Notre région se
caractérise par une absence totale d’information sur la période qui
précède l’an Mil. L’historiographie locale, qui prend sa source chez les
érudits de la fin du XIXème siècle, rapporte quelques connaissances ou
extrapolations sur la période antique.
Mais en dehors de
ces affirmations « positivistes », qui échappent malheureusement à toute
critique scientifique (les données archéologiques ont disparu, ou ne sont
pas identifiables ni analysables comme nous pourrions le faire
aujourd’hui, avec nos moyens modernes), il n’y a guère qu’un seul rapport
de fouilles, menées en 1927 par un Capitaine de l’armée, prospectant dans
la période d’installation des forts dits « Maginots ». Cette description
concerne un site de la commune de Roquebillière. Le matériel retrouvé
consisterait en poterie assimilée au protohistorique, en fait, de la
céramique modelée (non tournée).
Les récentes
fouilles de la chapelle Saint-Nicolas, au dessus de Saint-Martin (nous
procédons actuellement à une nouvelle campagne) nous ont appris qu’il y
avait une véritable implantation romaine ou romanisée, cette fois avérée,
dès le début de notre ère (Ier et IIème siècles, selon l’étude
céramologique), et il est sans doute vraisemblable d’imaginer une
confirmation quant à la présence antérieure d’une population autochtone,
que l’on nomme habituellement « Ligure » (les Vesubianii du
Trophée d’Auguste). Au-delà de ces avancées archéologiques, la nouvelle
campagne de fouilles devrait nous permettre de préciser ce phénomène.
Nous ne pouvons affirmer plus avant, à défaut de documents véritablement
identifiables et analysables.
C’est donc au Moyen
Age qu’apparaît la Vésubie dans l’Histoire, celle que nous analysons à
partir de documents originaux. Mais que connaissons nous de la Vésubie au
début de l’époque Médiévale ?
La première mention
connue de la vallée apparaît au XIème siècle. Nous ne possédons que
quelques documents (moins d’une dizaine), qui permettent de replacer
notre région dans un ensemble plus vaste, celui de la Provence au temps
de la Réforme Grégorienne. Un ouvrage fait encore référence en ce
domaine, celui de Jean Pierre POLY, qui, même vieillit (il a été édité en
1976), a permis une importante avancée historique, en démolissant le
modèle traditionnel de « l’Epoque Féodale », qui faisait de la Seigneurie
(du château fort, de la Réserve et des Menses) un modèle
universel. POLY a su restituer à notre espace méridional, et plus
précisément Provençal, sa réalité, toute autre. L’héritage carolingien
(la période historique traitée s’étend de 879 à 1166) propose une
société aux pouvoirs éclatés. A la fin du Xème siècle, s’installe de
nouveau un pouvoir « centralisé », avec les nouveaux comtes de Provence,
Guillem et Roubaud. Ces seigneurs s’imposent après l’épisode fondateur de
la pseudo expulsion des Sarrasins du Fraxinetum (ce que
l’historiographie actuelle remet fortement en cause). La société a alors
fortement évolué depuis la fin de l’Antiquité, qui pour nous est
véritablement tardive. A cette époque, le plaid général carolingien
(c’est à dire le tribunal siégeant annuellement pour rendre la justice
aux hommes libres) existait sans doute encore, et est avéré pour la Roya.
On raconte que le nom même de Rimplas en découlerait. Mais il faut se
méfier des ressemblances toponymiques.
Pourtant, la
dissolution du pouvoir permet, dans un même temps, à de petits
propriétaires qui avaient su rester libre, d’acquérir ce que nous
appellerons désormais des alleux, des terres en pleine propriété. Ce
mouvement leur donne les moyens économiques de se former en miles,
en consacrant une part importante de leurs revenus à l’acquisition et à
l’entretien du harnais (l’équipement) et du cheval qui leur confère un
pouvoir militaire. Nous sommes à l’origine de la noblesse (on nomme les
plus puissants d’entres eux nobiles ou cabalerii –
chevaliers). Les plus dynamiques pourront rapidement développer leur
emprise terrienne, en élargissant leur alleu, et souvent en y implantant
une véritable motte « féodale ». Et je pense que nous possédons, dans
l’espace Bas Vésubien, des exemples de cette transformation sociale, et
plus particulièrement de sa représentation symbolique (la motte). C’est
sur eux que s’appuie le mouvement de reconquête du Comte, aidé dans un
premier temps par la Réforme Grégorienne, qui, après une crise de
croissance, s’impose à l’ensemble de notre région, et tout
particulièrement à notre vallée.
Ce mouvement connaît
une certaine ampleur, secoué par la reconquête de l’autorité épiscopale,
officiellement « spoliée » par les seigneurs locaux qui se seraient
appropriés les terres que détenait l’Eglise auparavant, profitant de
l’époque de « troubles » consécutifs à la fin de l’Empire Romain. Encore
faut-il largement revenir sur cette notion de « troubles ».
L’historiographie classique en attribue la paternité aux différentes
« invasions », pillages et destructions commises par des forces
extérieures et violentes, qui obtenaient ainsi les moyens d’une
redistribution économique. En fait de spoliation de la part des
seigneurs, on sait aujourd’hui qu’il s’agit avant tout de créer un
nouveau cadre à la société, celui imposé par les évêques, préparant
l’avènement d’un Etat fort, à travers le temps que l’on a appelé l’époque
des Principautés. Ces rappels historiographiques sont nécessaires pour
comprendre ce qu’a pu être la Vésubie au tournant de l’An Mil.
C’est donc l’évêque
de Nice qui prend pied dans la Vésubie, au détriment des anciennes
familles seigneuriales, qui tenaient le haut pays depuis plusieurs
décennies. Les Terres Neuves, le futur Comté de Nice, restent des terres
de Marche, véritables frontières vers le Piémont. Cette notion de Marche
est importante, car elle ne fixe aucune frontière linéaire telle qu’on en
imaginerai aujourd’hui. Il s’agit d’une zone territoriale, d’une
profondeur importante, servant d’espace tampon entre deux territoires
identifiés, et définis comme antagonistes. Notre Val de Lantosque répond
exactement à cette définition, dans un espace marginal du pouvoir comtal,
entre Provence et Piémont.
Car le Comte est
loin de la Vésubie, vers la Provence centrale, à Aix. C’est à l’évêque,
ou à l’abbaye de Saint-Pons-hors-les-murs, qu’échoie la reprise
d’autorité. L’Eglise de Nice, qui disposait de l’ancienne abbaye de
Saint-Pons, possédait une dizaine de villae au XIème siècle, dont
celles de L’Escarène et de Gordolon. Ce sont les deux seules institutions
ayant conservé une structure forte et des liens familiaux proches des
pouvoirs de tutelle. Les familles « féodales » sont obligées de céder à
la pression d’un pouvoir ecclésiastique capable de lancer
excommunications et anathèmes contre elles (en fermant les églises,
refusant les sacrements… ce qui exaspère le peuple et force le seigneur à
céder). L’Eglise est aussi capable de mobiliser des troupes « fidèles »,
plus sûrement intéressées par les dépouilles des futurs vaincus, qui ne
manqueraient pas de leur échoire en guise de remerciements. Ces mêmes
autorités ecclésiastiques n’hésitent pas, après soumission, à remettre
entre les mains des anciens seigneurs une partie de leurs terres, contre
la reconnaissance de leur domination. C’est ce que nous appelons le fief
ecclésiastique. En fait, un échange de reconnaissances plaçant le bras
séculier sous l’autorité de l’Eglise dans notre cas.
Nous ne sommes pas
encore au temps des castrum. Il s’agit plutôt d’une période de
transition, dans une zone où la majorité de la population n’est pas
encore totalement christianisée et où subsistent d’anciens cultes
fortement imprégnés de paganisme. Dans cet espace, l’habitat reste en
partie isolé, prenant la forme d’exploitations agricoles d’importance,
héritières du mode d’occupation antique. Plusieurs lieux peuvent encore
être identifiés dans la vallée. Mais en négatif. (il s’agit d’un axe de
recherche du C.E.V.). Ce sont les documents du XIIIème siècle qui nous
donnent ces informations.
Revenons aux
alentours de l’An Mil. Au XIème siècle, je propose d’identifier deux
espaces différenciés par leur domination politique :
au nord, la haute
vallée, possession de la famille Rostaing (celle des Castellane), qui
tiennent aussi le Valdeblore ainsi que de vastes territoires dans la
Tinée, le Haut Var, et surtout Thorame, le cœur de leurs possessions. En
tout, une trentaine de villae en alleu. Ce lignage est apparenté à
la seule famille Vicomtale de Nice, dont nous connaissons surtout une
représentante, la Comtesse Odile, que l’on dit affiliée aux Carolingiens
(élément légitimant), au Xème siècle.
au sud, ce sont
vraisemblablement les seigneurs de la famille de Vintimille qui dominent,
fortement influencés par le modèle Ligure qui se met alors en place.
La zone de contact
passe aux alentours de Berthemont – Fenestres.
Ces deux familles
sont vraisemblablement apparentées, puisqu’elles luttent ensemble contre
les prétentions Génoises sur la vallée, et nous pouvons les suivre
conjointement jusqu’au début du XIVème siècle. Les Vintimille tiennent
encore quelques biens ou revenus jusqu’au début du XVème siècle sur les
villages de la Vésubie, comme le montrent nos archives, alors que les
premiers ont sans doute déjà perdu l’essentiel de leurs possessions au
profit des Communautés d’habitants « libres » ? Celles-ci deviennent une
véritable particularité de notre vallée dès le XIIIème siècle, très
rapidement après la période d’établissement des villages.
Car le Comte de
Provence joue de ces Communautés récemment constituées comme de
véritables interlocuteurs contre le pouvoir seigneurial local, trop
souvent enclin à rechercher l’autonomie contre leur suzerain. D’où
également l’octroie de nombreuses « libertés », ce que nous appelons
généralement des Statuts, véritables lois locales qui régissent
nos villages.
Mais un épisode
fondamental pour le développement politique de notre vallée eu lieu dans
la seconde moitié du XIIème siècle. La fin chaotique de la dernière
Maison de Barcelone, et surtout les incertitudes de la succession de
Raymond Bérenger V, qui ne laissait qu’une fille non-dotée, Douce,
permis, dans un temps de troubles, aux espaces périphériques, d’obtenir
une certaine autonomie de fait. La Provence Orientale Médiévale fut de
celle là. Nice, elle-même, obtint, de fait, une véritable indépendance,
jouant de l’opposition entre la République Ligure et la Provence, pour
acquérir son consulat. C’est le début de l’instauration d’une
véritable République, sur le mode du Podestat (un seigneur guerrier
étranger à la ville, donc non soumis au jeu des factions, que se
choisissent librement les Communautés). La cité est alors dirigée par une
oligarchie locale. Notre particularité est celle d’un gouvernement
« bourgeois » (en Provence, le consulat s’installe à l’initiative de la
noblesse urbaine). Un Comte de Provence laissa la vie dans sa tentative
de reconquête de notre région. La Vésubie reste pourtant ignorée des
statuts de 1235 de Raimond Bérenger V, qui a pourtant soumis le Consulat
de Nice en 1229.
Essayons de
retrouver une cartographie de cet espaces du « Beau Moyen Age » (le
XIIème-XIVème siècles). Au XIIème siècle, les communautés devaient à
l’évêque un ensemble de taxes qui permettent une comparaison grossière de
l’importance de chaque communauté.
Communautés
XII
XII ca
1351
1376
Communautés
XII
XII ca
1351
1376
Lantosque
18 d
2 £
10 fl
Gordolon
9 d
3 £ 10 s
10 fl
Lucéram
2 s 3d
Utelle
18 d
12 d
3 £ 6 s
10 fl
Marie et Rimplas
9 d
6 + 18 d
16 s
6 fl
Ongran
3 s
24 d
Clans
9 d
12 d
5 £ 16
s
10 fl
Pedastas
18 d
Venanson
4 d ½
6 fl
Abolena
9 d
3 £ 10 s
5 fl
Saint-Martin
9 d
Belvédère
9 d
18 s
6 fl
St Colomban et Loda
9 d
Mannoinas et Castellet
6 d
Roccasparvera et Mancel
9 d
6 d
14 s
Gastum St Michel
Roquebillière
6 d
6 fl
4 fl
La Tour
12 d
1 £ 10 s
10 fl
St Jean d’Alloche
6 d
Val de Lantosque
8 d
Fenestres
5 £
10 fl
Valdeblore
1 £ 9 s
6 fl
St Dalmas Valdeblore
5 £
4 fl
Pont de la Vésubie
16 s
rien
Sacristie d’Utelle
19 s 7 d
Enquête de 1252
Albergue
Calvacade
Services
Fours
Moulins
Belvédère
4
4
6 £ 10 d
2 parts
La Bollène
2 : 10
2 : 10
Lantosque
3 : 14
3 : 14
Loda
1
0 : 10
Marie
1 : 10
1 : 10
Rimplas
1
1
Roquebillière
4
4
5 £ 8 d + 1 coupe
de vin
1 part
Roquesparvière
1
1
Saint-Dalmas
5
5
Saint-Jean d’Alloche
0 : 5
0 : 5
Saint-Martin-Vésubie
4
4
Utelle
10
Notre vallée connaît
également ce phénomène autonomiste. Il ne nous est connu qu’en négatif,
par les documents fiscaux du vainqueur. Raymond Bérenger avait marié sa
fille au comte d’Anjou, Charles. Ce nouveau souverain, du temps des
Principautés, se lance alors dans une reconquête de ses terres
marginales, premier épisode d’un développement territorial plus large.
Les tentatives autonomistes du Val de Lantosque furent durement réprimées
par les troupes du sénéchal de Provence, dans le premier tiers du XIIIème
siècle. Le Sénéchal de Provence, Romée de Villeneuve, de mauvaise
mémoire, détruisit de nombreux castrum, comme en témoignent les
mentions de dirupta (détruits) reportées dans la grande enquête de
Charles Ier, en 1252. Sur les 17 localités connues au début du siècle
(les castrum de St Colomban, Montezes, Mannoinis sont détruits, ce
dernier par Romeum, alors qu’existent les castrum de Mons,
Corolles, Castelletum qui dépendent de Lantosque, Gordolon et Castrum
Vetus qui dépendent de Belvédère et de Lantosque, Mannoinis qui dépendait
de Gordolon, le Monastère de Gordolon, Belvédère qui possédait un
castrum et une tour, puis les castrum de Roccasparviera,
Abolena, Saint-Dalmas de Blore, Saint-Martin et Venanson, Tour, de Loda,
d’Alog – sans doute Alloche – Marie, Clans et Uels, Lantosque étant à la
fois un castrum et une villa), seules 8 sont encore
habitées. Les autres sont citées comme abandonnées. Il n’y a plus, après
ce terrible épisode, qu’un seul château dans la Vésubie, à Belvédère
même. Tous n’ont sûrement pas été détruits par la force, et certains se
sont alors peut être réunis, suivant ainsi le phénomène connu d’incastellamento,
de création des villages. Autour d’une maison forte, dressée par le
seigneur local, se dresse rapidement une église paroissiale, puis
s’agglutine les habitats). D’importantes légendes font aujourd’hui
perdurer leur mémoire, en les appelant improprement « villages »…
L’ancien village de …
L’épisode se conclu
par un assouplissement de la vindicte comtale, mais un seul consulat,
transformé en syndicat par l’autorité administrative, existe encore après
cet épisode sanglant, à Saint-Martin. La situation stratégique du site,
au pied du Col de Fenestres, l’explique. Le Comte se lance alors dans de
grandes expéditions militaires contre le Piémont, dont il conquiert une
partie.
Le Consulat –
syndicat reste pourtant une force politique : 9 hommes sont rassemblés
pour Saint-Martin, 4 pour Venanson, dans l’enquête de 1252, pour
reconnaître la possession en totalité de la juridiction par le roi, et
affirment qu'il existait un temps où les habitants la détenaient, puis la
lui ont cédé, prouvant la reprise en main du souverain. La baillie du Val
de Lantosque n'apparaît qu'en 1245, comme une véritable entité politique,
juridique et fiscale. C’est à partir de 1257 que le Comte lui accorde de
véritables Statuts, après avoir acquis les derniers droits de la
famille seigneuriale de Vintimille, prouvant alors que la région est
totalement pacifiée.
C’est au Parlement
Général des chefs de famille que revient alors l’autorité législative,
accordé par le Comte de Provence contre la reconnaissance de leur
domination. Une série continue d’hommages sont rendus par les
communautés, qui s’appellent encore souvent Universitas, marque
symbolique de leur autonomie perdue. Ces marqueurs historiques
n’empêchent pas l’affirmation de leur réalité envers leurs voisins les
plus proches. Des affrontements sanglants ont existé entre les villages
voisins pour des questions d’emprise territoriale, en un moment de
l’Histoire où chaque territoire se retrouvait rejoindre celui de la
communauté voisine. Source de conflits séculaires. Nous connaissons les
noms des représentants des familles qui participent aux actes solennels
de reconnaissance de l’autorité comtale. C’est à ce moment que se
rattache la place de la Frairie, ou du Saint-Esprit, modèle commun à tous
les villages de la vallée. Le Parlement, et son organe exécutif, le
Conseil Ordinaire, renforce définitivement le rôle des élites sociales
locales qui ont définitivement choisi le camp du Comte, qui leur confirme
ainsi leurs privilèges. Les tentatives autonomistes de création d’une
principauté dans la Vésubie ont échouées. Le phénomène était pourtant
général, se retrouvant en Briançonnais ou dans le Béarn, selon des
situations locales différentes. Un seul exemple a réussi, celui des
cantons Suisses. La Vésubie avait échoué dans sa tentative de conquête
d’une liberté hors des normes qui se mettaient alors en place, celles du
« Temps des Principautés ».