire du pain pour le pays ; par ainsi je vous prie de lui préter votre assistance pour en trouver et pour qu’on ne lui empêche l’extraction ».
Propriétés de Jean-Baptiste BOURILLON en 1806
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