Essai historique sur l’élevage et le
pastoralisme dans le Haut Pays Niçois.
Eric GILI
1. Les caractères
originaux de l’élevage et du pastoralisme dans le Haut Pays Niçois.
Les premiers
signes connus d’une activité d’élevage dans les montagnes du pays niçois
apparaissent avec les gravures de la Vallée des Merveilles. Datées du
IIème Millénaire, elles laissent apparaître, suivant les analyses les
plus communément retenues, des représentations de bovidés, dénommés selon
le terme générique de cornus. Ils laissent entrevoir une occupation
proche de troupeaux sûrement locaux, si ce n’est dans les parties
méridionales de ces vallées extrêmes. A cette époque, rien n’interdit de
penser qu’il existait un élevage domestique dans les différentes vallées
de notre département.
L’Antiquité,
pendant laquelle nous connaissons une occupation humaine lâche, ne nous a
laissé que trop peu de traces d’occupation dans ces espaces valléens pour
qu’une quelconque analyse soit proposée. Il faut attendre le Moyen Age
pour y découvrir les premiers documents significatifs d’une véritable
organisation pastorale. L’analyse archéologique nous offre une première
datation des structures d’alpage, au début du XIIème siècle, ce qui ne
veut pas dire qu’elles n’aient pas existé avant cela. A cette époque, le
Haut Pays est dominé par au moins deux grandes familles seigneuriales,
celles des Rostaing de Thorame et des Vintimilles. Mais très rapidement,
à l’échelle de deux siècles, se met en place une nouvelle structure
politique, celle des consulats alpins, qui se caractérisent par une
communautarisation progressive des espaces d’alpage. Ce sont désormais
les statuts locaux qui régissent l’essentiel des pâturages, appelés
bandites, loués annuellement par le système des enchères (ce droit
est supprimé par le Conseil Général en 1882). La Communauté est alors
suffisamment puissante pour réguler l’estive, que les troupeaux soient
locaux ou forains.
Le système perdure
ainsi durant toute l’époque moderne.
L’aménagement des
estives est ancien. Il se compose de cabanes, destinées à accueillir les
pâtres et le fruitier. A proximité se retrouve parfois quelques
construction enterrées qui servaient à l’affinage et à la conservation
des fromages. Dans les alpages les plus extrêmes, de simples barme,
abris sous roches, suffisaient à enlever les hommes des rigueurs du
temps.
Les animaux,
enfin, étaient regroupés dans de vastes enclos de pierres sèches, les
vastiere, appelées en Provence et dans le proche Piémont jas.
H. Geist, qui les a dénombré et relevé, a daté une de ces structures du
milieu du Moyen Age, mais il est probable qu’elles soient plus anciennes.
Ce n’est qu’à la
fin du XIXème siècle que se met en place le système des vacheries
d’altitude, correspondant à de vastes bâtiments allongés, accompagnés de
leurs fruitières. A la fin des années 1950 et au début des années 1960 a
lieu une véritable déprise agraire dans le Haut Pays. Les estives et les
grands troupeaux cèdent désormais la place à de petites unités, telles
que nous les connaissons encore de nos jours.
2. La Roya,
terre des grandes transhumances
La Roya a
longtemps été dominée par les seigneurs de Vintimille, relevant bientôt
le nom plus prestigieux de leur principale alliance, celle des Lascaris.
La République de Gênes y exerça une influence économique majeure. Au
XVIIème siècle, la haute vallée échue définitivement dans le giron des
seigneurs de Savoie. Cet espace septentrional est le plus connu, grâce
aux travaux majeurs de J. Fenoglio (1980) et A. Ortolani (1993).
Cette géopolitique
explique en grande partie le rôle déterminant des grandes transhumances.
Les importants troupeaux provençaux prirent très tôt l’habitude d’y
migrer annuellement, afin de profiter des vastes pâturages d’altitude des
communautés tendasque et brigasque. Sur ces deux communes, ils occupent
au XVIIIème siècle 28 000 journées piémontaises à La Brigue (plus de 10
800 ha), 18 000 à Tende (près de 7 000 ha).
Ces espaces sont
loués chaque année, avantageusement pour les troupeaux locaux : 4 Livres
2 écus par troupeaux de 50 moutons ou chèvres, 11 écus par tête de vache,
19 pour les bœufs. Le bétail étranger est surimposé 1/3 du prix en plus
pour le même nombre d’animaux.
En dehors des
locations, il pèse un certain nombre de droits d’usages sur ces espaces
communaux, auxquels ne peuvent accéder que les « citoyens » du pays.
Ceux-ci peuvent prélever du bois de chauffe, et s’en servaient l’hiver
pour faire paître leurs troupeaux domestiques. Certaines terres y étaient
cultivées et étaient placées sous défens jusqu’au temps de la récolte.
Après celle-ci, elles revenaient à leur destination première de
pâturages.
L’exploitant
recevait, avec la location, le droit de prélever le bois nécessaire à la
réfection des cabanes des bergers, pour le chauffage et la cuisson des
fromages. Il pouvait enfin circuler d’une bandite à l’autre, comme le
stipulait son droit de parcours. Des espaces particuliers de stabulation
lui étaient réservés le long des draï de liaison.
La Haut Roya forme
enfin un espace totalement original qui permettait également aux
troupeaux piémontais de venir paître ses alpages. Le col de Tende, peu
exigeant à franchir, autorisait ces migrations, d’un versant à l’autre.
Si les pâtres étaient généralement originaires de la Roya, il se pouvait
que certains le soient du proche Piémont. Les liens familiaux étroitement
tissés le permettaient.
3. La Vésubie,
ou le poids des terres communales
La Vésubie est
connue grâce aux travaux universitaires de J.-P. Boyer pour le Moyen Age
et d’E. Gili pour l’époque Moderne et Contemporaine.
De fait, dès le
Moyen Age existe un véritable affrontement entre les avveraggi
(troupeaux) locaux et étrangers. Le partage des espaces de pâturage est
sujet à de véritables affrontements, démontrant, s’il en était besoin,
l’exiguïté de ceux-ci.
A chaque niveau,
l’opposition semble irréductible. Aussi bien lors de la mise en place des
communautés, unies dans leur désir d’affirmation réalisée grâce à
l’opposition collective aux volontés « centralisatrices » des souverains
provençaux, que lorsqu’elles s’approprient des territoires au détriment
de l’une d’entre elles.
Dans le premier
cas, les hautes terres, après avoir été définitivement acquises par les
Communautés, qui acceptent de payer des droits annualisés confirmant leur
droit d’usage, conservent leur caractère collectif. C’est le cas de
terres de Court, sur lesquelles pèsent des droits d’usage de quatre
communautés : Belvédère, Saint-Martin, Lantosque et Roquebillière. Ou
encore de la terra mitenc, revendiquée par Saint-Dalmas Valdeblore
et Saint-Martin-Vésubie. Elles sont l’objet de procès interminables,
depuis plus de 700 ans…
Le deuxième cas,
celui de l’affrontement entre les villages, mena parfois à de véritables
guerres locales. Ainsi, Roquebillière et Saint-Martin s’affrontèrent
durant quelques mois, les seconds allant même jusqu’à attaquer les
troupeaux adverses paissant sur les terres revendiquées, assassiner les
pâtres puis une bête mangée symboliquement sur place, pour matérialiser
l’appropriation du territoire convoité dans un rite raisonnant d’usages
« barbares »…
Ces exemples
démontrent à l’envie la fragilité de ces pâturages, trop exiguë pour
répondre aux véritables besoins des populations locales.
Autre preuve de ce
caractère, ces terres sont destinées en priorité aux bovins, élevage
caractéristique d’une société de subsistance. A tel point que les
premières grandes enquêtes administratives de l’Etat Sarde démontrent que
la Vésubie possède en moyenne 1 bovin pour 2 ovin et 2 individus,
proportion très importante.
Leur exploitation
reste durant toute notre période collective. Le troupeau communal est
réuni chaque début de saison, avant la saint Jean d’été, pour être mené
aux alpages sous la garde d’un pâtre (vaccaïro) et d’un maître
fruitier dont l’activité devra permettre une part importante de la
subsistance annuelle des propriétaires des animaux. Cette activité ne
produit les meilleurs années qu’une faible part d’excédents
commercialisés, parfois exportés vers le Piémont proche. L’essentiel est
directement consommé par les familles locales.
A la fin du XIXème
siècle, un effort tout particulier de rationalisation de l’élevage est
tenté par les Communes. C’est alors que sont installées les grandes
vacheries, aujourd’hui abandonnées, et les fruitières destinées à
réaliser le fromage. A cette époque, Saint-Martin et Roquebillière
tentent même de développer une production locale de « gruyère », en
faisant appel à un fruitier Suisse… tentative qui échoue.
La déprise rurale
du début des années 1950 met fin définitivement à l’élevage
« traditionnel ».
4.
La Tinée, remues et alpages extrêmes
La Tinée est une vallée aux multiples aspects pastoraux. Du Sud,
profondément méditerranéen, au nord totalement « boréal alpin »,
l’élevage s’est installé selon des modes très différents, très tôt dans
son histoire. La présence des cols, lieux de passages permanents, laisse
supposée que les grands herbages furent rapidement conquis par les
hommes.
Dans le premier espace, l’élevage caprin-ovin de subsistance prédomine.
Les espaces disponibles et accessibles à la pâture sont fortement réduits
et fragiles. Le climat Méditerranéen explique en partie cette
caractéristique. Les sols, légers, les versants fortement encaissés des
vallées et la surcharge des terrains causés par l’élevage obligent à une
gestion minimaliste de l’espace. C’est à cette discipline que doivent se
plier les communautés de la basse vallée de la Tinée depuis le Moyen Age,
lieux d’origine des grands seigneurs féodaux, afin de préserver l’avenir
et de pérenniser cette activité dans cette zone. Certains d’entres-elles
bénéficient pourtant d’un accès aux hauts alpages. Dès Ilonse, Roure et
Roubion, les herbages semblent suffisants pour les besoins de ces petites
communautés.
Dans la partie supérieure de la Tinée, la situation est toute autre.
L’espace disponible se partage entre deux types de troupeaux. La majorité
sont issus des communautés locales, ce qui explique la forte proportion
de bovins que nous y constatons. La raison est la même qu’en Vésubie,
tournée principalement vers la subsistance des populations locales.
Les ovins sont pourtant présents, nombreux, et donnent lieu, aux XVIIème
et XVIIIème siècles, aux prémices d’une véritable activité spéculative.
En témoignent les ornementations architecturales des villages, qui
expriment une certaine aisance des élites sociales, principalement à
Saint-Etienne. La notabilité locale domine ce commerce et obtient ainsi
les moyens de l’affirmation et de la confirmation de leurs pouvoirs
durant toute la période. Ce sont eux également qui négocient et prennent
sous leur autorité la responsabilité d’introduire des troupeaux
étrangers, qui bénéficient ainsi d’un meilleur accueil et d’une
simplification législative.
Cette activité est rendue possible grâce aux vastes étendues de pâturages
d’altitude (cf. études d’H. Geist), capables de répondre à la fois aux
besoins des troupeaux locaux, et d’offrir une possibilité à l’intrusion
pré-capitaliste de l’élevage extensif. Ce sont des milliers d’ovins
« provençaux » qui colonisent ainsi sur la Haute Tinée, entre Isola et
Saint-Dalmas le Selvage, et entretiennent une activité importante jusqu’à
la veille des grandes guerres du XXème siècle.
Une seconde caractéristique de l’élevage septentrional de la Tinée semble
être les liens très étroits entretenus durant toute la période avec les
pâtres, éleveurs et troupeaux du Piémont voisins. La proximité des
vallées occitanes italiennes, leur ouverture plus prononcée dans cette
partie de leur parcours le permet et expliquent les nombreux échanges
constatés entre les deux versants.
Parallèlement, les accès aux grandes vallées provençales étant plus
propices, la Tinée bénéficie de ces dynamiques échanges et d’une
permanence de cette forte présence.
N’idéalisons pourtant pas la vitalité de l’élevage en Tinée et rappelons
que tout en étant essentiel, elle fut une activité difficile et fragile
dans l’ensemble de notre région.