GILI Eric
- Conquérir un territoire (XIIIème-XIXème
siècles). Histoire de la fondation de la commune de Saint-Martin, vallée
de Lantusca.
Introduction
Le territoire est la
représentation dans l’espace de la réalité sociale et économique de la
communauté. Dès que l’homme a vécu en collectivité, celui-ci a cherché à
structurer son territoire
puis à l’organiser dans le but de le dominer. Par contagions successives,
et quelqu’en soit la forme, juridique et politique, il s’est trouvé un
temps où tout l’espace disponible fut occupé, ou revendiqué comme
appartenant à un territoire définit. Les groupes humains se sont retrouvés
voisins immédiats, jusqu’alors séparés par des « immensités » généralement
pacifiques. L’opposition entre ces groupes de voisins s’exprima suivant
les cas par de l’agressivité ou par le désir d’un rapprochement, quand les
nécessités l’imposaient. Les relations entretenues par ces hommes
changèrent quand le territoire, de zone de chasse-cueillette, devint
l’objet d’une première forme d’agriculture tournée essentiellement vers
les nécessités de la subsistance. Les ensembles humains, suffisamment
faibles, l’espace encore vaste, le temps de la lutte pour le sol agricole
n’était pas encore venu. Par contre, les zones de pâturages pouvaient déjà
faire l’objet d'une opposition violente pour leur appropriation, l'élevage
étant une fonction essentielle dans une économie dite « traditionnelle ».
De nombreuses questions
sont posées dans l’espace montagnard qui nous intéresse. Nous ne savons
quand il fut véritablement occupé, par défaut de résultats archéologiques
locaux, aussi, nous nous attachons à retrouver quelques traces de temps
bien plus récents par la conjonction d’informations de nature différente :
archives, toponymie, légendes, ainsi que les premiers résultats
archéologiques issus de campagnes de sondages en cours. Quelques
problématiques peuvent être posées autour du thème des types d’habitats
anciens, de leurs localisations, et des causes de leur rassemblement en
village (l’incastellamento). A partir de ces thèmes, c’est
l’ensemble du questionnement sur les rapports ayant existé entre la
communauté d’habitants et son ou ses espaces, placés en relation avec les
différents pouvoirs englobant, qu’il faudra proposer. Répondant à des
réalités temporelles variées (en prenant pour période charnière les
alentours de l’An Mil), à des interventions multiples et souvent
contradictoires (pouvoirs seigneurial, ecclésiastique, communautaire ou
seulement familiaux ou « individuels »), ils ont eu pour résultat la
constitution du territoire communal actuel de Saint-Martin-Vésubie.
Du plus lointain que nous
puissions la considérer, l’époque Antique ne nous apporte que peu de
renseignements sur les zones de haute montagne
.
Le Moyen Age, et plus précisément l’après An Mil, est le temps où nous
apparaissent des communautés bien structurées. Leurs territoires sont
désormais en contact. Les tensions peuvent être vives, quand il s’agit de
l'espace de « l’autre », du voisin. Ces temps furent ceux de
l’identification du groupe à son territoire
,
à sa réalité sociale. La perception de l'espace devient un des critères
permettant de confirmer la présence d’une structure humaine ayant
conscience d’elle-même.
Les marges sont les lieux
de ces affrontements, des marches dans l’acceptation médiévale du terme,
tenues théoriquement par l’une ou l’autre. Des troupeaux et leurs bergers
y circulent, remues organisées par des règlements. Les torrents et la
forêt en limitent les mouvements, mais ne les entravent pas. Cette période
est agitée par les multiples soubresauts de la genèse et de l’affirmation
de l’Etat médiéval puis Moderne. Les communautés y répondent par des
tentatives d’acquisition des moyens de subsistance qui leur sont
nécessaires, et principalement en ce qui concerne l’appropriation du sol.
Chacune cherche à confirmer ou affirmer ses marges, les limites de son
territoire, en s’opposant ou en s'appropriant les biens de sa voisine.
Temps de la conquête,
période des incertitudes :
La puissance d’une
communauté s’exprime par le nombre et la cohésion de ses membres, mais
aussi par le territoire qu’elle domine. Le Moyen Age et le début de
l’époque Moderne sont des temps où Saint-Martin Lantosque, comme ses
voisines, découvre l’espace auquel elle peut prétendre, et tente de se
l'approprier. L’essentiel réside dans les possibilités de production qu’il
peut offrir à la population. L’importance de celle-ci est liée à ces
potentialités, complétée par la « douceur » des temps de paix. L’image
d’une conquête de l’espace au grès des besoins de l’ensemble humain est
assez juste, quand il s’agit de la survie des habitants. La subsistance
reste le maître mot pour l’ensemble de la période. Pourtant, le seul
espace de la haute Vésubie ne suffit pas à procurer l’ensemble des
approvisionnements de la communauté. Des relations avec l’extérieur sont
nécessaires, obligatoires pour procurer les produits inconnus de
l’agriculture locale. Le sel en fait partie, mais aussi l’huile, le vin
insuffisamment produit en montagne, et d’autres fournitures essentielles,
comme les céramiques courantes, parmi lesquelles se retrouvent une faible
production locale de qualité médiocre, et surtout d'importantes
importations venant de la Ligurie proche
(style Albisole essentiellement). Pour cela, peu d'évolutions entre le
XVIème et le XIXème siècle. Seul l’espace se dilate, vers le sud, après
avoir conquis les sommets jusqu’à la ligne de partage des eaux, au prix
d’une multitude de micro-luttes locales.
A. Du Moyen Age à
l’époque Moderne, la prise de possession d’un territoire
Notre région apparaît au
XIème siècle dans les quelques archives conservées qui nous soient
parvenues. Il n’est pas encore question ni du village, ni de la Communauté
telle que nous la représentons à l’époque Moderne, véritable personne
morale
.
Pourtant, celle-ci existe, puisque des dîmes sont prélevées. Elle
s’identifie alors à la Paroisse. A partir de l’époque de l’incastellamento,
Saint-Martin entre dans la grande histoire. Un consulat médiéval le dirige
,
preuve de la vitalité de ses membres. Il est connu dans la première moitié
du XIIIème siècle. Les premiers adversaires qu’elle rencontre sont ses
voisins, Venanson, Valdeblore, ou Roquebillière. Ce ne sont sûrement pas
les plus puissants, les plus imposantes communautés, mais bien plus
certainement les plus tenaces. Pour chacun, il s’agit de conserver sa
propre réalité territoriale en face des prétentions des voisins
.
Quand Saint-Martin s’oppose au souverain, les conflits sont plus violents,
plus massifs, mais se règlent plus facilement, par le simple fait de
l’éloignement du Comte et de sa volonté de ménager ses terres
périphériques, promptes à subir d’autres influences voisines.
Les plus grandes
difficultés que la communauté rencontre sont celles qui l’oppose, en tant
qu’institution, à ses propres membres. La lutte est plus sournoise,
interminable. La loi n’offre aucune assurance au législateur local qui
renouvelle inlassablement les interdictions et multiplie des contraintes
qui restent globalement inappliquées, malgré les moyens de coercition. Les
particuliers empiètent largement sur le « bien public »
.
Leur pression se fait d’autant plus forte que l’autorité communale
s’affaiblit devant le gonflement démographique que l'on décèle dès la fin
du Moyen Age
,
et mieux encore au début du XVIème siècle. La lutte pour l’espace, une
constante dans la vie de la Communauté
,
peut ainsi être considérée à plusieurs échelles : L’individuelle, la
locale, la régionale.
L’espace originel
Plusieurs espaces de
peuplement anciens peuvent se deviner à partir de l’espace communal
actuel, mais une part essentielle des origines de l’implantation humaine à
Saint-Martin se situe vraisemblablement au nord du village actuel. L’étude
toponymique nous offrent quelques exemples d’ancienneté
dans cette région : Anduebis (avec la vocalisation locale « N »,
issue sans doute de l’adjonction du « In – aller à » : Nanduebis,
qui se retrouve également dans la forme de Nantello ou Nautès),
que l’on retrouve dès le XIème siècle sous la forme d’Andobio dans
une charte de l’ancienne cathédrale de Nice
.
Ce dernier terme concernait alors tout le versant, sur lequel avait, sans
doute, été érigée une première église paroissiale dont le vocable de Saint
Nicolas, semble-t-il tardif, avait remplacé celui de Saint Martin, plus
ancien
.
Sur cet espace étaient payées les dîmes de l’évêque de Nice. Sur cet
espace, se sont surimposés d’autres toponymes, plus récents, laissant
entr’apercevoir une importante structure médiévale. Y apparaît un
Villar
.
L’étude comparative des
structures des territoires des autres communes de la Vésubie fait
apparaître des éléments de proximité et de ressemblance dans les
topo-types
.
Le terme de Villar impose l’image d’un habitat plus concentré. Il
crée, dans la mémoire locale, la légende de l’implantation du « premier »
village. Il semble pourtant que cette vision soit postérieure à la
création du village, après l’installation réelle du village tel que nous
l’entendons aujourd’hui
,
sur le site de Saint-Martin. Le Villar est accompagné du Chastel
(le « château », dénomination pour l'instant incompréhensible que
l’archéologie seule pourrait expliciter), sur un mamelon dominant le
plateau de Saint-Nicolas, alors qu’il se situe à proximité, mais dans une
autre direction de la zone prétendue d’habitations.

Ce terme du Chastel
est à mettre en relation avec ces deux espaces (Saint-Nicolas et le
Villar), à une époque plus tardive. Contiguë, mais dans la partie
méridionale du vallon du Boréon, se retrouve une Condamine
,
dont l’appellation s’est perdue aujourd’hui
(principalement quartier du Vernet), et ce, toujours dans la
proximité de la chapelle Saint-Nicolas. Le malheur veut que l’on ne puisse
dater l’apparition de ces noms de quartiers, faute de documentation. La
seule certitude que nous puissions avoir s’appuie sur le document du XIème
siècle, qui ne les détaille pas. Cela ne prouve pourtant pas qu’ils
n’existaient pas alors. Le terme d’Andobio semble plutôt désigner
un groupe humain ainsi que son espace d’exploitation agricole, source de
revenus seigneuriaux. Il n’est fait à ce sujet qu’une simple mention dans
les archives. L’appropriation individuelle de la propriété foncière, même
existante, n’apparaît pas au profit de l’appellation dominante de la
« seigneurie ». Il semble que la parcellisation du pouvoir, aux alentours
de l’An Mil, ait fini par atteindre les terres et les hommes « de
l’Eglise ». Le danger immédiat obligea l’évêque à intervenir pour
préserver ses revenus sur cet espace qui se trouve en périphérie de son
diocèse
.
La concentration de
termes médiévaux évocateurs nous offre quelques indices d’une présence
humaine dans ces lieux au Moyen Age. Il en est d’autres, plus directement
rattachés à l’exploitation du territoire, qui enlèvent toute ambiguïté
quant à l’action de l’homme dans cette région.
Tout au sud du terroir
actuel de Saint-Martin, le quartier de Nantelle, anciennement
dénommé Antella par les textes. Cette région offre des résonances
antiques
que la topographie permet d’imaginer. Si cette thèse est fiable, toute la
région en amont de ce quartier jusqu’à la confluence des deux vallons
majeurs du Boreon et de Fenestres devait être boisée. Elle
ne devait certainement pas faire l’objet d’une exploitation agricole
organisée, sinon par des « clairières » anciennement
utilisées. Nantelle Supérieur est contiguë à un quartier du nom de
Villaron, « le petit Villar ». Laissons pour l’instant
l’interprétation de telles conjonctions, les recherches sur le terrain
pouvant seules apporter de nouveaux éléments.
Autre exemple, remontant
le vallon de la Madone de Fenestres, se découvre le quartier de
Gaudissart, « la forêt défrichée », terme éminemment médiéval, à
consonance « germanique », offrant l’image de l’expansion des cultures, de
la conquête de l’espace céréalicole nécessaire à la communauté, en un
temps où les meilleures terres avaient déjà été mises en valeur. Il s’agit
d’un toponyme également commun à plusieurs villages de la vallée, comme à
Lantosque par exemple. Tout proche, le quartier de la Pomairas, qui
forme l’extension de l’espace de Saint-Antoine.
Cet ensemble de preuves
toponymiques peut paraître suffisant pour avancer l’hypothèse que le
territoire de Saint-Martin fut long à se constituer, par adjonctions et
contacts d’espaces humanisés isolés, et le fut à une époque relativement
récente, a priori après l’An Mil. Imaginons le scénario suivant :
le développement du groupe humain d’Andobio oblige à une lente
conquête, une mise en valeur progressive de l’espace disponible, par
transgression successive à partir des pentes de Ballaour
jusqu’au fond des vallées. Le même phénomène touche les « clairières
d’exploitation ». Les défrichements successifs conduirent à unifier toutes
ces terres en un vaste espace agricole. Cela, avant même que le village ne
se constitue. Contrairement à ce que pensent certains anciens historiens,
ce procédé n’a pas résulté de la seule volonté « unificatrice » d’un
seigneur si puissant soit-il, mais bien des nécessités économiques et
démographiques de l’époque. Je développerai cette théorie plus bas. Ce
processus d’unification des terres agricoles était réalisable tant que la
communauté de Saint-Martin n’était pas confrontée à ses voisins immédiats
.
Par ailleurs, nous venons de prouver la présence d’exploitations agricoles
pendant les Ier et IIème siècles de notre ère, et sans doute auparavant.
Cette découverte conduit à nous interroger sur l’origine de ces
« clairières » médiévales. Furent-elles les héritières des exploitations
connues à l’époque antique ? A quelles populations correspondaient-elles,
et à quels pouvoirs étaient-elles soumises ? L’absence d’indices et de
traces entre l’occupation « romaine » et le haut Moyen Age sur notre
espace nous interdit, à ce jour, toute réponse.
B. Une communauté
dynamique
Cette conquête de
l’espace fut l’œuvre d’une communauté d’habitants unis entre eux par des
liens de réciprocité, d’entraide, organisés hiérarchiquement et
sociologiquement selon des termes qu’il reste à définir à la suite des
travaux de A. VENTURINI et de J.-P. BOYER
sur les consulats alpins. La bonification des terres de ces vallées
demandait de concentrer les efforts de mise en valeur sur plusieurs
décennies, sinon plusieurs générations. La pression démographique
contraint la population à quitter des fonds de vallées pour aménager les
pentes et les plateaux. Ce besoin de conquérir de nouvelles terres
obligeait à un effort collectif et sans doute la mise en place d’une
politique consciente pour accomplir cette œuvre. Nous ne connaissons pas
l’unité politique qui permit d’y parvenir, qu’il s’agisse de la
« famille » ou de l’ensemble de la communauté. Ces deux entités peuvent,
en partie, se confondre aux alentours de l'An Mil.
Espaces premiers,
zones d'affirmation de l'identité
Si l’on admet l’hypothèse
de la préexistence de clairières de défrichement isolées
,
tout en accordant au phénomène d’incastellamento la création du
village, dans la suite du mouvement connu pour l’ensemble nord
méditerranéen occidental, l’habitat regroupé a donné naissance à d’autres
besoins spatiaux de mise en valeur de l’espace agricole. Il reste à
comprendre quelles forces ont pu agir au point de transformer les
anciennes structures d’habitats isolés en un village. Ainsi, cette
création a pu être liée à une contrainte seigneuriale comme on l’admettait
précédemment. Ou, au contraire, elle a pu répondre au besoin des habitants
et des exploitants de se prémunir des prétentions jugées excessives des
seigneurs locaux. Il paraît inconcevable, en effet, que le même seigneur
capable d’imposer l’abandon des anciens habitats désormais périphériques
au profit de l’établissement d’une nouvelle agglomération, ait pu
contraindre les exploitants à ré imaginer l’espace. Cette nouvelle
organisation leur imposait en effet de nombreux déplacements afin de
rejoindre leurs terres. C’est pourquoi cette migration du village ne peut
s’expliquer que par un consensus entre les habitants et le seigneur.
Celui-ci obtenait encore une part importante de leurs productions au titre
de son pouvoir banal. Et malgré cela, nous constatons qu’il a perdu en
l’espace d’une génération, dans la première moitié du XIIIème siècle,
l’essentiel de ses pouvoirs sur eux. C’est ce que démontre le corpus
des parchemins conservés
.
L’explication du regroupement de l’habitat est donc à chercher ailleurs,
en dehors du seul pouvoir du seigneur local.
Les anciennes terres ne
perdent pas pour autant leur importance productive, et cela
vraisemblablement jusqu’à l’aube des Temps Modernes. Elles sont seulement
différemment hiérarchisées selon leur éloignement du centre de l’habitat
et leurs capacités productives. C’est à la création d’un centre unique que
revient la logique de cette redistribution. L’espace productif répond dès
ce moment aux nécessités dictées par une organisation plus rationnelle,
dont la genèse, une fois de plus, est à rapprocher d'une nouvelle
conscience du développement démographique atteint et constaté à
différentes époques. Les temps de fortes eaux sont à relever, l'un au
XIIIème siècle, un autre entre la fin du XVème siècle et au XVIème siècle,
et un dernier vers la fin du XVIIIème siècle.
Des crises apparaissent
quand les communautés voisines entrent en contact, lors des dernières
phases de conquête des espaces libres. A l’issue de cette dernière phase,
ce sont de véritables guerres locales qui se déroulèrent entre les
villages voisins, unis au sein d’une personnalité juridique unique. Une
seconde source d’affrontements est liée à la volonté d’hégémonie et
d’appropriation de chaque communauté pour l'attribution des terres restées
jusqu’alors communes à plusieurs d’entres-elles, reliquat d’un temps où
elles dépendaient d’un groupe humain unique.
Saint-Martin s’impose à
ses voisins aux marges de leurs territoires. A l’ouest, la sagesse
populaire rappelle encore, avec ironie, l’achat de la terre de Salèses
à la communauté du Valdeblore, « pour une chèvre, une miche de pain et une
pinte de vin ». La symbolique de l’échange est forte, laissant percer, au
travers de l’anecdote, un partage « fraternel » plus qu’une transaction
financière, à l’origine de l’implantation humaine sur le territoire de
Saint-Martin. La limite méridionale de Salèses est formée par le
Caire Nicolau, qui semble avoir été la « frontière » septentrionale
effective de l'espace d'Andobio. La similitude des vocables, nous
ramenant au XIIIème siècle, nous permet d'avancer l'hypothèse
de voir dans ce toponyme une limite de territoire. Ces deux communautés,
au temps de l’affirmation des consulats alpins, s’opposèrent pour une
terre appelée Mitenc, mitoyenne, sur laquelle chacune bénéficiait
d’usages
.
Déjà au XIIIème siècle, un arbitrage
fut nécessaire pour définir la part de chacune d’entres-elles et délimiter
les territoires contestés
.
L'action se déroule en 1287, sur la terre de Saint-Martin, devant
« l'église » de Saint-Nicolas
,
sous l'égide d’arbitres nommés par les deux communautés, et en présence de
témoins ecclésiastiques (dont un frater Hospitalier, et le
praesbiter de la Très Sainte Vierge de Fenestres)
.
Dans l’espace ainsi identifié, les habitants des deux lieux « auront
faculté de faire du bois, conduire leur bétail en pâture, défricher ». Une
ligne officielle de démarcation entre les deux communautés est décrite. La
ligne de séparation des eaux en forme l’essentiel. Mais régulièrement les
conflits entre les deux villages resurgirent. En 1325, c'est au
représentant du comte, le Juge du Val, de prononcer une sentence
attribuant, à la communauté de Saint-Martin, les pâturages, bois et terres
qui seraient mises en culture à Las Archas, soit dans la proximité
immédiate de ce que nous appelons aujourd'hui la Terra Mitenc
,
et qui pouvait alors être bien plus étendue qu’aujourd’hui. Dans
cette affaire, ce sont alors les hommes du castrum de Saint-Martin
qui portent l’affaire devant le Juge, après que ceux du castrum
voisin de Saint-Dalmas aient « usurpé »
les terrains Debalasor (aujourd’hui les Balaour) et ceux de
Dalbassinas (identifiés généralement comme le vallon jusqu’au Col
de Salèses, soit essentiellement l’Archas). Ces terrains,
périphériques pour les deux communautés, n’en sont pas moins âprement
disputés pour leur possession. Le bon droit de Saint-Martin finit par
l’emporter, après que le Juge ait diligenté une enquête pour constater les
dégradations causées par les hommes de Saint-Dalmas au préjudice de ceux
de Saint-Martin. L’affrontement a vraisemblablement été d’une extrême
violence
,
faisant suite à ceux du XIIIème siècle
,
ce qui explique l’intervention finale du Juge. A la fin du XVème
siècle, ces mêmes territoires sont encore disputés entre les communautés
de Saint-Martin et de Valdeblore (Saint-Dalmas et La Bolline), donnant
lieu à un long procès que gagne le premier village
.
L’affrontement, porté sur le terrain judiciaire, à l’issue d’une longue
période de tensions, n’en a pas moins été violent.
La période Moderne laisse
encore transparaître le problème de la Terra Mitenc, lui donnant une
valeur permanente. C’est avec le Premier Empire français qu’il atteint une
acuité rappelant les luttes anciennes d’appropriation. Les nécessités de
l’administration impériale, tatillonne, lui redonnent une actualité, qui
nous permet d’en mesurer l’importance. Valdeblore profite de l’occasion
qui lui est offerte pour réclamer un véritable partage de cet espace
commun, sur lequel Saint-Martin tient toujours des droits d’usages
importants. Cet « archaïsme » est encore fortement marqué dans la mémoire
et la pratique des Saint-Martinois, qui refusent alors de se départir de
leurs prérogatives.
Le procès verbal de
délimitation de la Commune de Saint-Martin, est produit en 1807 par
l’administration impériale dans le but d’y établir le découpage des
sections cadastrales du premier plan
,
la Terra Metenque s’y voit attribuer la lettre E. Ce document est
exhumé et sert encore de preuve en 1869
,
quand le litige entre les deux communautés renaît à la suite des même
nécessités d’un partage cadastral non résolu. Rappelé par les premières
décisions de l’administration française, cet échec perpétuel met en
évidence une particularité de l’histoire de ce « non partage » :
l’indivision des terres.
C’est après de nombreuses
tractations, et le déplacement sur les lieux des représentants des deux
communautés, sous l’autorité des agents de l’administration, qu’est
finalement obtenue une conciliation assez particulière
,
conservant la ligne de séparation des deux territoires à flanc de
montagne. C’est un chemin « largement utilisé » qui en matérialise
l’emplacement. Cette limite anthropique et « permanente » permet l’accès
au site, mais conserve le questionnement de son origine. Comment ne
pas y voir là une décision arbitraire, en totalité ou en partie, de la
« paix » de 1287, remise en cause au XIVème siècle.
En dernier lieu, une dernière péripétie eut lieu lors de l’établissement
du premier cadastre français de Saint-Martin, en 1876. La procédure imposa
un partage « officiel » de la Terre
Mitenca à
partir du chemin de desserte du quartier
.
L’année précédente, c’est la Commune de Valdeblore qui réclamait à
l’autorité préfectorale un partage de cet espace. Les administrateurs
fiscaux n’avaient pas pu résoudre le problème lors de la constitution du
cadastre, et ce, malgré leur volonté et leur rigueur. La demande est
violemment dénoncée par les habitants de Saint-Martin. La Municipalité
s’en fait l’écho dans ses délibérations
,
précisant que « les deux communautés profitent dans une proportion égale
des produits » de cette terre, le partage « léserait des intérêts
réciproques », et qu’elle entend conserver ses « servitudes » sur le lieu,
en acceptant celles du Valdeblore. Cette dernière n’en attend pas moins
pour assigner Saint-Martin devant le Tribunal de Première Instance de
Nice…
Retrouvons quelques instant le grand personnage que
fut Lazare RAIBERTI, considéré à juste titre comme l’historien du village.
Un ouvrage qu’il publia en 1891
[45] fait référence explicitement à ce litige, et tente d’y
apporter une solution, en proposant un « partage raisonnable ». Pour cela,
notre érudit fait appel à l’antériorité d’un jugement prononcé en 117 av.
J.-C. par des arbitres romains
[46], pour le compte de communautés proches de la Ligurie.
Cet exempla est l’occasion de retrouver les terres « de promiscuité », que
nous appellerions mitoyennes que sont la Terre de Cour (à Belvédère, avec
droits d’usages de Saint-Martin, Roquebillière et Lantosque), dont nous
reparlerons, et la Terre Mitenc. Sa définition est intéressante par l’état
d’esprit qu’elle véhicule. Lazare débute sa présentation par l’évocation
du litige : « … pour la partie supérieure du versant de Font-Saint-Martin,
mais comme les limites des biens propres de Saint-Martin et le droit de
nue propriété du sol sur lequel s’exerce le pâturage en commun, ont été
fixés au profit de Saint-Martin par un acte d’arbitrage de 1287… il sera
facile de venir à un arrangement amiable… ». Et de continuer : « … [par]
la consuétude [coutume] mit des règles à cet usage … quoique tracées par
des peuplades primitives, feraient honneur à un législateur », arguant de
l’intérêt de ce règlement et de la finesse de son établissement, au profit
de la conservation du lieu et des revenus pouvant en être tirés. L’affaire
n’est pourtant pas réglée.
Une nouvelle délibération du Conseil Municipal de
Saint-Martin, trente ans plus tard (12 novembre 1904) nous apprend que
l’affaire n’a pas abouti au bénéfice du Valdeblore. La Terra Mitenq est
toujours indivise entre les deux communautés. Valdeblore continue
néanmoins à en réclamer le partage, prenant prétexte d’une coupe dans ses
bois mitoyens et propres, et dénonçant ce qu’elle affirme être un abandon
de propriété causant ainsi de forts préjudices aux terrains de montagne.
C’est l’époque où se développe la politique de conservation de ces mêmes
terrains, par la pratique du reboisement intensif. Saint-Martin, attentif
et non dupe, relève les incohérences de la demande en faisant remarquer
que l’exploitation de ces forêts paraît plutôt illusoire, étant donné la
qualité des bois considérés et les ravines présentes dans le lieu. Elle
rappelle les échecs procéduriers précédents en précisant « qu’il n’est
nullement utile… de réveiller les anciennes querelles ».
Repérage
des espaces de conquête (d'après le Plan cadastral de 1876)

A ce jour, il existe
toujours une terre indivis dans la région de Nanduébis (Section E
feuille 5 parcelle n° 369), repoussée vers les sommets à la suite des
appropriations et nominations historiques successives, sur les limites des
deux communes. Remarquons que la ligne de démarcation orientale entre
Saint-Martin et Valdeblore passe toujours à flanc de montagne, sur des
pentes en adret, traversant le lieu-dit Salette, où deux bâtiments
(en amont) se trouvent sur la commune de cette dernière, et deux autres
(en aval) sur la première. Cette limitation, tout artificielle, nous aide
à identifier une partie du territoire de ce que fut Nanduébis, de
part et d’autre du chemin, sans pour autant nous en donner la dimension
territoriale réelle. La ligne de partage des eaux en amont, le torrent du
Boréon en aval, sont vraisemblablement d’anciennes limites. Il semble que
ce nouvel espace se superpose à d’autres réalités plus anciennes
(antérieures à l’An Mil), qui correspondent à un territoire vécu,
approprié et identifié. Un espace tellement vivace qu’il agitait encore
les réflexes mémoriels au début du XXème siècle, soit au moins 800 ans
après la disparition d’une occupation oubliée, et que les autorités
elles-mêmes, tant locales que nationales, ne purent résoudre ce problème
territorial.
Tous les sites d’habitat
de cette époque ont disparu, hormis les deux espaces privilégiés de
Saint-Nicolas et sans doute du village actuel. Il subsiste sur chacun
d’eux un édifice religieux de première importance, les églises
Saint-Nicolas et Saint-Martin. Elles sont attestées conjointement du
XIIIème au milieu du XIVème siècle. La mémoire en a été conservée, sous
forme partielle et aujourd’hui incompréhensible pour la plupart. Dans un
deuxième temps, des affrontements colossaux ont opposé les communautés
naissantes pour la possession ou seulement la simple conservation de ces
lieux, pourvus à l’évidence d’une forte charge émotionnelle et symbolique.
Les usages de ces lieux ont été maintenus. Ils ont été transcrits dès le
XIIIème siècle dans les statuts du Val de Lantosque, vivaces jusqu’à nos
jours, sous une forme qui a évolué à la suite des nécessités du droit
moderne et des nouvelles définitions de la propriété.
Depuis les temps les plus
anciens perceptibles, nous en sommes arrivés à celui du village constitué.
Désormais, la vision se fait plus précise, même si les problèmes posés par
les rapports pouvoir-communauté-espace s’en trouvent plus intenses. Ce
sont donc des structures constituées, puissantes, jouant à la fois de
l’extension territoriale et de la conservation de sa cohésion interne, qui
s’affrontent en un combat où de l’élément spatial dépend la continuité
même du dynamisme reconnu. Ce sont de véritables « combats de géants » qui
les opposent, des siècles durant.
Des voisins victimes :
Venanson et Roquebillière
Autre affrontement, autre
conquête, cette fois sur Venanson, au détriment de laquelle Saint-Martin
obtint la terre de Deloutra (littéralement « de l’autre »,
sous-entendu « côté »). Elle est accessible depuis le village en enjambant
le vallon du Borreon sur le pont de la Faciaria (de la
« fâcherie »
).
Venanson se doit de participer à toutes manutentions, à tous travaux de
restauration à hauteur de 1/7ème du coût du dit pont, le restant étant
couvert par Saint-Martin. Cette répartition des charges fut source de
multiples conflits et procès. Dès la fin du Moyen Age, les deux communes
s'affrontaient pour la possession de terres limitrophes
.
Saint-Martin traînait même en justice la communauté voisine, afin
d'obtenir la restitution d'un bien semble-t-il anodin, un passage à
proximité d'un pré au même quartier de la Fachiario
.
Cette vente était jugée illégale. L'affaire se concluait par un arbitrage,
prononcé par le Précepteur de la Madone, personnage hautement prestigieux
du pouvoir local. C'est encore au milieu du XVème siècle que les terres de
la Condamine
sont mitoyennes aux deux territoires de Saint-Martin et de Venanson. De
nombreux cens y sont payés, et notamment, ceux versé par l’un des membres
de la familia DOBIS pour un champ qu'il tient sur ce lieu
.
Les communautés ont, depuis longtemps, récupéré les biens anciennement
seigneuriaux ou publics, tels ceux des Condamines. Ils les tiennent en
toute propriété, et les louent au mieux de leurs intérêts. Elles ont pu
également faire l’objet d’appropriation de la part de certains
particuliers aux pouvoirs politiques et économiques plus importants. C’est
sans doute le cas pour ce quartier, qui appartient en grande partie à la
famille des RAIBERTI.
Le lien entre les deux
villages se démontre une nouvelle fois en 1513. Un habitant de Venanson,
Jean PLACENTI, cède une aumône sur les revenus d'un champ qu'il possède
toujours dans ce même quartier, que revendique Venanson. Il cède ce champ
pour entretenir l’ellemosine [l’aumône] du Luminaire de
Saint-Martin
.
Sans doute s'agit-il d'une partie plus méridionale du quartier, que
Venanson semble posséder en propre, alors que le nord appartient
définitivement à Saint-Martin. C'est bien au cours du XVIème siècle que
l'affrontement se fait le plus aigu. Une série de procès, attentés entre
1531 et 1637, le démontre
.
Ces multiples conflits se règlent définitivement vers le milieu du XVIIème
siècle, et Saint-Martin étend son territoire jusqu'au vallon des
Champons, isolant définitivement les bonnes terres de la Condamine
de l'ancien castrum de Venanson.
Le dynamisme de la
communauté saint-martinoise en fait un prédateur redoutable pour ses
voisines. Qualité imputée partiellement à sa prospérité économique et au
« choix » du site de son installation. Ainsi Saint-Martin joue-t-elle le
rôle de centre commercial et d'entrepôt général des biens du commerce
transalpin en transit, ainsi que celui de médiateur dans les liens sociaux
que peuvent entretenir ses élites avec les principales cités du Comté. Une
dernière mention de cette opposition ancienne entre nos deux villages est
faite, du 14 au 26 décembre 1875
,
lors de l’établissement du nouveau cadastre. La Commune de Venanson vient
de délibérer contre celle de Saint-Martin, « se plaignant… [qu’elle] se
serait arrogée la possession exclusive de la Terre Commune du Conquet »,
et désire faire corriger cette erreur « à l’amiable ». Saint-Martin y
répond vivement par une autre délibération, trouvant la prétention de
Venanson « erronée, attendu que la terre du Conquet a toujours été,
ab-immemorial, propriété exclusive de cette commune [de
Saint-Martin], et que pour le prouver, sans remonter à des actes
séculaires, il n’y a besoin que de prendre connaissance du procès-verbal
de délimitation du 3 août 1807, qui fut fait par le géomètre en chef du
cadastre, avec l’intervention et assistance des représentants des deux
communes, et qui l’ont signé, et que la dite délimitation ne fut basée que
sur celles faites dans les siècles précédents, ainsi que celle renouvelée
sous la date du 2 octobre 1866 par M. GRANIER père, géomètre en chef du
cadastre avec aussi l’existence et intervention des représentants délégués
des deux même communes, qui ont aussi signé le procès-verbal. ». Citer le
texte in extenso permet de comprendre que Saint-Martin oppose à
Venanson une fin de non-recevoir à toutes prétentions territoriales. Cela
nous permet encore de percevoir la fragilité de la notion de limites
communales, prêtes à voler en éclat à chaque vérification de l’autorité
centrale, alors que, sur le terrain, la seule puissance dominante conserve
ses bornes. Dans ce cas précis, Saint-Martin. Le point de tension entre
communes s’effectue toujours sur ces terres particulières que sont les
espaces communaux. Avec le temps, l’ancienneté des affrontements et les
différents jugements prononcés n’effacent pas le souvenir de ces conflits.
Seule la connaissance du terrain et de ses marqueurs peut y remédier.
C’est encore un argument relevé « pour ce qui concerne la séparation de la
terre du Conquet de celle de la commune de Venanson au quartier
Ciampons sur une grosse pierre qui se trouve au pied d’un mur en
pierres sèches au-dessus du chemin vicinal entre Saint-Martin et Venanson,
on trouve gravées les lettres initiales des deux communes, un guidon, et
le n° 12 au côté même d’une ancienne croix qui ab-immemorial a
toujours servi de délimitation ». Suit le descriptif de la limite, coupant
« droit » vers le sommet. Cette caractéristique renforce l’analyse qui
démontre que cette séparation est encore plus « artificielle » que les
autres, car elle ne suit aucune fracture naturelle du terrain. La
résurgence tardive de ces anciennes querelles n’en est que plus
significative, et fait ressortir le ressentiment toujours présent dans les
mémoires. Ce sont des souvenirs d’un temps où les communautés
connaissaient d’autres réalités spatiales et devaient répondre aux besoins
de survie des habitants. Une simple mention rappellera qu’en cette fin de
XIXème siècle, les populations de nos villages n’ont jamais été aussi
nombreuses. Ce qui peut expliquer la réapparition du problème territorial.
Un espace resté peu
exploité est celui du vallon de Fenestres. L’étroitesse de la basse
vallée, immédiatement en amont du village, et les hautes altitudes
rapidement gagnées à partir de versants abrupts, expliquent en partie
cette désaffection marquée. Seuls quelques toponymes, déjà cités, y sont
représentatifs. Le Gaudissart, que l’on identifie comme une
nouvelle « clairière » de défrichement, et le Pomairas, possèdent
la caractéristique de transgresser le lit du torrent, sur chacun des
versants. Le sens de cette progression semble débuter sur la rive droite
pour gagner la rive gauche. La présence de la chapelle Saint-Antoine, à
laquelle se rattachent quelques récits merveilleux
,
peut être l’explication de cette extension spatiale. Mais les détails nous
échappent encore
.
Ces territoires, peu ensoleillés car orientés à l’ouest (l’hiver, les
sommets empêchent une partie de l’éclairement), ne sont pas propices à une
exploitation continue, et ne semblent être que des terrains d’appoint. Le
vallon est réduit à des utilisations ponctuelles et périphériques,
soulignées par le nom évocateur du quartier de la Peghiero
.
Plus haut encore, s’étendent les forêts et les alpages de l’une des
bandites du village : le Dévens (ou Défens), avec une organisation
spécifique qui répond aux nécessités de l’élevage bovin. L’explication du
nom laisse encore une fois penser à un mode d’exploitation lié à la
céréaliculture, où les champs étaient interdits aux bestiaux pendant une
période de l’année. C’est effectivement sur l’une de ses limites
méridionales que nous estimons l’espace défendable au XVIème siècle. Plus
haut encore, nous arrivons, à près de 2 000 mètres d’altitude, au
Sanctuaire de la Madone de Fenestres, véritable « fin des terres » de
notre région.
Enfin, Saint-Martin part
progressivement à la conquête du sud de son territoire : le quartier de
Nantello, qui appartient encore, à la fin du XVème siècle, aux terres
mises en commende de la Madone de Fenestres
.
Elles sont l’objet d'une appropriation individuelle massive de la part des
grandes familles locales. Les vastes terres, sur des versants très doux et
de vastes surfaces alluviales les attirent, sans doute depuis fort
longtemps. L'importance de l'appropriation de la Madone n'est plus à
démontrer. L'intervention incessante des Commendeurs du Sanctuaire dans
les litiges de territoire montre qu’ils avaient un rôle naturel de
conciliateurs, d'arbitres, dont l’autorité était reconnue par tous.
Attribué à un chanoine de la cathédrale de Nice au XIVème siècle, le
Sanctuaire possédait d'important biens, pâturages d'alpage et terres
labourables dans sa partie méridionale, rive gauche du vallon de Fenestres
et de la Vésubie.
L'implantation de la
chapelle Saint-Bernard est un acte symbolique de l'appropriation familiale
de cet espace à titre privatif. Elle est réclamée par une grande partie
des hommes de Saint-Martin, par l'intermédiaire et en la personne de la
Communauté, devenue le véritable interlocuteur des autorités
traditionnelles. L'érection est acceptée par l'évêque de Nice, Barthélemy
CHUET
(+ 12 juillet 1501), connu entre autres, pour ses grandes réalisations
dans la cathédrale de Nice (la fondation de la chapelle latérale dédiée à
saint Barthélemy, qu'il offrit plus tard au duc), et par les dédicaces
qu'il formula pour les églises conventuelles des Franciscains et
Dominicains de Nice
.
Ce prélat, grand bâtisseur, acceptait et légitimait implicitement un état
de fait : l'intrusion de la propriété privée dans un espace jusqu'alors
tenu de moins en moins fermement en seigneurie par la commende de
Fenestres. L'acte précise d'ailleurs que la chapelle « sera érigée … à
Antella o Quessa di Fenestres » sur la limite des biens du Sanctuaire.
Le quartier lui échappait définitivement au profit des propriétaires du
village. Le vocable de Saint-Bernard se surimposait très partiellement au
quartier Nantello, pour lequel nous pensons qu’il y a pu avoir une
occupation agricole antique. Dans cette partie du territoire, d’autres
toponymes, entrelacés, nous renvoient l’image d’un site dynamique,
mouvant. Il est encore difficile aux habitants du lieu d’identifier les
pourtours de ces quartiers lors du descriptif du cadastre de la fin du
XIXème siècle. Nous y voyons une ré appropriation par les habitants du
lieu des terres cédées au pouvoir ecclésiastique à la suite du mouvement
réformateur du deuxième tiers du XIème siècle. C’est donc avec beaucoup de
retard (deux siècles) que ce transfert, connu aussi sur les autres
terroirs de la commune, s’effectua dans cette région. Il résulte de la
pression démographique et de l’adaptation des habitants aux nouvelles
normes juridiques. Il semble même qu’il s’agisse ici d’une phase
d’appropriation ultime de l’un des espaces fondateurs de ce qui devint
Saint-Martin. Ce que nous appellerons « la Madone », à l’époque Moderne,
n’appartenait vraisemblablement pas au sanctuaire considéré comme une
personne morale. Cependant, il s’agit vraisemblablement d’un autre espace
non-identifiable (que nous appelons par commodité Fenestres), dont
le dernier avatar se retrouve au-delà de l’espace de la Pierre du Villar (Peïra
de Villar). Ce n’est donc pas un acte gratuit, une opération de foi,
ni une simple péripétie que d’élever une chapelle dans ce quartier. Une
érection d’ailleurs validée par l’autorité épiscopale elle-même. Elle met
en évidence la dichotomie spatiale de ce quartier d’avec le sanctuaire,
qui est alors placé sous l’autorité du curé de Saint-Martin. L’acte est en
lui-même une explication et une justification de l’érection d’une chapelle
aussi loin du village. Rien, pas même la structure d’habitat du quartier,
ne peut le justifier, puisque aucun hameau n’y est décelable. Ce n’est
qu’après l’installation de la chapelle, que quelques édifices y sont
construits à proximité. Cette élévation est un acte éminemment politique,
et permet de déceler le moment de la disparition définitive des
territoires anciens antérieurs au temps des castrum. La
construction de la chapelle peut alors être considérée comme un « point
final » à l’appropriation de cet espace, que l’autorité ecclésiastique
elle-même, suprême signe, reconnaît définitivement.
Plus au sud, c'est contre
la communauté voisine de Roquebillière que Saint-Martin tentait de
s'étendre. Le quartier de la Pinea est l'objet de convoitises, car
il offre d'importantes surfaces de pâturages et de forêts. Un problème
d’identification se pose pour ce quartier, qui peut aussi bien être celui
de la Pinio actuelle ou de la Pineta. Topographiquement, ces
deux lieux-dits sont fort différents. Le nom du premier, en fond de vallée
bordant la Vésubie découle de sa situation (la « grande gravière »
).
Le second est situé sur le versant de la rive gauche de la Vésubie, à une
altitude plus conséquente, aux alentours des 1 500 m (contre 800 m). Il
semblerait que seul le premier quartier soit concerné par cette
appropriation. La Pinio n'étant alors pas identifiée de l'espace d'Antello.
Ici, le phénomène d’appropriation est connu et décrit par J.-P. BOYER
.
Il revêt une autre symbolique, et éclaire sans doute nombre d’autres actes
« d’acquisition » qui nous échappent par le silence des sources. Ils
soulignent la violence des relations de proximité. Nous pouvons le résumer
comme suit : à la Pinea paissaient les troupeaux bovins de
Roquebillière, ce qui en fait un espace de pâturages communaux.
Survinrent, en troupe armée, les hommes de Saint-Martin, qui tuèrent les
vachers. L’échauffourée ne semble pas avoir été très longue, mais les
résultats terribles. Certains purent sans doute s’échapper, et il est
nécessaire qu’ils le firent, pour rendre compte de l’événement. Puis ce
fut au tour des animaux d’être victimes de l’agression. Quelques-uns
furent tués. Assurons qu’ils furent peu nombreux, afin de conserver
l’essentiel du butin. Il y a dans ces actes une mise à mort véritable mais
bien plus encore symbolique, un véritable « sacrifice », avec
appropriation du bien d’autrui. Les animaux sacrifiés sont d’ailleurs
consommés sur place, ancrant définitivement la prise de possession dans
l’espace. Ce cannibalisme détourné et symbolique nous replonge dans des
temps où l’acte ne pouvait être gratuit. L’appropriation est pleine et
entière, si l’on imagine que seul peut être détruit ce que l’on possède.
C’est le cas d’une partie du troupeau. H. BRESC reprend l’épisode et le
développe en soulignant le caractère symbolique de ce repas communautaire.
Car il ne s’agit pas là d’un acte de brigandage, mais bel et bien d’une
action politique, visant à marquer la prise de possession brutale et à
l’imprimer dans les mémoires
.
L’affaire trouve son dénouement officiel dans l’acte de transaction conclu
entre Saint-Martin et Roquebillière en janvier 1486
,
après de longues années de procédures. Cet antagonisme latent, encore
présent aujourd’hui entre les villages dans la mémoire locale, y trouve
une de ses origines dans cet événement. Il est à parier que l’acte
judiciaire vienne en conclusion de longues années de luttes, sans doute
« militaires » puis politiques entre les deux communautés, quand celles-ci
échappent aux seuls habitants du lieu pour devenir l’enjeu d’une
régulation du pouvoir régalien.
Nous pouvons relever un
parallèle avec la fondation de la chapelle Saint-Bernard, sur le versant
surplombant la Pinio. Fait qui laisse également entendre que la
légitimité de Roquebillière sur ce territoire ne devait pas être fortement
ancrée, et en tous cas sujet à controverses. En conclusion, la limite
communale de Saint-Martin s’en trouvait fixée pour ses marges
méridionales… temporairement. En effet, une dernière « conquête » devait
avoir lieu à la fin du XIXème siècle, quand fut attribué à Saint-Martin
l’espace de La Musella, un territoire enclavé de Belvédère. Cette
opération cadastrale se fit une nouvelle fois au détriment de
Roquebillière.
En dehors de cet épisode
fameux, aucune autre information ne nous est parvenue. Le territoire en
question est encore entre les mains des gens de Saint-Martin, ce qui fait
penser que, s’il y eut tentatives de récupération, celles-ci sont restées
vaines. Même l’autorité judiciaire n’a pu infléchir l’état de fait obtenu
à la suite de l’événement, force étant restée au terrain.
Cet espace de La
Musello, encore très peu anthropisé, à pu rester longtemps un espace
« mouvant ». Son appartenance est restée longtemps incertaine, après la
disparition d’une occupation antérieure. C’est au travers de ce prisme
qu’il faut enfin considérer le territoire de La Musello, jouxtant
dans sa partie méridionale le quartier des Châtaigniers. Espace le plus
méridional de la Commune de Saint-Martin-Vésubie, ce quartier est aussi le
dernier acquis. Le caractère récent de cette confirmation explique qu’il
s’agit d’un mode totalement original d’attribution : le règlement
administratif.
C’est à la suite des
enquêtes qui précédent la constitution du cadastre « Napoléonien »
qu’apparaît le litige
.
Le 18 février 1867, le rapport du
Délimiteur du Cadastre fait état, aux vues de la « délimitation des
communes de Saint-Martin-Lantosque et de Roquebillière, dressée en
septembre 1866, que la position topographique de l'enclave dont la
contenance approximative est de 16 ha., généralement en nature de
châtaigniers, ne comprend aucune agglomération de propriétés bâties ». De
fait, il n’existe dans ce quartier que quelques granges éparses,
nécessaires, étant donné l’éloignement sur des terres très peu utilisées
pour la céréaliculture. Car La Musello appartient
« officiellement » à Belvédère, qui la revendique, bien que son territoire
communal soit séparé de cette enclave par la continuité de la commune de
Roquebillière, et tout particulièrement par le quartier de Berthemont
. Le Délimiteur du cadastre précise que
« le règlement général du Cadastre du 10 octobre 1821, art. 8 » ne permet
pas à un « terrain enclavé […] d’être administré par la commune d'origine,
et qu'il devra être réuni à l'une des communes limitrophes ». Cette
prescription fait l’intérêt du document.
Se déroule alors une enquête sur
l’opportunité de céder ce terrain à l’une ou l’autre des communes le
bordant : Roquebillière ou Saint-Martin. Le Géomètre en chef du Cadastre
considère « que les propriétés particulières situées dans cette enclave
appartiennent à divers habitants de la Commune de Saint-Martin
Lantosque ». Ce que confirment les archives communales de Belvédère, en
apportant la précision d’une ancienneté de l’occupation
. Saint-Martin s’empresse alors de
reconnaître cette « réunion sans pourtant accepter aucune condition
onéreuse que la commune de Belvédère pourrait faire ».
A la fin du
mois de septembre de la même année, c’est au tour de Roquebillière
d’élever une protestation, faisant appel à des sources propres. Le texte
mérite d’être retenu : « Pour plusieurs raisons ce terrain doit être
annexé à ... Roccabillère ... La tradition locale nous dit que dans les
temps immémorial les quartiers de Bertemont, Cougu et Beolè
appartenaient à Belvédère, ainsi que celui de la Musela ... lequel
se trouve précisément au nord des précédents, un échange de terrain a eu
lieu entre ladite commune de Belvédère et celle de Roccabillère, et en
vertu de cet échange la commune de Roccabillère est devenue propriétaire
desdits quartiers Bertemont, Cougu, Beolè et Musela, mais
pour quelques ambiguïtés d'expression dans ledit échange ... Belvédère a
refusé à Roccabillère la possession dudit terrain Musela, et ce est
la raison pourquoi ce terrain est resté enclavé entre Roccabillère et
Saint-Martin. Ne serait-il pas juste qu'il retournât à Roccabillère ... Sa
position est beaucoup plus proche de Roccabillère que de Saint-Martin
Lantosque ... Saint-Martin possède des vastes possessions de terrains
cultivés, de vastes forêts et de vastes pâturages, quand ... Roccabillère
malgré sa position topographique et le nombre de sa population est la plus
restreinte de la vallée et manque de forêt et de pâture. Raison, justice
et équité demandent à ce que ce terrain Musela vienne annexé à la Commune
de Roccabillère... »
On comprend, par ces récriminations,
qu’il s’agissait d’une question « vitale », dans cet espace exiguë. Cette
lutte, pour un terrain de 16 ha., était d’autant plus âpre qu’elle avait
lieu à une époque de forte croissance démographique. Pourtant, l’essentiel
des « échanges » de terrain dans cette région nous échappera toujours. Il
semble bien pourtant que La Musello, dernière réserve foncière de
nos villages, pouvait être considérée comme un espace mouvant.
En mars 1868, les propriétaires de
terrains dans cette fameuse enclave sont convoqués à la Mairie de
Saint-Martin Lantosque « à effet de prendre leur avis au sujet de la
réunion de la dite enclave en cette commune plutôt qu'à celle de
Roquebillière ... à faire connaître sa quotte part de propriété. ». Cette
dernière indication nous fait entendre que la décision est déjà connue.
Comment pourrait-il en être autrement, quand tous sont « citoyens » de
Saint-Martin ? Sur les 31 propriétaires, 24 se prononcent pour les
propositions du géomètre. De plus, le Directeur des Contributions Directes
affirme « qu’aucun droit d’usage au profit des communes environnantes ne
paraît grever cette enclave ». Il s’agit là d’un argument décisif et
définitif. L’appropriation totale du quartier par les gens de Saint-Martin
(il n’y a pas de terre communale) ne permet même pas à Belvédère d’obtenir
un quelconque dédommagement. Même l’argument de la distance séparant la
Musello des deux villages concurrents, avancé par Roquebillière, est
battu en brèche par une mesure commune. C’est finalement le 10 décembre
1868, par décret impérial, que « Napoléon III distrait de la commune de
Belvédère, canton de Saint-Martin Lantosque, le territoire enclavé dit de
la Moselle, et le réunit à la commune de Saint-Martin Lantosque,
dispositions qui auront lieu sans préjudice des droits d'usage ou autres
respectivement acquis ».
C’est donc avec une
mémoire forte et certaine de cette dynamique territoriale que réagirent
les habitants de Saint-Martin. L’événement révèle la Communauté, personne
morale du village (nous pourrions encore effectivement utiliser le terme
médiéval d’Universitas), qui dicte encore des réactions en corps,
formes archaïques du pouvoir. Et cela, malgré des pratiques déjà évoluées
de la chose publique, qui démontrent une importante évolution des
structures de contrôle, sous l’impulsion de l’Etat Moderne.
Un troisième niveau de
lecture : l’appropriation familiale et individuelle
Par cet exemple se
trouve exprimée l’imbrication forte des notions de territoire et de
pouvoir. Ainsi s’achève la lente
conquête d’un territoire alpin, qui marque la permanence d’un
développement spatial et d’une emprise particulière des habitants sur les
terrains qui leurs sont économiquement nécessaires. Il convient sans doute
de relier ces événements à la forte augmentation du nombre des hommes,
dans un espace qui n’est pas extensible à volonté. Cette démonstration a
permis de constater une permanence, une volonté commune, qui, suivant les
âges, s’exprime directement par la Communauté, entité morale, ou par les
atomes la composant : les ménages. Car au travers du mouvement souligné,
il s’agit d’une affirmation « politique », dictée par les besoins de la
survie du groupe, et ce, à différentes échelles. Après la phase initiale,
vint celle de l’affrontement entre les superstructures : les villages
nouvellement créés. Suit une période plus longue et plus insidieuse. Ce
furent alors les particuliers qui s’approprièrent les terrains
périphériques. Ceux-ci formaient une seconde couronne spatiale autour du
« centre » constitué par le village et les terres d’exploitation courante.
Cette représentation mythique de l’espace dont les habitants se croient
détenteurs, se concrétise par le déploiement et de l’extension des
exploitations agricoles au-delà même des zones généralement réservées à
l’agriculture. Les territoires communaux sont mités par ces éléments
disparates tels que les prés, les champs et les pâturages souvent
complantés d’arbres fruitiers. L’Administration du Second Empire puis de
la IIIème République, ne fit qu’entériner des états de faits préexistants.
L’appropriation, qu’elle soit commune ou particulière, offre de nouveaux
espaces qui entrent rapidement dans la réalité vécue des unités de
production. Elles sont par la suite transmises selon les modes habituels
qui les valident. Il n’est qu’à considérer les strates toponymiques qui
s’y succèdent, comme nous l’avons fait pour certains quartiers.
A certains moments de crises, il
subsiste encore quelques traces de ces tentatives d’appropriation. Des
petits plateaux isolés se retrouvent encore sur le vieux plan cadastral de
1876, utilisés comme terre à seigle, autour d’un arberc ou d’un
simple courtil… Le grignotage de l’espace s’effectue également, à
partir des terres privées, vers le Communal mitoyen. En périphérie
immédiate de l’espace privatif, cette appropriation n’apparaît pas avec
autant d’évidence. Alors qu’isolée, elle est facilement repérable, telle
une verrue implantée à l’intérieur de grandes parcelles communales. Ces
évolutions spatiales, au détriment des terres communes, constituent une
dernière trace des « respirations » d’un territoire vécu.
Ces appropriations que
nous venons de présenter sous leur forme collective ont toutes pour nature
l’affrontement de communautés constituées. Elles n’ont pourtant pas été
les seules, et le début de l’époque Moderne nous donne encore quelques
exemples de ces « respirations territoriales ». Il ne s’agit plus cette
fois d’opposer les villages et leurs populations entre elles, mais plutôt
d’une confrontation mettant aux prises les habitants de Saint-Martin avec
des structures différentes. Il s’agit d’une véritable vitalité interne,
qui résulte à la fois d’un projet de détail, celui de l’agrandissement de
la propriété, et d’une « privatisation » de l’espace par les membres les
plus dynamiques de la Communauté. Bien qu’entachés par leur nature
fiscale, les cadastres de l’époque Moderne en transmettent encore les
reflets. Ce qui rend confuse et dissociée la réalité de la propriété et de
l’exploitation rurale.
Pour user de la dernière
échelle proposée par notre problématique, celle du particulier, familial
ou individuel, un exemple clôturera cet exposé et permettra de souligner
le lien qui existe entre les modes d’appropriation, collective ou privée.
Il s’agit de deux zones différentes, qui rappellent encore des moments de
conquête de l’espace, de mise en culture, puis de privatisation, au profit
d’une même « élite »
sociale. Toutes deux se trouvent dans la périphérie immédiate du village,
mais résultent de deux types de logiques différentes : celle de
l’appropriation d’un territoire possédant déjà d’importants symboles du
pouvoir ; et celle d’un espace vierge, encore accessible, dans la
direction du vallon de Fenestres, jusqu’alors peu cultivé.
Aux portes mêmes du
village, au sud de la confluence du Boréon et du torrent de Fenestres,
s’étend un territoire appelé par le nom évocateur du Pras de la Majon.
Il s’agit de vastes terres, sur une large terrasse alluviale, qui, par sa
proximité avec l’agglomération prend une importance certaine. Bien
irrigué, protégé des débordements éventuels des cours d’eau, cet espace
répond, sur l’autre rive, à celui de Delotra, l’ancienne
Condamine du village. Cette dernière a pu être partagée, en un temps,
entre la communauté de Saint-Martin naissante et sa devancière de
Venanson, comme nous l’avons déjà souligné, avant d’être accaparée
définitivement par la première. Les Pras, sur la rive gauche de la
Vésubie, sont visiblement restés propriété du pouvoir qui s’installe sur
le site de Saint-Martin au XIIIème siècle.
Il est probable que le
terme même de Majon, documenté dès le XIVème siècle, aux
orthographes variables selon les époques, rappelle la maison seigneuriale
à l’origine de la création du village : le castrum. Les « prés »
auraient alors été directement liés à sa présence. Il devient alors
logique de les retrouver, quand on étudie l’origine de ses propriétés. Il
est alors logique de les retrouver plus tard entre les mains des grandes
familles de Saint-Martin. Il s’agit d’une permanence d’utilisation de ce
marqueur social qu’est la terre. Il existe une véritable continuité de la
propriété dans ce quartier.
Localisation des quartiers notables

Deux exemples suffiront à
prouver l’attachement de cette notabilité à conserver ces territoires,
plus encore qu’en d’autres quartiers. Le cadastre de 1702
souligne la propriété des familles FABRI pour 14 starate, RAIBERTI
pour 12 motturaux et surtout CAGNOLI pour 18 starate, soit
en tout plus de 5 ha ½. Ces trois grandes familles sont alors connues pour
tenir les principales charges édilitaires et s’y succéder régulièrement,
rassemblant entre leurs mains les titres symboliques du pouvoir
.
A l’autre extrémité de notre période, le cadastre « Napoléonien »
nous offre une situation comparable, si ce n’est que désormais, seuls les
CAGNOLI y sont propriétaires. C’est Hilarion CAGNOLI, maire de
Saint-Martin (1870-1874), qui est alors propriétaire de la quasi-totalité
du territoire de ce quartier (seule une parcelle lui échappe), pour près
de 10 ha : 6,6 ha de prés et 2,4 de champs, auxquels s’ajoutent
châtaigneraies et pâtures. Cette unification des trois propriétés s’est
faite au profit d’une seule et même famille, qui a mis la main sur la
totalité des terres du quartier. Il en est de même pour les RAIBERTI, qui
sont propriétaires sur l’autre rive, au quartier Dellotra, pour la
presque totalité de cet espace. Le partage s’est effectué au profit des
grandes familles survivantes. Les FABRI ont alors disparu de la population
Saint-Martinoise, mais sont affiliés dès la fin du XVIIème siècle aux
RAIBERTI. Ces successions permettent une mise en perspective du pouvoir
individuel dans la société et dans le temps.
Conclusion
La conquête d’un
territoire est une œuvre longue et risquée pour celui qui cherche à la
mener. Le risque, en cas d’échec, est la disparition et l’oubli de ce
territoire. Cela peut être le cas pour un groupe humain, un village, ou
même une famille. Des groupements de paysans, de notables et d’agents
seigneuriaux qui devaient exister avant l’An Mil, nous ne connaissons
rien, et sans doute n’aurons nous jamais que quelques informations
fortuites, issues de la science archéologique. Ce fut effectivement le cas
pour Saint-Martin avant l’installation du village actuel. Il en est allé
de même pour ces castra que les textes médiévaux nous font
connaître : Pedastas dans le Valdeblore, connu par la même charte
de 1067 que nous avons aussi utilisée pour cet article ; et plus tard,
Mancel, Gordolon, Ongran ou encore Manoinas qui
disparurent entre le XIIème et le XIVème siècle et dont nous ne
connaissons même pas précisément la localisation. Certains ont été des
castra, structures importantes qui n’ont pourtant laissé aucune trace
avérée. La communauté, une fois constituée, s’est naturellement affrontée
à ses voisines, soumises elles-mêmes à de fortes tensions internes. Leur
extension territoriale étant une question de survie, pour répondre aux
besoins des habitants dans le cadre d’une économie essentiellement
agricole. Certaines terres ont pu être mises en culture, d’autres porter
l’usage, essentiellement droits de bois et de pâturage. Ce sont ces
raisons économiques qui peuvent expliquer les énormes moyens, à l’échelle
du village, qui ont été mis en œuvre pour satisfaire ces exigences.
Il en va de même pour les
familles, comprises comme entités sociales, politiques, mais également
comme des unités productives dont le but est la survie du groupe humain.
Cette histoire est celle d’une réussite ; il est pourtant certain que
nombreux furent les échecs. La disparition de ces communautés nous empêche
d’en retracer l’histoire. Aujourd’hui encore, la commune conserve de
nombreux indices de ces réalités anciennes, qui n’ont pas été totalement
effacées par les nouvelles réalités économiques et humaines du village.
Elles sont ténues, mais nous permettent de replonger dans des temps
historiques que peu ont conscience de côtoyer aussi familièrement.
- BOYER J.-P. & VENTURINI A. « Les consulats ruraux dans le ressort de
l'évêché de Nice (circa 1150-1326) », pp. 17-46., in Actes
des Journées d'Histoire régionale de Mouans-Sartoux, 1984, Le
Cannet, 1985. Après la reprise en main des communautés provençales
orientales par le comte, seuls deux consulats alpins semblent
conservés par l’autorité : Peille et Saint-Martin
- De nombreux exemples de disparition de « villages » médiévaux
peuvent être avancés entre le XIème et le XIVème siècle. Rien ne
laisse entendre que ce mouvement soit terminé avec l’époque Moderne.
Seul le recul historique peut nous permettre de l’affirmer. Les
contemporains ne pouvaient en avoir conscience. Voir E. GILI « La
Vésubie avant le XIème siècle - Perspectives de recherches », à
paraître
- « En conséquence de ce nous avons procédé à la reconnaissance de la
ligne de circonscription de la dite Terre Métenque, et avons
reconnu sur l’indication de Messieurs les Maires et Indicateurs des
communes de Val de Blora et de Saint-Martin qu’à partir de la borne n°
13 cette ligne se dirige directement vers la borne n° 14 et de là
jusqu’à la quinzième borne en suivant toujours le chemin d’Anduébis,
et ensuite jusqu’à la seizième borne sus désignée, après quoi il a été
reconnu que la dite Terre Métenque est séparée du territoire de
Val de Blora (proprement dit) par la crête du Serre d’Odoarde
jusqu’au sommet du Col des Bellets.
- A.D.A.-M., 3P 12388 Dossier préparatoire d'expertise cadastrale