JOSEPH Sylvain
- Un épisode ambigu de la Révolution
française : naissance de la commune de Moulinet, 1792-1859
En septembre 1792, alors
que l’armée révolutionnaire du général DANSELME échelonne ses quartiers
entre Antibes et Saint-Laurent du Var, deux localités du Comté de Nice
sont les seules à ne pas constituer de communautés d’habitants : Moulinet
et Castillon ne sont qu’un fief de la « Cité de Sospel… ».
Aussi n’avons-nous guère de renseignements sur le village qu’à travers les
archives de Sospel, où Moulinet apparaît pourtant peu. L’organisation
administrative d’Ancien Régime peut paraître complexe : l’autorité
seigneuriale est incarnée par un baile, obligatoirement un notaire
à la résidence du lieu, tandis qu’un Syndic, assisté de deux
conseillers nommés parmi les habitants, représente la population. A-t-il
encore, depuis l’acte d’inféodation du 5 décembre 1702, voix délibérative
au sein du Conseil communal de Sospel, comme c’était le cas aux termes de
la transaction de 1548 fixant les rapports entre Moulinet et Sospel ?
Du point de vue
judiciaire, Moulinet est une « circonscription de territoire assigné au
Juge de Paix… que la Municipalité [de Sospel] nommait chaque trois ans »
.
Du point de vue religieux, enfin, l’église de Moulinet avait été érigée en
paroisse en août 1500, « dépendante de la paroisse matrice de
Sospel »
.
Mais en 1773, c’est l’église Saint-Michel de Sospel qui avait été « unie
et incorporée à la paroisse Saint-Bernard du Moulinet », jusqu’en 1776
,
et on peut se demander si une dépendance en sens inverse avait pu succéder
à cet intermède paradoxal…
L’inféodation de 1702, en
transférant à la « Cité de Sospel, comtesse de Moulinet et de Castillon »
la majeure partie des prérogatives du Souverain, n’a pu qu’aggraver le
ressentiment des Moulinois, par ce qu’elle comporte de sujétion
psychologique… Il est piquant, de ce point de vue, de constater que la
toponymie moulinoise va « calquer » des noms que l’on trouvait à l’origine
à Sospel : « le Château » (actuelle rue du Château), « le Castellet » et
« la Condamine », sans qu’il y ait pour Moulinet de références, même
purement « archéologiques » justifiant de ces noms-là.
Le 29 septembre 1792,
l’armée de DANSELME passe la frontière du Var, et bientôt un gouvernement
provisoire révolutionnaire étend au « ci-devant Comté de Nice »
l’abolition des droits féodaux. Sospel prise une première fois par les
Français, Moulinet est occupé de novembre à décembre 1792 par le 3ème
bataillon d’infanterie légère
.
Il ne semble pas que les Français aient cherché à mettre en place un
nouveau pouvoir civil composé de pro-républicains locaux. Diverses
allusions tendent plutôt à faire penser, dans cette période, à un « double
jeu » des agents en place : « Les habitants de Molinet, au commencement de
la Révolution, capricieusement, se sont séparés de Sospello et ils se sont
mis en possession des bandites, bois de pâturage, et eux-mêmes ont
administré ces biens, à leur gré. Cette séparation, faite sans
autorisation, a eu lieu dans le temps où les troubles et les époques plus
orageuses ne permettaient pas de s’occuper… des intérêts administratifs »
.
Est-ce alors que se situe l’épisode de l’enlèvement du cadastre de
Moulinet aux Archives de Sospel où il était conservé ? Je n’ai
malheureusement pas pu retrouver les lettres adressées au Sous-préfet (de
Menton) par lesquelles le maire de Sospel se plaint de ce que des gens de
Moulinet ont emporté de vive force, avec injures et horions, les registres
du cadastre…
La reprise du village par
les armées sardes ne semble pas avoir eu de conséquence sur l’organisation
municipale : si le syndic a été arrêté, comme le signale
l’intendant du Comté MATTONE DI BENEVELLO
,
il n’en donne pas les raisons, comme il ne nous dit pas si cet agent
public était la même personne que l’agent municipal sous le régime
républicain. Il ne semble pas non plus que l’autorité royale ait tenté de
rétablir le statu quo ante, c’est-à-dire de rétablir Sospel dans
ses droits féodaux sur son fief de Moulinet. La situation militaire ne
l’eût de toute façon pas permis : Sospel, dans sa cuvette, faisant alors
l’objet des coups de main des uns et des autres, descendus du col de
Brouis ou de celui de Braus.
Après la prise définitive
de Moulinet par les Français en avril 1793, l’état de séparation des
communes va perdurer… jusqu’à nos jours. Non que je veuille faire ici le
procès de la toute jeune intercommunalité instaurée par la Loi
Chevènement, ce n’en est pas le lieu ! Ce que je voudrais faire sentir,
c’est qu’il n’était pas évident, même sous la Ière République française,
puis sous le Consulat et l’Empire, que la commune de Moulinet puisse vivre
d’une vie autonome.
En frimaire an IX (novembre-décembre
1800), considérant « qu’une grande partie des communes de ce département
ne renferment qu’un très petit nombre d’habitants et qu’il est impossible
d’y trouver des citoyens qui remplissent les fonctions de maire et
d’adjoints, que ces communes sont situées sur des chemins de traverse et
souvent impraticables, que la correspondance n’y parvient que par la voie
des piétons, ce qui est très dispendieux, qu’elle n’y arrive ni
régulièrement, ni promptement, ce qui retarde beaucoup l’expédition des
affaires publiques, que les dépenses communales surchargent les
habitants… »
,
une commission réunie par le Préfet, FLORENS, dresse une liste des
communes « susceptibles d’être réunies à celles voisines ». Le critère de
population (860 ou 1 000 âmes, selon la source) dut jouer en faveur de
l’autonomie moulinoise, à moins qu’on ait pris en considération les
« convenances locales », et Moulinet ne figure pas, pas plus que Castillon,
pourtant beaucoup moins peuplé, dans la liste transmise au Ministère à
Paris
.
C’est un problème de fiscalité qui va être, en l’an XIII, à l’origine
d’une tentative de « réunion » puisque l’impôt, normalement assis sur les
biens fonciers, ne peut être calculé en l’absence de cadastre particulier
à chacune des communes… Aussi, en 1806, DUBOUCHAGE écrit-il au maire de
Sospel pour demander qu’il soit procédé à la délimitation des territoires
(l’arpentage, confié à l’ingénieur SCOFFIER, étant prévu pour cette même
année), et devant les réticences exprimées, il enjoint de suivre cette
délimitation « dans chaque matrice des rôles »
.
C’est que la ville de
Sospel craint d’entériner la sécession moulinoise en se prêtant à la
délimitation des territoires, lors même qu’elle refuse l’attribution d’un
quelconque territoire à Moulinet, dont elle nie purement et simplement
toute existence autonome légitime : « … Quant au Molinetto, il n’y a
mémoire que ce peuple ait jamais en aucun temps fait de soi seul une
corporation, ni ait jamais eu un territoire communal … », rappelle, entre
autres considérations historiques, une importante documentation
rassemblée par la municipalité de Sospel, essentiellement présentée dans
l’optique de la « réunion ». Cette option, toutefois, n’est plus à l’ordre
du jour, et DUBOUCHAGE, par lettre du 1er septembre 1806,
avertit le maire de Sospel que le ministre de l’intérieur a décidé que les
trois localités de Sospel, Castillon et Moulinet continueraient à
« subsister en communes séparées », le partage des biens communaux devant
se faire « sous les formes de la loi du 10 juin 1793 »
.
Un commissaire « pour le
partage, M. DEGIUDICI, avocat à Nice, est nommé le 8 septembre, à qui est
adjoint
le sieur SCOFFIER comme géomètre-expert, chargé de l’estimation des biens
des trois communes.
Les choses vont traîner,
les Sospellois, dès le début, refusant l’expertise puisque, par exemple,
les biens de Castillon « n’étoient pas indivis » (29 décembre 1806) ; à
l’inverse, pour ce qui est de Moulinet, les arguties mises en avant pour
en démontrer la dépendance, et donc l’incapacité originelle,
semblent finir par lasser en haut lieu, et l’on fait comprendre qu’il est
inutile d’insister
.
La solution du partage
des territoires, biens et dettes, vers laquelle on s’oriente malgré la
volonté des Sospellois, tarde pour le moins à se mettre en place, et les
« incidents de frontière » attirent l’attention et les réprimandes de la
Préfecture
.
Le temps passant, la délimitation des territoires, au bout du compte,
n’aura finalement permis que la confection du « premier cadastre
napoléonien », achevé en … 1813 ! A la question du partage des biens
communaux (et des dettes), nulle réponse n’aura été apportée quand, au
mois de juin 1814, l’effondrement de l’Empire français replace le Comté de
Nice sous la souveraineté sarde.
Tout courri dinans !
A l’heure des Restaurations, la ville de Sospel voit poindre l’occasion
d’en finir avec la sécession moulinoise, et dès le 25 juin 1814, demande à
être rétablie dans ses droits d’avant la Révolution. Les temps ont
pourtant changé, et le Regente dell’Intendanza FIGHIERA, jugeant
les droits évoqués de caractère féodal, et donc abolis, ne peut y
consentir, « dovendo constinuare lo stato attual di cose sino a ci
venga diversamente ordinato »
.
C’est donc en justice que
la cause devra être entendue, et la commune de Moulinet, en la personne du
sieur Gioanni RAIBAUDI, sindaco, est citée à comparaître, le 4
avril 1815 devant le Sénat de Nice. Audience remise à quinzaine, c’est le
début d’une longue suite d’ajournements successifs. Finalement, par
délibération du 9 novembre … 1851, le Conseil municipal de Sospel accepte
tel quel le progetto di transazione établi par l’Intendant,
prévoyant la séparation et le paiement d’une somme de 23 500 £.
Il y a dans les archives
de Sospel, outre l’expédition scellée de l’acte du roi Victor-Emmanuel II,
qui entérine cette décision, une quittance, datée du …… (la date
n’existant pas) attestant le versement de 1 000 £…
ANNEXE
