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OTHO Alain Lantosque : mariages et population aux XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles. L’étude présentée s’appuie principalement sur deux sources, le dépouillement des mariages de la commune de Lantosque pour la période 1635 à 1901[1] et le recensement de l'an IX[2]. Le relevé comporte 3 712 mariages qui mettent en scène quelques 7 400 hommes et femmes. Si l'analyse de ces mariages ne permettra pas de conclure sur l'évolution de la population, nous essaierons, cependant, d'établir quelques corrélations et, surtout, nous pourrons obtenir des informations sur les coutumes et les habitudes de vie de nos ancêtres. La géographie particulière des lieux, avec ses vallées encaissées, barrées en aval par des gorges difficilement franchissables, ses cols élevés, a longtemps fait de la vallée de la Vésubie un monde difficile à atteindre ou à quitter. Les voies de communication, jusqu'au milieu du XIXème siècle, se limitaient à quelques chemins muletiers plus ou moins bien entretenus suivant les époques. Aller de Lantosque à Nice prenait 12 heures, aller de Lantosque à Entracque (en Piémont, 14 heures[3]. Malgré ces difficultés, l'homme s'est toujours déplacé et les Vésubiens n'ont pas fait exception. Les mariages entre époux de communautés différentes ont été coutumiers. Ces mariages intercommunautaires dépendaient beaucoup, nous le verrons, de la présence ou non d'une frontière entre ces communautés. Dans la plus grande partie de son histoire, Lantosque a été proche d'une frontière dont le tracé a beaucoup évolué au cours de la période étudiée. Un petit rappel historique est nécessaire. Nous distinguerons quatre périodes, avant 1792, de 1792 à 1814, de 1814 à 1860 et après 1860.
De 1388 à 1792, la région de Nice faisait partie d’un Etat comprenant la Savoie, le Piémont puis, plus tard, la Sardaigne. Les quelques périodes d’occupation française ne semblent pas avoir eu de réelle influence, en montagne, sur le sujet qui nous intéresse. D’un point de vue géographique le pays se présentait comme un appendice au sud du Piémont. A l’ouest il y avait une frontière avec la France, frontière qui se situait à peu près au Var et à l’Estéron. Une autre, à l'est, le séparait de la république de Gênes. Ajoutons au sud la mer, au nord la chaîne des Alpes Méridionales qui limitait la période des échanges avec le Piémont à quelques mois par an.
En septembre 1792, les troupes françaises envahissaient le Comté de Nice et atteignaient Lantosque le 23 octobre. S’ensuivit une période troublée, le village pris et repris tantôt par l’armée sarde, tantôt par l’armée française. Une présence active des Barbets qui perdura jusqu’à 1800, compliquait la situation. Notons également que les registres de l'état civil sont très incomplets de l’an II à l’an IV, victimes sans doute du raid des Autrichiens et des Barbets du 10 mai 1800[4]. En 1806, le Comté de Nice, auquel fut adjoint la région de San Remo, forma le nouveau département des Alpes-Maritimes, bordé à l’ouest par les départements du Var et des Basses-Alpes, à l’est et au nord par les départements français de Montenote et de la Stura. La région niçoise, pour la première fois depuis plus de mille ans, n’était plus frontalière.
En 1814 le Comté de Nice fut restitué au royaume de Sardaigne et se trouva, de nouveau, bordé d'une frontière ouest avec la France, la Ligurie, à l'est, ayant été annexée par le royaume de Sardaigne en 1815.
[1] Dépouillement effectué dans le cadre de l'Association Généalogique des Alpes-Maritimes (A.G.A.M.), Lantosque (Alpes-Maritimes), mariages 1635-1901, Nice 2003. [2] Archives Départementales des Alpes Maritimes (A.D.A.M.), document D 078/01F001, Recensement de la population. [3] GARNIER D. Mémoire local et militaire sur le département des Alpes-Maritimes, Paris 1888. Dans cet ouvrage, rédigé vers 1800 à destination des militaires, le Général Garnier écrit : « Comme ce pays n'est rempli que de montagnes la plupart très escarpées, et qu'il est moralement impossible à un général commandant une armée d'ordonner une marche en se servant d'une carte pour connaître les distances précises d'un lieu à un autre (je veux dire la quantité d'heures de marche qu'un corps de troupe aurait à faire), j'ai pris le parti de parcourir à pied, montre à la main, avec un détachement, tous les chemins, sentiers et défilés qui conduisent aux principales positions militaires dont ce département présente un si grand nombre ». [4] Extrait du registre des délibérations du conseil municipal, A.D.A.M. E 078/01D001 : « L'an huitième de la République Française une et indivisible et le vingt de floréal à Lantosque Canton d'Utelle Département des Alpes-Maritimes : je soussigné Agent Municipal de ladite Commune Esprit Raibaut certifie et déclare qu'étant les autrichiens et une bande de Barbets entrés aujourd'hui dans ladite Commune se sont introduits dans ma propre maison d'habitation, dans celle du Commissaire du Gouvernement Joseph Lea ; et dans cette maison commune avec rupture et enfoncement des portes, et ont déchiré emporté et foullé aux pieds presque toutes les écritures et papiers de la même Commune et principalement les Registres de l'état Civil, de sorte que après leur départ aucun registre n'a été trouvé. En foi de quoi j'ai dressé le présent procès-verbal pour servir et valoir en ce que de raison et j'ai signé Fait a la Maison Commune de Lantosque l'an et mois et an susdit ». Rassurons le lecteur : beaucoup de registres ont été retrouvés et seuls certains sont amputés de plusieurs pages. On peut se demander ce que les Autrichiens faisaient là car l'objet de ce coup de force n'intéressait que les Barbets qui voulaient se protéger des enquêtes des Français. En fait, ce procès-verbal me semble surtout destiné aux autorités françaises qui devaient exercer de fortes pressions sur les représentants de la commune. Ayant déclaré que tous les registres de l'état civil étaient détruits ou emportés, les rédacteurs se soustrayaient aux demandes pressantes auxquelles ils étaient soumis. Ont-ils été réellement emportés puis ensuite restitués, ou bien ont-ils été cachés par les autorités communales ?
En 1860, la province de Nice est rattachée à la France. La frontière avec la France est effacée et une nouvelle frontière avec l'Italie est établie au nord et à l'est du département.
L'étude présentée comprend quatre parties : après avoir comparé les nombres de mariages et la population du village, nous nous intéresserons aux coutumes adoptées lors de ces mariages. Les variations saisonnières, les âges des époux au mariage seront détaillés et la répartition des classes d'âges évoquée. Nous aborderons ensuite l'étude de la provenance des époux, par contrées puis par répartition géographique suivant les époques.
Nombres de mariages et population.
Evolution générale des nombres des mariages de 1835 à 1901. Ce premier graphique présente les résultats sous la forme de moyennes décennales, plus faciles à interpréter que les moyennes annuelles sujettes à de trop fortes variations.
Comparaison entre les nombres annuels de mariages et la population. L'évolution du nombre annuel moyen de mariages par décennie connaît deux phases : aux XVIIème et XVIIIème siècles, globalement, ce nombre progresse de 12 à 15, puis il se stabilise à 15 au XIXème siècle. Comparons ces observations à l'évolution de la population. D'après les estimations et données tirées de l'étude d'Alain Ruggiero[1], la population de Lantosque a oscillé, aux XVIIIème et XIXème siècles, entre un minimum de 1458 individus, en l'année 1799, et un maximum de 2573 en l'année 1858. Nous ne connaissons pas la population de Lantosque au XVIIème siècle, les seules données disponibles sont antérieures et exprimées en nombres de feux. Le dernier réaffouagement date de 1394 et encore ne nous donne-t-il que les feux « suffisants », c'est-à-dire les feux correspondant aux contribuables soumis à l'impôt, les plus pauvres, le clergé et les nobles étant exemptés. Les modifications ultérieures n'ont consisté qu'à relever le plafond d'exemption de manière plus ou moins arbitraire, ce qui rend inexploitables ces données[2].
On observe sur le graphique numéro 2, une légère progression de la population au XVIIIème siècle. Il faut cependant se garder de toute conclusion trop hâtive, car nous manquons de données fiables, la valeur de l'année 1701 étant le résultat d'une estimation[3]. Après une chute, entre 1790 et 1800, période de guerre entre la République française et le Royaume de Sardaigne, la population croît régulièrement jusqu'en 1860, où elle atteint son maximum, pour ensuite décroître aussi rapidement entre 1860 et 1880. Cette dernière évolution est bien connue dans toutes nos vallées. Elle résulte d'un flux migratoire important vers la « ville », Nice et la Côte.
Les deux courbes des graphiques numéro 1 et 2 ne sont nullement corrélées, la « bosse » de la courbe de la population ne se retrouvant pas sur la courbe du nombre annuel moyen des mariages. Pourtant ce nombre dépend de l'importance de la population. Il suffit, pour s'en persuader, de consulter les registres des mariages de communes dont les populations sont de tailles différentes[4]. Mais alors, pourquoi note-t-on ici de telles divergences, notamment pour la période 1814-1860, période pendant laquelle les gradients sont très différents ? J'y vois deux causes : la courte durée du phénomène, de 1800 à 1880, soit l'espace de trois générations, et le fait que la croissance a été suivi d'une décroissance. Si la croissance ou la décroissance de la population avait été monotone, sans doute aurions-nous pu constater une évolution similaire sur la courbe des mariages. J'en veux pour preuve le cas d'Utelle pendant la période 1600-1800, au cours de laquelle il y eut diminution de la population et du nombre annuel des mariages[5]. Nous pouvons en tirer, comme enseignement, que si le nombre moyen annuel de mariages d'une commune dépend de l'importance de sa population, les variations de ce nombre et de cette population ne sont pas nécessairement liées, et seules les évolutions monotones sur une longue période le sont. Nous avons noté, précédemment, l'influence des campagnes militaires de 1792 à 1800 sur la population, les causes pouvant être soit une augmentation de la mortalité, soit une dispersion des habitants qui fuient la zone des combats. Qu'en est-il ici ? [1] RUGGIERO A. La population du Comté de Nice de 1693 à 1939, Serre, 2002, pp. 42-43, 59, 82 et 102. [2] BOYER J.-P. Contribution à la démographie de la Provence savoyarde au XIVe siècle, Provence Historique, fasc. 135, 1984 ; VENTURINI A. Évolution démographique de l'extrême Provence Orientale, Actes des journées d'études de l'espace provençal, Mouans-Sartoux, 1996. [3] A. RUGGIERO a multiplié par 5 la donnée connue, le nombre de feux. Ce nombre provient d'une enquête de l'intendant MELLAREDE. Or, le lien entre le nombre de feux et le nombre d'habitants est fluctuant. RUGGIERO, s'appuyant sur les travaux de FODERE et d'Edouard BARATIER, le fixe à 5. Or, à partir des données contenues dans les livres d'état des âmes, Liber Status Animarum, d'Utelle, livres des années 1680, 1686, 1689 et 1750, mes calculs des ratios nombre d'habitants sur nombre de chefs de familles, donnent des valeurs comprises entre 4,3 et 4,9. Du livre d'état des âmes de l'année 1835 de la paroisse de Saint-Pons de Lantosque j'en tire un ratio de 5,75. Ces quelques exemples illustrent les aléas auxquels on s'expose lorsqu'on veut déduire le nombre des habitants du nombre des feux. Les registres mentionnés sont consultables aux Archives Historiques du Diocèse de Nice (A.H.D.N.). [4] Quelques exemples obtenus à partir des relevés de l'A.G.A.M. : à Rimplas (06), dont la population varie de 150 à 250, le nombre moyen annuel de mariages, lors du XIXe siècle est 1,1 ; à la Tour (06), dont la population varie de 400 à 1000, ce nombre, toujours pour le XIXe siècle est 5,4 ; à Nice , dont la population varie de 23 000 à 44 000 de 1814 à 1860, ce nombre est 396. [5] A.G.A.M., Utelle (Alpes-Maritimes), mariages 1585-1792, Nice 2003.
L'étude des nombres de naissances et de décès peut fournir des éléments de réponse. J'ai élargi la période étudiée de façon à connaître le rythme normal des naissances et des décès et pouvoir ainsi conclure. Les registres, pour cette période, ne sont pas complets, de nombreuses pages manquent, et c'est pour cette raison que je n'ai pas pu étudier toutes les années concernées, me contentant d'explorer celles qui semblent complètes tant pour les naissances que pour les décès. Dans le graphique ci-dessous, les points blancs représentent le nombre annuel des naissances, et les points noirs celui des décès.
L'intervalle 1770-1782 est représentatif d'une période « normale » : le nombre moyen annuel des naissances oscille autour de 61, celui des décès autour de 46. Pour 1793, 1794 et 1795, ces nombres évoluent de manière radicalement différente. Les naissances chutent respectivement à 56, 47 et 42, alors que les nombres de décès s'envolent à 109, 150 et 80, l'année 1794 ayant été la plus noire. Ces premiers relevés, de 1770 à 1795, ont été effectués sur les registres de catholicité. De l'an IX à 1812, j'ai utilisé les registres d'état civil : le nombre annuel des naissances oscille alors autour de 61, celui des décès autour de 47. Pour la période 1814 à 1837, j'ai utilisé les registres contenant les copies des actes de catholicité, registres organisés de la manière suivante : un registre pour chaque période 1814-1824 et 1825-1837, et des registres pour chaque paroisse : Saint-Pons, Loda, Pélasque et Saint-Colomban. Je n'ai calculé que la moyenne annuelle pour chaque période et pour l'ensemble des paroisses, soit 69 (1814-1824) et 86 (1825-1837) pour les naissances, 46 et 57 pour les décès.
Le calcul de l'accroissement annuel[1] donne des valeurs presque toujours positives. Le nombre de naissances l'emporte sur le nombre de décès, de l'ordre de 16 pour la période antérieure à 1781. Il oscille autour de 14 pour la période 1800-1814, puis atteint 23 de 1814 à 1824, et 29 de 1825 à 1837. A contrario, la période 1893-1800 présente un déficit entre les naissances et les décès, ce déficit atteignant son maximum en 1795.
Dans le graphique suivant, les points noirs représentent le résultat de l'intégration temporelle de l'accroissement annuel, de façon à montrer la part de ce critère dans l'évolution de la population. Les points blancs représentent l'évolution de la population de Lantosque d'après les données recueillies par Alain Ruggiero[2]. Afin de pouvoir comparer les évolutions respectives de ces deux critères, la courbe de la population a été translatée de -1500, de façon à ce qu'en 1793 ces deux courbes soient pratiquement superposées.
De 1793 à 1810, nous observons une bonne corrélation entre ces deux courbes, alors qu'après 1810 la courbe de la population progresse plus rapidement. Deux enseignements peuvent en être tirés. Lors de la première période, de 1793 à 1810, les évolutions de la population ont pratiquement pour seule origine l'accroissement annuel, ce qui implique qu'il n'y a pas eu d'émigration ni d'immigration. Tout au moins, ces déplacements neutralisent leurs effets[3]. Après 1810, la différence d'évolution des deux courbes peut s'expliquer par l'apparition d'un mouvement migratoire vers Lantosque, la différence atteignant 137 en 1838. Il faut noter la grande incertitude sur la valeur de ce résultat, incertitude provenant de ce que, lors de l'intégration de l'accroissement annuel, je ne dispose pas des valeurs pour toutes les années et que j'ai dû estimer, par interpolation, celles qui manquent. D'autre part, les nombres d'habitants fournis ne sont pas exacts eux non plus, le dénombrement des populations étant un exercice difficile, ce que les démographes se plaisent à souligner.
LES COUTUMES ADOPTEES LORS DES MARIAGES
Variations saisonnières des mariages.
J'ai effectué cette étude sur quatre périodes, de 1635 à 1699, de 1700 à 1799, de 1800 à 1860 et enfin de 1861 à 1901 ; les résultats sont donnés en pourcentage du nombre mensuel par rapport au nombre annuel des mariages.
L'examen de ces quatre graphiques montre que, quelle que soit la période, les mois pendant lesquels les mariages ont été les moins nombreux sont mars et décembre. La cause en est les interdictions de mariages, dictées par le droit canonique, pendant le tempus feriarum : du mercredi des Cendres à l'Octave de Pâques, puis de l’Avent à l'Épiphanie[4]. La première interdiction touche principalement le mois de mars, la seconde le mois de décembre. Pour se marier pendant ces périodes, [1] Différentiel entre les naissances et les décès. [2] A. RUGGIERO, dans La population …, op. cit., p. 155, souligne la part d'incertitude dans ces nombres : "De plus on observe que c'est l'effectif des adultes qui a diminué entre 1790 et l'an X, mais il est vrai que FODERE lui-même reconnaissait que tous les habitants n'avaient pas été recensés au moment du dénombrement de l'an VIII […] Le sous-enregistrement peut avoir concerné prioritairement les adultes cherchant à échapper au dénombrement, mais les épidémies qui ont frappé de façon préférentielle la population adulte et surtout l'émigration pourraient également expliquer les raisons de cette diminution du nombre des adultes". [3] Cette dernière hypothèse n'est pas à rejeter, bien qu'il soit statistiquement peu probable que le nombre d'émigrants soit, sur une période somme toute assez longue de 7 ans, égal au nombre d'immigrants. En effet, comme nous le verrons plus loin, il est établi que des Lantosquois ont suivi les armées sardes et françaises lors des campagnes d'Italie. Etaient-ils compris dans les recensements de la population ? J'en doute, surtout pour ceux qui étaient dans l'armée sarde et qui étaient traités d'Emigrés. Mais alors, qui donc est venu au village pour compenser leurs départs ? [4] Cette interdiction a été fixée par le Concile de Trente, lors de la 24e session, chapitre X du décret de réformation touchant le mariage : « Défense de célébrer les solennitez des Nopces pendant l'Avent, ni Caresme ».
une autorisation de l'évêque était nécessaire ce qui a limité la nuptialité. Ces interdictions ont été mieux respectées dans la période 1861-1901 que dans les autres périodes, notamment les XVIIème et XVIIIème siècles ce qui conduit à supposer que si l'influence de l'Eglise n'a pas été plus forte dans la deuxième moitié du XIXème siècle, ses préceptes ont été mieux suivis. Une conséquence est que les mois les plus chargés sont février et novembre, les futurs époux préférant prendre les devants plutôt que d'attendre la fin du tempus feriarum. Ces remarques sont tout à fait analogues à celles formulées par Michelle Pollet dans son étude sur les mariages à Grasse[1]. Pour les périodes allant de 1700 à 1901, les mois d'avril et de mai sont plus chargés que les mois d'été, mois des grands travaux et de la transhumance. Étonnamment, ceci n'est pas vrai pour le XVIIème siècle, les années remarquables étant 1637-38, 1642-43, 1648-50, 1655, 1660, 1672-74 et 1694.
Nous avons vu l'influence de l'Eglise sur la nuptialité, influence qui s'est accrue pendant la deuxième moitié du XIXème siècle. Qu'en était-il lors de la période révolutionnaire ? Je n'ai utilisé que les registres de l'état civil et ai limité l'étude aux années an VII à an X, les données antérieures à l'an VII étant incomplètes et l'an X étant l'année du Concordat[2].
Les interdits de l'Eglise semblent avoir eu moins d'effet pendant cette période puisque les nombres de mariages en mars et décembre sont proportionnellement plus nombreux que ce que nous avions constaté plus haut. Curieusement, les mois de février et de novembre sont toujours les plus fournis en mariages, les taux étant bien supérieurs à ceux évoqués précédemment. Les mois d'avril à septembre sont ceux pour lesquels la nuptialité est la plus faible, juillet et août se distinguant par un résultat nul. De l'an VII à l'an X, soit pendant quatre années consécutives, aucun mariage n'a été contracté pendant ces deux mois ! Une étude menée sur les mariages à Utelle de l'an IV à l'an X donne des résultats comparables : pendant sept années consécutives, aucun mariage n'a été célébré pendant le mois de juillet et seulement 5 en août[3]. Je ne peux croire qu'il s'agit là d'un effet du simple hasard. Est-ce une spécificité du canton de Lantosque ?
En conclusion, nous pouvons constater que la période révolutionnaire a eu une influence sur les habitudes des habitants de Lantosque, mais, contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer ce n'est pas tant au niveau des pratiques religieuses que pour des raisons liées aux activités estivales.
Les études de variations saisonnières précédentes consistent à observer, mois par mois, le nombre de mariages ce qui nous a montré l'influence du tempus feriarum sur les coutumes. Dans ce qui suit, nous allons mieux appréhender ce qui s'est passé lors de ces périodes d'interdiction en affinant la recherche. Après calcul, année après année, des dates de Pâques, de l'Avent et de l'Epiphanie, j'ai étudié la nuptialité pendant l'Avent et le Carême.
L'interdiction religieuse de Carême a été mieux respectée que celle du temps de l'Avent. Les nombres annuels de mariages, pendant la période de Carême, oscillent entre zéro et deux. Seule l'année 1796, avec quatre mariages pendant le Carême, se distingue des autres. Nous retrouvons là une remarque déjà émise plus haut sur l'influence de la Révolution française au sujet des coutumes des habitants.
Age des époux au mariage L'étude de l'âge des époux au mariage n'a pu se faire que pour les périodes 1795-1813 et 1838-1901. Sous l'Ancien Régime, les desservants des paroisses devaient tenir des registres séparés pour les baptêmes, les mariages et les sépultures, chacun de ces registres étant unique[4]. Le Concile de Trente avait défini le contenu de chaque registre et n'imposait que de porter les noms des époux et des témoins, le jour et le lieu du mariage[5]. Ces règles ont été également en vigueur de 1814 à 1837[6].
Dans notre région, sous administration sarde, il faut attendre l'année 1838 pour voir se mettre en place un système de registres d'état civil digne de ce nom. C'est par la Patente Royale du 20 juin 1837 que des règles précises de tenue des registres ont été édictées, notamment l'obligation de tenir les livres en double exemplaire identiques. De plus, lors de sa [1] POLLET M. Les mariages à Grasse de 1751 à 1760 et de 1781 à 1789, Recherches Régionales n°3, 1978, p. 4 à 6. [2] C'est le 18 germinal de l'an X (8 avril 1802) que le corps législatif de la République française a adopté le Concordat déjà signé l'année précédente par Napoléon Bonaparte, Premier Consul, et le pape Pie VII. [3] Un par an en l'an V, an VI, an VII, an VIII et an X. [4] Le rôle judiciaire de ces registres a été fixé par l'édit de 1582 du duc Charles-Emmanuel Ier (1580-1630), puis par un nouvel édit de 1633 du duc Victor-Amédée Ier (1630-1635). [5] « Habeat parochus librum in quo conjugum et testium nomina, diemque et locum contracti matrimonii describat : quem diligenter apud se custodiat » (Caput I). Pour l'Eglise, il s'agissait d'attester la célébration d'un sacrement et non d'établir l'état civil des mariés. [6] Mgr Colonna d'Istria a, dans une circulaire du 28 mars 1816, donné un modèle en latin qui se substituait au modèle en français décrit dans la circulaire de 1804.
mise en application, des cahiers pré imprimés ont été mis à disposition des paroisses, ce qui a contribué à augmenter le nombre et la qualité des informations recueillies. Dans ces cahiers, l'âge des époux a été mentionné.
Pendant la période française, de 1793 à 1814, ce sont les lois françaises sur l'état civil[1] qui furent appliquées. Elles imposaient de préciser l'état civil des époux, notamment l'âge. Ces dispositions ont été appliquées de nouveau après 1861[2].
Ces graphiques montrent que si l'âge moyen annuel au mariage change peu au cours du XIXème siècle pour chaque sexe, il existe un écart important entre leurs valeurs moyennes : 30,4 ans pour les hommes, 25,5 ans pour les femmes.
A quel âge se mariait-on ?
Là encore, nous pouvons observer sur ce tableau que l'âge au mariage est différent suivant le sexe : peu d'hommes se marient avant 21 ans (4,5 %) alors que la proportion de femmes est bien plus importante (21,8 %). Le pourcentage le plus fort, pour les hommes, se situe dans l'intervalle 25-29 ans (36,6 %), alors qu'il est de 21-24 ans pour les femmes. On notera les cas des trois hommes et une femme qui se sont mariés alors qu'ils avaient plus de 70 ans[4].
La classe d'âge 30-40 ans pour les hommes est importante, puisqu'elle représente le quart des mariages. à cette remarque, je voudrais associer une observation souvent faite au cours de mes recherches : il semblerait qu'un nombre non négligeable d'hommes attendent le décès de leur père pour se marier. « Les différentes études sur la nuptialité d'Ancien Régime ont démontré que, contrairement à ce que crurent longtemps les historiens, on convolait assez tardivement dans la France des XVIIème et XVIIIème siècles, généralement vers 27-28 ans pour les garçons et 25-26 ans pour les filles »[5]. Ces remarques sont tout à fait conformes à ce que nous observons à Lantosque, la seule différence concernant l'âge des épouses qui se marient, en moyenne, plus jeunes de quelques années.
Différence d'âge entre époux Cette différence a été calculée de la manière suivante, (âge de l'époux) – (âge de l'épouse) : si la différence trouvée est positive, cela signifie que l'époux est plus âgé que l'épouse, le contraire si elle est négative.
Graphique n° 14 :
différence d'âge moyen annuel entre époux. [1] Lois des 20-25 septembre 1792. [2] Pour approfondir ce sujet, on pourra se reporter à l'article de P. BODARD, L'état civil ancien dans le Comté de Nice, Recherches Régionales n° 4, 1985, pp. 225-244. [3] La différence entre les deux totaux d'hommes et de femmes est dû à ce que, dans certains actes, le rédacteur a omis de noter l'âge de l'épouse. [4] Il s'agit de Etienne Joseph André THAON (79 ans, veuf) et Marie Catherine CAUVIN (74 ans) (x 03.08.1875) ; Pierre Joseph THAON (71 ans, veuf) et Anne Marie VERAN (54 ans, veuve) (x 27.11.1861) ; Jean Baptiste Louis BEGHEL (71 ans, veuf) et Anne Marie Dominique Barthélémye CIARLET (55 ans, veuve) (x 13.01.1875). [5] POLLET M. les mariages …, op. cit., p. 6.
La différence moyenne annuelle est de 4,8 ans ce qui correspond à la remarque sur les différences d'âges entre époux faite précédemment. La différence la plus grande, (38), est positive, c'est-à-dire que l'époux avait 38 ans de plus que l'épouse[1], la différence la plus petite, (-19), est négative, c'est-à-dire que c'est l'épouse qui avait 19 ans de plus que l'époux[2].
Dans ce tableau les différences les plus fréquentes sont comprises entre +2 et +10 ce qui est en accord avec nos remarques précédentes.
Pyramide des âges en 1800. Nous venons d'observer les comportements lors du mariage, comportements liés à l'influence de la religion, à la nécessité de se consacrer aux grands travaux d'été, à l'âge respectif des époux, comportements bien semblables à ce que l'on observe ailleurs. Une donnée nous manque encore, c'est la répartition par âges. Nous ne disposons d'aucune information pour la période de l'Ancien Régime. Le dénombrement le plus ancien conservé est celui de l'an IX. L'exactitude n'était pas la qualité première de son auteur car, connaissant la date de naissance, j'ai pu constater plusieurs fois que l'âge indiqué n'était pas exact. L'erreur peut atteindre presque 10 ans pour les personnes âgées. Certes, le recenseur n'est pas directement en cause, car il notait ce qu'on voulait bien lui déclarer. Un autre problème se pose, dû au sous-enregistrement probable d'une partie de la population adulte[3]. Ce recensement ne prend en compte que les personnes d'âge égal ou supérieur à 12 ans. La population enfantine nous est donc inconnue, et les barres des 10-15 ans sont sous-évaluées. Pour tenir compte des enfants de 10 à 12 ans, j'ai allongé les barres des 10-15 ans par des pointillés[4].
On observe un déficit pour les hommes âgés de 25 à 40 ans, déficit dû, pour une part, aux pertes provoquées par la guerre de 1792 à 1796 et, pour une autre part, aux émigrés et autres insoumis qui fuyaient la conscription française et ne tenaient pas à se faire recenser. De nombreuses traces, dans les documents d'archives, font penser qu'un nombre non négligeable d'hommes ont suivi les troupes sardes ou les troupes françaises et ont participé aux batailles en Italie. Dans plusieurs actes de mariages, postérieurs à 1800, le rédacteur indique que le père de l'époux ou de l'épouse est dit être mort en Piémont et le registre des délibérations du conseil municipal regorge d'anecdotes liées à la recherche des émigrés retournés au pays[5]. Les données conservées sont rares pour cette période, les seuls relevés utilisables sont ceux établis par Fodéré[6], relevés qui concernent l'ensemble du département. Je reproduis ici le relevé de 1790, organisé en cinq classes d'âges suivant les instructions de l'époque : jusqu'à l'âge de 10 ans, de 10 à 16 ans, de 16 à 60 ans, de 60 à 90 ans, plus de 90 ans.
[1] Quelques exemples : Etienne LEA, 66 ans et Marie MAURELLE, 28 ans, de Figaret (x 28 pluviose an III) ; Joseph ISNARD, 63 ans, veuf, du Broc, et Julie Andrivette ROUBAUDI, 36 ans (x 11.02.1874) ; Gio Ludovico CERVELLO, 65 ans, veuf, de Belvédère et Catterina CIAIS, 35 ans (x 20.10.1851 à Saint-Colomban). [2] Quelques exemples : Joseph DRAGON, 34 ans et Dévote LAURENTI, 53 ans (x 23.11.1865) ; Lorens GILLI, 25 ans et Marie Devote DELEUSE, 43 ans, veuve (x 24 pluviose an XII) ; Ippolito AUDA, 26 ans, de Pélasque et Agostina PASSERON, 42 ans, du Cros-d'Utelle (x 09.06.1857 à Nice, Sainte-Reparate). [3] Voir ci-après. [4] Le nombre des enfants âgés de 10 et 11 ans est déduit par simple proportion.
[5]
Un exemple : « Aujourd'hui huit du mois de fructidor an Sixième de la
République française une et indivisible Nous soussigné agent municipal de la
commune de Lantosca me trouvant tout seul à promener dans de la commune
trois minutes environ je vois venir envers de moi le nommé pierre auda
officier en piémont porté sur la liste des Emigrés audacieux et quy croyant
peut être de trouver un asil en moi, et au mépris de toutes les lois
paralyser mon devoir, ou je fus obligé de m'en retourner desuite, et ayant
requis le Cap[itai]ne Lea de la garde nationale avec ses soldats pour
arrêter le dit émigré, de suite marcha une patrouille, mais ayant deja
disparu se sont tous retirés. Fait a Lantosque, le jour, mois et an que
dessus » signé Louis Otho agent municipal. [6] FODERE Fr. Em. Manuscrit de la Statistique départementale, A.D.A.M. Dans son livre, Voyage aux Alpes Maritimes, Paris, 1821 (il existe une réimpression, Marseille, 1981), FODERE reprend le relevé de 1790, t. II, p. 147.
La répartition suivant les âges est assez différente de celle de Lantosque. Fodéré lui-même ne se faisait aucune illusion sur la valeur de son relevé, soulignant le fort déficit en adultes de 16 à 60 ans et la surestimation des adolescents de 10 à 16 ans[1].
Provenance des époux[2]
Convention de couleur adoptée sur les histogrammes dans la suite du texte : Les graphiques qui suivent présentent les nombres de mariages par décennie.
Origine étrangère au Comté de Nice Origine « italienne » : nous désignerons ainsi les conjoints originaires de territoires faisant partie, aujourd’hui, de l’Italie. Nous avons dénombré 56 hommes et 12 femmes, soit respectivement 1,5 % et 0,3 % du total des mariages.
Cette émigration est négligeable jusqu'au milieu du XVIIIème siècle, puis s'affirme pour atteindre un maximum, qui reste cependant très limité, au milieu du XIXème siècle. Sur les 37 hommes qui se sont mariés à Lantosque avant 1860, 35 sont originaires d'une région faisant partie du même état que le Comté de Nice, 33[3] venant du Piémont, deux[4] de Ligurie après que la République de Gênes soit rattachée au Royaume de Sardaigne. Seuls les frères Antoine et Pierre BERTONE, originaires de Milan, et Jean CAVIGLIA de Varazza, région d'Oneille, venus avant 1768, ont franchi une frontière. Dès 1861, l'origine est plus variée puisque si six viennent du Piémont[5], trois sont originaires de Ligurie[6], cinq de Lombardie[7], trois des anciens Etats Pontificaux[8] et seuls deux[9] viennent d'une région étrangère, du Tyrol[10]. Origine « francaise » : nous désignons ainsi les hommes et femmes originaires du territoire français : avant 1860 il s'agit des régions à l'ouest de la frontière avec le Comté de Nice puis, après 1860, des départements français non compris les Alpes-Maritimes.
Nous n’avons trouvé que 57 hommes et 11 femmes d'origine « française ». Ces valeurs paraissent particulièrement faibles. Elles traduisent simplement le peu d'attractivité du village, que l'on doit attribuer à la pauvreté de ses ressources, au caractère difficile de cette région montagneuse, aux difficultés de déplacement que nous avons évoquées plus haut.
Avant 1792, et de 1814 à 1860 une frontière devait être franchie. Son rôle de frein est manifeste. Pendant ces périodes, le nombre de mariages avec un Français ou une Française est ridiculement faible. Nous pouvons observer quelques pointes dans les années 1700 à 1750 : j'y vois une conséquence des guerres avec la France, guerre de la succession d'Espagne et guerre de la succession d'Autriche. Les armées passèrent dans le pays de 1705 à 1713 et de 1744 à 1748, la commune ayant [1] Voir le commentaire de RUGGIERO A. La population …, op. cit., pp. 154-155. [2] Dans les registres paroissiaux et d'état civil, si la provenance des époux est généralement indiquée, il n'est pas du tout sûr que les rédacteurs n'aient pas commis quelques oublis. [3] Bartholomé AGACCIO (mariage en 1819), Jean Baptiste BOURG (1805), Gioanni Battista BRANDO (1859), Jean CASTAGNEN (1656), Paolo CAVAGNATI (1844), Louis CORNIGLION (1823), Joseph DALPIAS (1781), Gioanni Antonio FERRERO (1858), Louis FERRARI (1856), Giuseppe GALLO (1843), Guillaume GERBINO (1789), Pierre GIMONIS (1654), Antoine GIRAUDI (1786), Giuseppe GOALLA (1846), Jean Baptiste JORDANA (1719), Jean Bartholomée MAGNETTI (1779), Jean Baptiste MARGARIT (1795), Jean Antoine MARTINAL (1752), Giuseppe MELLANO (1852), Joseph MICHELLIS (1790), Charles Michel MOLLA (1740), Jean Antoine OCCELLI (1714), Giuseppe OSCELINO (1859), Joseph PARRACONE (1805), Jacques Ludovic PASSET (1830), Gioanni Antonio PEANO (1841), Jean François QUALIA (1742), Mathieu QUARANTA (1779), Jean Dominique REVERDINI (1747), Jean Marie Antoine ROUX (1808), Joseph STELLARDI (1791), Jacques André TOSELLI (1747), Thomas VIAL (1820). [4] Antoine TUMAGNA (mariage en 1819) et Benedetto GIRIBONE (1840) [5] Jean Pierre BARBERIS (mariage en 1861), Jean Raphael BOASSO (1901), Antoine CUCCHIETTI (1894), François Joseph FERRERO (1879), Barthélémy Antoine PELLEGRINO (1863), François SOLCA (1863). [6] Umberto MAZZINI (mariage en 1901), Mathieu RAMO (1865), Jérôme SOLERI (1892). [7] Jacques ADREANI (mariage en 1875), Etienne CERRI (1899), Jules FERRARI (1880), Romano Gioacchino RIVA (1900), Pierre SPEZIALI (1878). [8] Philippe CAROTTA (mariage en 1865), Jean CENCIARINI (1890), Dominique VENTRESCA (1866). [9] Antoine Barthélémy Ignace RUATI (mariage en 1873), Jean RUATTI (1881). [10] Rabbi au nord ouest de Trento, actuellement en territoire italien, faisait partie, à l'époque, de l'empire Austro-Hongrois.
alors été occupée de multiples fois. Mais le nombre de ces mariages reste quand même très limité, pour ne pas dire négligeable : 9 mariages en 40 ans ! Certaines de ces familles sont restées quelques temps dans la commune, mais elles n'y ont pas fait souche[1]. Après 1860, le nombre de mariages par décennie augmente légèrement, conséquence de la venue de fonctionnaires français, les instituteurs notamment, qui ont pu trouver, au village, l'âme sœur. Si cette immigration reste globalement insignifiante, on notera l'exception des années 1793-1806 : nous sommes en période de guerre et le village est occupé par les armées sarde et française. C’est cette dernière qui a laissé le plus de traces dans les registres des mariages de la commune. Les époux sont, pour la plupart, originaires du sud de la France, la Lozère venant en tête.
Sur ces 25 mariages, 21 ont été célébrés de juillet 1794 à mai 1796. Ces familles ne semblent pas s’être établies à Lantosque[2].
Si l’on omet le cas particulier des années 1793-1806, le nombre d’époux ou d’épouses originaires de France est de vingt, soit 0,6 % des mariages, pour la période antérieure à 1860. Il n'atteint que vingt trois, soit 3,8 %, pour la période postérieure au rattachement. La présence ou non d'une frontière entre le Comté et la France a donc eu une influence très grande sur les déplacements des hommes et des femmes, même si ces nombres restent particulièrement faibles.
Ces valeurs sont à rapprocher de celles citées par André Compan dans sa thèse consacrée à l'étude d'anthroponymie provençale qui porte sur les XIIIème, XIVème et XVème siècles. Il dénombre vingt-quatre noms d'origine française, soit 0,5 % des noms étudiés[3], valeur étonnamment voisine de celle que nous avons obtenue ci-dessus, 0,6 %.
Origine : les villages voisins de Lantosque. Les époux sont originaires, dans la très grande majorité des cas, des villages de la Vésubie auxquels nous ajouterons Lucéram et Moulinet.
Le cas d'Utelle est particulier. C'est avec cette commune que les mariages ont été les plus nombreux, puisqu'on compte neuf mariages intercommunautaires par décennie. La raison en est la proximité des hameaux de Figaret d'Utelle et de Pélasque de Lantosque, hameaux séparés par le Riou de Figaret. Dans les actes de mariage, il est difficile de distinguer les époux originaires de ces hameaux des autres. Le hameau d'origine n'est pas systématiquement mentionné, hors la période 1813-1860 pendant laquelle la paroisse du lieu de naissance est indiquée. Lantosque comptait alors quatre paroisses, Saint-Pons (le Village), Notre-Dame-des-Anges (Pélasque), Saint-Arnoux (Loda) et Saint-Colomban, alors qu'Utelle regroupait six paroisses, Saint-Véran (le Village), Saint-Honorat (Figaret), Visitation-de-la-Vierge-Marie (Chaudan), Saint-Jean-Baptiste (Saint-Jean-la-Rivière), Sainte-Trinité (le-Cros), Sainte-Vierge-du-Rosaire (le Reveston).
Pendant cette période 1813-1860, on dénombre quatorze hommes originaires du Figaret, trois du Chaudan, un du Reveston et cinq de Saint-Jean-la-Rivière. Pour les femmes, huit sont nées au Figaret, trois au village d'Utelle, une au Cros et trois à Saint Jean la Rivière. Ces quelques exemples illustrent bien les liens existant entre les familles du Figaret et de Lantosque.
Les mariages intercommunautaires, pour l'ensemble des villages de la vallée, se répartissent régulièrement dans le temps à part le cas très particulier de la Bollène-Vésubie qui connaît un pic vers 1760. Les histogrammes de Saint-Martin-Vésubie et de Venanson montrent que les échanges entre Lantosque et le bassin supérieur de la Vésubie ont été bien plus faibles qu'avec le bas de la vallée et, comme nous le verrons ci-dessous, avec les villages situés autour du massif de Peïra-Cava, Turini et l'Authion.
Le cas de Lucéram est aussi particulier. Il tient au fait que la partie ouest de la commune, qui comprend le hameau de Beasse et le plateau de Bonvillar, est sur la partie amont du flanc occidental de la montagne de Peïra-Cava, dont le bas est occupé par les hameaux de Saint-Colomban et de Loda. Les relations étaient bien plus commodes et rapides entre Beasse et Saint-Colomban ou Loda qu'avec le village de Lucéram[4]. Au XIXème siècle, Beasse, bien que hameau de Lucéram, [1] Quelques exemples : - Claude BASIN (x 1705) a eu 3 filles et un garçon, sans laisser de trace dans le registre des décès ; ont-ils quitté la commune après 1726 ? - Pierre MILLET (x1709) : aucune trace dans les registres de baptêmes ni de décès. - Nicolas MAROT (x1749) a eu 4 fils, mais pas d'autres traces dans les registres. Sans doute la famille a-t-elle quitté Lantosque après 1760 date de naissance du dernier enfant. - Nicolas RAMOJEAN (x1751) a eu 2 filles. Pas de trace dans le registre des décès. Pas de mariage des filles à Lantosque. La famille a dû émigrer. [2] Documents consultés : la table alphabétique des propriétaires présents dans la matrice cadastrale de la commune de Lantosque, date non connue, sans doute 1810 ; le recensement de l’an IX. A.D.A.M. [3] COMPAN A., Les noms de personne dans le Comté de Nice aux XIIIe, XIVe et XVe siècle, Lille, 1976, p. 571. [4] Voici ce qu'en dit D. GARNIER, dans Mémoire …, op. cit., p. 83, vers 1800 : "Partant de Luceran à colle Negre (1 heure et demie) […]. De colle Negre au hameau de Beasse, on descend jusqu'aux cassines de Font de pierres ; là, laissant le chemin de Lantosca sur la gauche, on prend à droite, on monte la montagne de Saint-Esteve, puis on va traverser le haut du vallon de l'Infernet pour arriver audit hameau. Ce sentier n'est bon que pour les gens à pieds; il faut 1 heure et demie […]. On va du hameau de Beasse à Saint-Colomban en trois quarts d'heures.".
dépendait de la paroisse de Saint Colomban et possédait une école. Ces quelques données permettent de comprendre que beaucoup de mariages ont eu lieu entre habitants de Beasse et de Lantosque. Ce hameau, géographiquement, faisait partie de l'aire lantosquoise. Il n'est pas possible de tous les connaître, car les rédacteurs des actes ne notaient pas systématiquement le nom du hameau, indiquant parfois Lucéram sans autre précision comme origine. Sur 96 mariages, 52 concernent explicitement Beasse. Pour les 43 mariages où il est simplement noté Lucéram, il est indiscutable qu'une proportion non négligeable doit concerner Beasse. On observera également qu'un acte de mariage de 1740 mentionne, comme provenance, Bonvillar, ce qui témoigne d'une occupation régulière au XVIIIe siècle de ce plateau. Autre constatation marquante : le nombre élevé, 47, soit pratiquement un mariage sur deux, d'actes contenant le patronyme CHIAIS ou CIAIS, la plupart étant déclarés explicitement de Beasse. Ceci sous-entend qu'un grand nombre de familles de ce hameau portaient ce patronyme. Il y a là une grande similitude avec le cas présenté par le hameau de Loda. En 1800 il y résidait 12 familles DALLO ou DALLONI[1], sur un total de 26 familles. Pendant la période 1814-1837, j'ai relevé 97 naissances d'un DALLO ou DALLONI sur 190 naissances. Dans ces petits hameaux, un patronyme, CIAIS à Béasse, DALLO à Loda, a pris une ascendance très forte, en terme de nombre de représentants, sur les autres.
Le cas de Moulinet est aussi particulier. La population de ce village oscille, suivant les époques, de 700 à 1 150 environ, ce qui en fait un petit village en comparaison de la plupart des villages de la Vésubie. Et pourtant 42 hommes et femmes de ce village se sont mariés à Lantosque, nombre comparable à celui des époux venant de Belvédère, village proche de Lantosque, dont la population était légèrement supérieure à celle de Moulinet, et nombre bien supérieur au contingent fourni par Saint-Martin-Vésubie, village bien plus peuplé. Pour tenter d'expliquer ce fait, il faut se souvenir que depuis 1395 Lantosque possédait, en indivision, des droits sur des pâturages situés vers la Gordolasque, ce que l'on appelle les « terres de cour ». Les bergers des diverses communautés devaient, durant la période d'estive se côtoyer, lier des contacts qui ont dû favoriser les rapprochements familiaux. Il est intéressant de noter qu'un axe se dessine, au vu de nos constatations, liant Lantosque, la Bollène-Vésubie et Moulinet. De fait, la Bollène-Vésubie fournit également un nombre relativement important de conjoints, (84), nombre élevé si on considère que ce village est beaucoup moins peuplé que tous les autres, Venanson mis à part. Les pâturages des massifs du Turini et de l'Authion sont sans doute la clé de ces liens entre ces trois communautés.
Origine : le reste du Comté.
Bien que la ville de Nice soit beaucoup plus peuplée que les villages du Comté, le nombre de mariages intercommunautaires reste étonnamment bas jusqu'au rattachement de 1860. C'est lors de la décennie 1890-1900 que l'on enregistre la nuptialité la plus forte, 5 mariages dont l'époux est niçois, 2 mariages dont l'épouse est niçoise. Ce n'est vraiment pas beaucoup !
J'ai traité séparément les époux nés à Nice et dont les parents sont inconnus. La plupart d'entre eux ont été élevés à Lantosque et ne peuvent être considérés, à ce titre, comme étrangers au village. Le nombre d'enfants dits assistés s'est considérablement accru au cours du XIXème siècle. Il est donc tout à fait normal de constater une augmentation progressive du nombre de leurs mariages, le maximum étant atteint dans la décennie 1880-1890. Beaucoup des nouvelles familles de Lantosque ont, comme ascendant, un de ces enfants abandonnés.
On constate, sur ces trois histogrammes, que l'apport du Moyen Pays et de la Côte a été plus élevé que celui des vallées à l'est et à l'ouest du Comté. Rien d'étonnant à cela, puisque les échanges ont toujours privilégié la direction nord-sud, au détriment de la direction est-ouest, et que la population est bien plus importante vers la côte qu'en montagne. Mais tout n'est pas si simple. J'en veux pour preuve, s'agissant des échanges, l’existence en 1804 du bureau de l’Enregistrement à Lantosque, bureau qui couvrait l'ensemble des villages de la Vésubie auxquels s'ajoutaient La Tour, Clans, Marie et le Valdeblore. Le massif du Tournairet formait le centre géographique de ce groupe. Ne peut-on pas en déduire qu'il devait exister des relations commodes et suivies entre ces villages ? Ce n'est pourtant pas ce que l'on constate quand on observe le nombre de mariages dont un des conjoints est originaire de la Tinée. Autre point, aux XVIIIème et XIXème siècles, le différentiel entre les populations du moyen et du bas pays et de la montagne n'est pas aussi important que maintenant, loin s'en faut. En 1822, 20 658 habitants étaient dénombrés dans l'espace que j'ai appelé ci-dessus « le Moyen Pays et la Côte hors Nice », et 19 889 dans l'espace noté « l'ouest du Comté »[2]. L'argument lié à la population ne tient pas. [1] On ne peut, à cette période, faire une différence rigoureuse entre les familles DALLO et DALLONI, car les rédacteurs des actes les confondaient souvent. [2] RUGGIERO A., La population …, op. cit., pp 75-81.
Répartition géographique. Les graphiques suivants rapportent deux données, la répartition géographique des origines des époux lors des quatre périodes 1635-1699, 1700-1799, 1800-1860 et 1860-1901, et leur nombre par origine.
Quelques grandes lignes se dégagent de ces quatre cartes : au XVIIème siècle le pays semble refermé sur lui-même. On ne compte que deux mariages avec des « Italiens » et deux mariages avec des Français dont un originaire d'Aiglun actuellement dans le département des Alpes-Maritimes mais qui, à cette époque, faisait partie du Royaume de France. On se marie surtout entre Lantosquois. Le XVIIIème siècle est marqué par une plus grande ouverture, mais qui se limite principalement aux villages proches, Utelle, Lucéram, La Bollène-Vésubie, Belvédère et Roquebillière. Les villages de la Tinée, pourtant voisins, restent ignorés. C'est la période qui a vu le plus de Niçois se marier à Lantosque. L'émigration « italienne » commence à se développer. Le nombre de Français, 23, ne doit pas faire illusion, car il est grossi par les nombreux mariages liés à la présence militaire française de 1792 à 1800. La première moitié du XIXème siècle, jusqu'au rattachement de 1860, ne présente pas de grands changements par rapport au siècle précédent. Au contraire, la période postérieure à 1860 est marquée par une forte chute du nombre de mariages avec des époux venant des villages de la montagne, alors que l'émigration française et italienne connaît un renforcement.
Trois grandes voies de communication partaient de Lantosque: - Lantosque, Col Saint-Roch, Lucéram, l'Escarène, Contes, Nice avec, comme variante, Col Saint-Roch , Coaraze, Contes. - Lantosque, Levens, Nice soit par Duranus ou Utelle. - Lantosque, Roquebillière, Saint-Martin-Vésubie, Col de Fenestres. Au cours des trois siècles étudiés, le chemin passant par le col de Fenestres était resté, malgré l'ouverture de la route du col de Tende, une voie d'échanges commerciaux non négligeables, ce qui implique des déplacements de personnes encore importants. Dans le tableau ci-dessous, pour chaque village situé le long de ces voies, j'ai indiqué la distance exprimée en heures de marche[1], variable plus signifiante en montagne que le nombre de kilomètres. J'ai ajouté l'axe transversal Lantosque, Moulinet, Sospel qui, sans pouvoir être considéré comme une voie d'échanges majeure, n'est pas à négliger a priori, car Sospel a longtemps été chef-lieu de la viguerie du Comté de Vintimille et du val de Lantosque.
[1] J'ai utilisé les données recueillies par D. Garnier dans Mémoire …, op. cit. [2] J'ai dû estimer ce temps car le Général GARNIER ne donne aucune information sur cette liaison.
Une première observation est que le nombre de mariages avec un conjoint étranger varie à l'inverse de la distance de sa commune d'origine avec Lantosque. Michelle Pollet a abouti à la même conclusion[1] qui, pour des raisons évidentes, doit être générale. Cependant, le nombre de mariage n'est pas, dans ce cas, le meilleur des critères. Il faudrait également tenir compte de la population de la commune « étrangère » car, toujours pour des raisons évidentes, on doit s'attendre à compter un plus grand nombre de mariages si la population de cette commune est plus importante.
Un autre point contestable est la distance entre les villages. Toute la population d'une commune n'habite pas dans l'agglomération principale. à Lantosque, dont la plupart des hameaux sont au sud, le barycentre de la population ne se trouve pas au village, mais bien plus au sud, ce qui réduit la distance moyenne avec Utelle et l'augmente avec Roquebillière.
Manifestement, Lantosque s'est tourné vers le sud et l'est. Utelle, Lucéram, la Bollène-Vésubie, puis, plus loin, Moulinet et L'Escarène ont été privilégiés. L'axe Lantosque - la Bollène-Vésubie - Moulinet, lié aux activités de transhumance et d'estive, a déjà été évoqué précédemment. L'autre axe est matérialisé par les routes liant Lantosque à la côte, routes qui passent par Contes ou Levens.
Si le nombre de mariages intercommunautaires est un indicateur de la bonne entente entre ces communautés, les résultats trouvés montrent que les conflits d'intérêt devaient être moins forts avec les villages situés en aval de Lantosque qu'avec ceux du bassin principal et du bassin supérieur de la Vésubie. Le nombre de mariages impliquant un saint-martinois est éloquent : 34 en 265 ans, moins de 13 mariages par siècle, alors que les deux villages sont, avec Utelle, les plus peuplés de la vallée. La population de Saint-Martin passe de 1 200 à 2 000 au cours du XIXème siècle. Alors que Lantosque et Roquebillière sont géographiquement très proches, on mettait moins de temps pour aller à Roquebillière que pour atteindre Saint-Colomban, les rapports entre ces deux villages ne devaient guère être meilleurs au vu du nombre de mariages impliquant un roquebillerois, 25 mariages par siècle, à comparer avec les 90 mariages par siècle impliquant un utellois. Je verrais là la manifestation d'une opposition, d'une rivalité qui a longtemps existé entre ces villages. Le changement de nom de Saint-Martin-Lantosque en Saint-Martin-Vésubie en est un témoignage éloquent alors que d'autres villages, comme Saint-Martin-d'Entraunes ou Saint-Dalmas-de-Tende n'éprouvèrent pas le même besoin. La constitution à la Révolution d'un canton regroupant Roquebillière et Saint-Martin-Lantosque puis son démembrement en est un autre.
Origine Lantosque. N'oublions cependant pas que l'endogamie géographique était particulièrement importante puisque, dans 84 % des cas, le marié et la mariée étaient nés à Lantosque, cette valeur étant sensiblement plus élevée qu'à Grasse où elle s'établissait à 74 % dans la seconde moitié du XVIIIème siècle[2]. La raison principale est à rechercher dans les activités de la population. Pendant les siècles que nous étudions, beaucoup étaient agriculteurs et propriétaires. Le nombre d’artisans et de commerçant était faible et la plupart de ceux-ci étaient en même temps agriculteurs, l'activité artisanale étant alors un complément.
Attachés à leur terre, mais aussi liés par la transmission de ces terres par héritage, les hommes et les femmes de Lantosque étaient peu enclins à s'expatrier. Sans doute faut-il ajouter un caractère casanier que certains ont cru déceler chez les habitants du Comté[3]. Mais ce n'est sans doute pas là la seule explication. La montagne était relativement peuplée. La Vésubie comptait quelques 11 000 habitants en 1860, Lantosque 2 500. Le vivier était suffisamment important pour qu’il soit possible de trouver l’âme sœur au sein de sa propre communauté, sans avoir à s’expatrier, tout en évitant les problèmes de consanguinité, que l'Eglise a, dans la plupart des cas, scrupuleusement surveillés.
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