Ce nom fut donné jadis aux Vaudois du Dauphiné, puis aux Camisards des
Cévennes, partisans de leurs pasteurs appelés « Barbes ». Il est resté
dans nos régions de montagne l’habitude d’appeler l’ « oncle » lou
barba : barba luc, barba juan, ce dernier terme ayant donné
naissance à une recette de beignets salés et farcis très appréciés.
On trouve ce terme pour la première fois en 1640 pour désigner des
malfaiteurs. Rien ne prouve que ce soit là l’origine de nos « Barbets ».
En 1690, on trouve les premiers « Barbets » luttant contre l’armée de
Louis XIV qui envahissent le Comté. Entre 1744 et 1748, dans les vallées,
lors des guerres Gallispanes, ils luttent de nouveau contre l’envahisseur
français. En 1792, ce terme est repris. On peut supposer que ces hommes,
souvent barbus et hirsutes, faute de pouvoir se raser dans les bois, les
cavernes ou les abris de fortune, aient été assimilés par leurs
détracteurs aux chiens de nos bergers, à poils longs, qui étaient dits de
race « Barbet ». Aujourd’hui encore, beaucoup d’entre eux sont appelés
Pelous : Poilus. Le terme connaît une connotation péjorative, allant
même jusqu’à devenir insultant. Elle en trouve sa source dans la confusion
entretenue par la propagande française, mélangeant allègrement l’image du
barbet avec celle du pillard, du terroriste, du « chouan »… dans une
simplification abusive.
Archétype du
Barbet
Le phénomène barbet touche essentiellement
le Moyen et Haut Pays. Les barbets sont en très forte majorité des adultes
(35-40 ans) qui vivaient dans des micro-régions surpeuplées et pauvres, à
la propriété morcelée, aux exploitations éloignées, aux voies de
communications difficiles, aux ressources très limitées, où le numéraire
circulait peu, à l’équilibre économique et social précaire. Selon les
études les plus récentes [2],
une répartition socioprofessionnelle approximative démontre que 77 %
étaient de petits cultivateurs, bergers, muletiers illettrés, ce qui
explique une certaine homogénéité des bandes ; 19 % des petits
commerçants, négociants, boutiquiers ; le restant, 4 %, des déserteurs,
quelques bourgeois pro-sardes et émigrés.
Ce
modèle peut être personnifié par l’exemple de Charles CRISTINI, berger au
Figaret d’Utelle [3],
qui n’a pour toute richesse que son troupeau. Nous le retrouverons tout au
long de cet article. Son activité de petit agriculteur vivrier ne lui
suffit évidemment pas à nourrir l’ensemble de sa famille.
Des bandes de barbets
Les barbets se
regroupaient par bandes semi-organisées ; ils y désignaient un chef,
lou capou ou capouiroun : celui qui se distingue par sa
connaissance du terrain, par sa bravoure et sa ruse, par son rayonnement
et son sens des relations avec les bandes voisines. On estime généralement
le nombre de bandes à 13, qui se regroupaient ponctuellement. Le nombre
des barbets y est variable, allant de quelques individus à une trentaine
le plus souvent, mais jusqu’à plus de 200 suivant les lieux et les
occasions, comme ce fut le cas à Roquebillière. Inversement, on quittait
momentanément la bande suivant les saisons, pour les semailles ou les
moissons… Les membres abandonnent presque toujours leur nom pour un nom de
guerre, un sobriquet typique donné par un aspect physique : lou Pela
(le chauve), un défaut corporel Tchop (boiteux), un métier
Fabras (le forgeron), un état Lou mage (l’aîné), un trait de
caractère Rabious (coléreux), un mot répété Manja-Raba (mange
navet)…[4]
A l’abri dans la montagne
Pour se protéger
des dénonciations comme des patrouilles ou colonnes mobiles qui les
traquent, ils doivent être sans cesse en mouvement, d’une cachette à
l’autre. Ils ont alors l’avantage de bien connaître tous les sentiers,
tous les raccourcis. Dans nos montagnes, ils ont beaucoup de points de
repli, abris de fortune. Quelques traces révèlent leur présence, dans des
hameaux retirés comme Béasse, ou des zones d’estive comme dans la vallée
des Merveilles où plusieurs gravures l’attestent
[5].
De nombreuses
cavernes sont aménagées (barmos, grottes ou falaises en surplomb)
avec des réserves de vivres, de munitions, des couches sommaires…. A
Duranus, la mémoire orale raconte qu’ils occupaient la grotte de La
Courpassiero (La barmo dai Barbets), où l’on accédait en
suivant un a pic dangereux ; la barmo dai Pagans (grotte des
Païens) à Touët de l’Escarène, abri sous roche qui présente l’avantage
d’avoir une réserve d’eau ; à La Brigue, à Tende, ou encore à Berthemont
où se trouve le lieu dit « la grotte de l’Avoust », où le célèbre
barbet se serait souvent réfugié.
Le rôle des femmes
Les femmes ont joué un rôle important dans ces affrontements. Leur soutien
moral et matériel est incontestable [6].
Elles participent d’abord au ravitaillement. Elles épaulent les barbets,
les stimulent, aident à l’organisation des bandes, aux rencontres mais
surtout elles espionnent partout et transmettent aussitôt les
renseignements [7].
Tout déplacement de troupes ou d’hommes est aussitôt signalé, ce qui
permet aux barbets soit de se dérober, se cacher, disparaître ou
d’attaquer là où ils veulent. Beaucoup d’entre elles ont subi les
représailles des français. SALICETTI, envoyé de mission de l’armée
d’Italie ne recommande-t-il pas de « prendre tous leurs parents en
otage ». Toutes respectent la loi du silence. La fonction amoureuse des
femmes n’est pas négligeable : maris ou compagnons les rejoignent souvent
la nuit en des rendez-vous isolés, cachés… Quelques-unes ont aussi suivi
« leur homme » et ont participé aux attaques armes à la main, aux vols de
mulets, de moutons, de munitions…, à la récupération des cadavres afin de
les enterrer chrétiennement [8].
Certaines participent activement aux actions de représailles contre les
représentants du parti français et prélèvent une part du butin comme pour
compenser les pertes subies lors de la disparition d’un mari ou d’un frère
barbet. Beaucoup ont œuvré dans l’ombre. Quelques-unes sont plus connues :
Madeleine BONIN, compagne de Contin ; Marie CRISTINI née CORNIGLION,
épouse de L’Avoust, sœur du barbet CORNIGLION Barthélemy dit
Parella de Roquebillière et métayer de la famille CRESPEL
anti-français notoires ; Anne Marie LANTIERI de Gorbio ; Christine BORDIS
née CIAIS de Levens ; PASSERON d’Utelle…
Les actions des barbets
En bandes ou petits
groupes, les barbets agissent le plus souvent par embuscades. Leurs coups
de mains perturbent fortement les communications des troupes françaises.
Convois de ravitaillement et messagers sont leurs cibles préférées. Les
communes, devant répondre aux injonctions des autorités départementales,
refusent souvent de le faire. Ainsi, « concernant la députation d’un
membre de chaque administration de ce canton, nous vous informons
qu’aucune personne ne veut se risquer de se mettre en voyage, attendu
l’arrivée des barbets piémontais qui gardent aux environs », récrimine l’adminstration
de Roquebillière le 23 fructidor de l’An IV (9 septembre 1796)
[9].
Même les officiers trop
esseulés peuvent en être victimes, comme le général CASABIANCA, au col de
Tende, qui fut arrêté avec son ordonnance.
Ils agissent généralement
en plein jour dans les villages où leurs partisans profitent de leur
présence pour reprendre un temps le pouvoir. Les fidèles de la République
sont alors leur proie. Les témoignages de certains partisans pro-français
sont sur ce point sans équivoque : « Il est hors de doute que ces gens-là
reçoivent asile des paysans éparpillés dans les montagnes et même de
quelques habitants dans les villages », dit Louis FATIO, de Roquebillière
[10],
tout en précisant bien vite : « Je demande seulement qu'on ne me découvre
pas à personne, car ce serait me mettre dans le cas de ne pouvoir plus
être utile ».
Ils investissent parfois
les villages pendant plusieurs jours, voir plusieurs semaines, la réaction
française se faisant attendre à la suite des difficultés de communication
mais également par crainte de l’action en zone devenue ennemie. Ce n’est
que par un déploiement de force qu’ils reprennent alors le contrôle du
village. Parallèlement, certains barbets servent de guides éclaireurs aux
troupes régulières Sardes, voir d’informateurs, d’agents de renseignements
de terrain. Leur connaissance du terrain en fait des auxiliaires précieux.
Conclusion
L’attitude des barbets
est a bien des égards celle que nous retrouvons de tout temps dans les
populations civiles lors des invasions. Les grandeurs et les bassesses
humaines s’y expriment pleinement. Il est une certaine similitude de
situation entre cet épisode et celui d’une autre période d’occupation,
lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’ont pu être considérés
les Résistants : « noun soun que de « Maquisars », de « Resistents »,
rè de brigans » [11].
La mémoire orale en conserve la trace, faisant parfois référence explicite
à son histoire : « Un coü de mai deven nous oupousar as envahissours
coumo an deügu oü faire mai que d’un coü li nouostres antenats »
[12].
Et comment ne pas rester circonspect quand, lors d’une interrogation au
Collège de la Vésubie, les élèves expliquent que le « Saut des Français,
c’est pendant la dernière guerre [mondiale], les Maquisards qui ont jeté
des Allemands du haut de la falaise… »
[13].
[1]
- Antonin STEVE, dit Toni Balloni, est Chargé de la
Conservation au Musée des Traditions Vésubiennes. Il est l’auteur de
nombreux articles dans la revue bilingue Lou Sourgentin, ainsi
que de deux ouvrages contant l’histoire de familles du Haut Pays. Pour
l’exposition « Sur les Traces des Barbets », il a imaginé une série
originale de veillées consacrées aux Barbets. Un CD de mémoire a été
enregistré en collaboration avec le groupe vocal En Prals.
(Article : « Un maquis barbet ? », Pays Vésubien, 3-2002, pp. 47-50)
[2]
- RIPPART L. et IAFELICE M. cités en bibliographie générale.
[3]
- MUSSO A. Roquebillière, notes d’Histoire, Serre, 1981
[5]
- Deux gravures mentionnent le nom d’Honoré BENSA célèbre barbet de
Tende arrêté en 1800. Son identification paraît pourtant poser
problème, l’une des gravures étant accompagnée d’une datation tardive.
Remercions Mme Nathalie MAGNARDI, du Musée des Merveilles de Tende,
d’avoir eu la gentillesse de nous les transmettre, le Pr De LUMLEY et
Mme Annie ECHASSOUX de nous avoir autorisé à les reproduire.
[6]
- A.D.A.-M., Série L 37 : où l’on parle d’un « attroupement de femmes
»
[7]
-A.D.A.-M., Série L 1266 :
Marie CAMOS, de Bendéjun, complice des Barbets. Les exemples
pourraient être multipliés.
[8]
- A.D.A.-M., Série L 163 : à Peille, où elles jouent de subterfuge en
se mettant un chapeau et en tenant des battons pour faire croire aux
Français, guettant de loin, que le nombre de Barbets présents au
village interdit toute intervention de leur part.
[10]
- A.D.A.-M., Série L 163, s.d. (voir Annexe 3)
[11]
- STEVE A., extrait des « veillées », exposition « Sur les Traces des
Barbets », Musée des Traditions Vésubiennes, 2001-2002 : « nous ne
sommes que des maquisards, des résistants, pas des brigands ».
[12]
- Ibidem : « Une fois de plus devons nous nous opposer aux
envahisseurs comme avaient déjà dû le faire une fois nos ancêtres ».
[13]
- Témoignage communiqué par E. GILI, professeur d’Histoire-Géographie
au Collège de la Vésubie, 1999.