DEPUIDT Elodie
– Des résistances au quotidien
L’affaire eut lieu au mois de Nivôse An IV (1795) dans
la commune de Roquestéron
.
Le 6 (27 décembre) de ce même mois, au mépris de la loi du 22 Germinal An
IV, « les cloches avaient été mises en branle toute la journée ». Ce qui
donnait lieu de croire, aux communes des environs, que quelques-unes
d’entre elles étaient attaquées par les Barbets. On sonnait alors le
tocsin, signal convenu de ralliement pour marcher à leur poursuite. Le
président de l’administration municipale du canton et l’agent municipal de
la commune reçurent l’ordre de faire cesser ces sonneries, qui « ne
servaient qu’à alarmer et troubler les paisibles citoyens ». Mais la porte
du clocher ayant été enfoncée, l’agent municipal ne put en venir à bout.
Aussi, la force armée fut-elle requise. L’agent municipal retourna sur les
lieux du « délit », accompagné de la Garde Nationale. Or, ils trouvèrent
devant l’église paroissiale « un fort rassemblement ». Etant arrivés
devant la porte du clocher, l’agent municipal ordonna à trois gardes
nationaux d’en faire descendre ceux qui sonnaient. C’est alors que les
citoyens P. LYONS, J.-A. MOURAIRE et JOSEPH dit « le bâtard », « qui
mettaient les cloches en branle depuis deux heures », cessèrent.
Interrogés sur les raisons de leur geste, ils répondirent qu’ « ayant
trouvé la porte ouverte, il leur avait plu d’agir ainsi ». Mais, c’est au
moment où l’agent municipal demanda de faire fermer la porte du clocher
que la foule se fit menaçante, « huant et insultant l’autorité
constituée ». Celle-ci, ne parvenant pas à faire dissoudre l’attroupement,
fut contrainte de se réfugier dans la partie de la commune qui se trouve
dans le département du Var, « pour se soustraire à la fureur des chefs de
ce rassemblement ». Des habitants en profitèrent alors pour sonner de
nouveau les cloches jusqu’à ce que la nuit tombe. Le lendemain, même
scénario : « on sonna de nouveau les cloches dès la première aurore et
toute la journée ». Finalement, l’autorité républicaine mit fin à ces
« machinations insidieuses », en employant les grands moyens : les nommés
Louis AUBIN, Louis BOUF, Louis PASSERON et Pierre FREDI furent prévenus du
crime de sédition. Une force armée de 50 à 60 hommes était fournie par le
général GARNIER au citoyen IMBERTY, Commissaire chargé d’enquêter, de
faire arrêter et de conduire devant les tribunaux tous ceux qui furent
reconnus avoir participé à l’affaire. Enfin, on donna l’ordre de faire
descendre toutes les cloches qui existaient dans la commune, et la porte
du clocher fut murée, afin de faire cesser « toutes sortes de désordres ».
L’affaire, bien qu’anecdotique, n’en est pas moins révélatrice des formes
que prit la résistance à l’occupation et à la Révolution dans les Haut et
Moyen Pays du Comté de Nice. A ce propos, notre étude, fondée sur ces
petites anecdotes, est très instructive. C’est tout l’intérêt de la
micro-histoire. Elle s’appuie en grande partie sur le vécu des « gens
ordinaires ». Leurs propos, leurs griefs, leurs plaintes et leurs gestes,
sont autant d’indices qui nous aident à saisir la manière dont
l’occupation et les changements apportés par la Révolution ont été perçus
au quotidien par le petit peuple. Un angle de vue qui permet de nuancer la
vision d’un front uni de résistance contre les Révolutionnaires. En effet,
de nombreuses affaire en liaison avec la religion témoignent des multiples
aspects de cet « esprit de résistance ».
Les Révolutionnaires, qui ont le sentiment de participer
à un tournant fondamental de l’histoire de l’humanité, tiennent à apporter
des changements jusque dans les sphères de la spiritualité. La Révolution
est en effet l’occasion de forger un homme nouveau, un citoyen guidé par
la raison et non plus un sujet mû par les « obscures idées » de la
religion. Un certain nombre de mesures sont alors prises pour réduire à
néant la puissance et l’influence de l’église catholique, l’un des piliers
de l’Ancien Régime.
En
1790, les biens de l’Eglise sont confisqués, et on instaure la
constitution civile du Clergé qui impose aux prêtres de prêter serment à
la Constitution.
Cette « régénération » de la Nation a eu un caractère spontané, mais fut
aussi le résultat d’une éducation « dirigiste et laborieuse »
.
Les Révolutionnaires imposèrent souvent l’abandon des anciennes pratiques
religieuses au profit d’un nouveau culte civique. En effet, des cérémonies
à caractère politique, comme la plantation des arbres de la liberté, ou la
Fête de la Fédération, viennent parfois se substituer aux fêtes
chrétiennes traditionnelles
.
A partir de 1792-1793, le mouvement s’accélère et c’est une véritable
œuvre de déchristianisation de la société qui est entreprise : le
calendrier est laïcisé, des statues sont détruites, des livres saints sont
brûlés et des bâtiments religieux (églises, chapelles, monastères) sont
transformés en écoles, en entrepôts… quand ils ne sont pas vendus. En
septembre 1792, l’Etat Civil est créé. On autorise même le mariage et le
divorce des prêtres.
Quand le Comté de Nice est conquis par les Français, il n’échappe pas à
ces mesures. Mais le combat des Révolutionnaires pour diffuser cette
nouvelle forme de spiritualité auprès des habitants du comté se heurte à
l’emprise de la religion et de l’Eglise catholique, au point qu’on compare
Nice à l’Italie, berceau du catholicisme.
A
plusieurs reprises, en effet, des administrateurs se plaignent de
l’inefficacité de la police sur les cultes, et déplorent les nombreuses
infractions commises à l’égard de la religion.
« Partout, des signes extérieurs du culte et surtout des
croix sont encore plantées sur le faîte des temples catholiques », « les
prêtres continuent leur criminelle habitude à porter leur costume », « les
fêtes catholiques y sont célébrées avec pompe et affectation », et « les
fêtes républicaines sont entièrement négligées »
.
Dans le Haut et le Moyen Pays niçois, l’attitude des populations manifeste
un fort attachement aux cadres anciens. Les archives regorgent de ces
gestes qui expriment le refus d’abandonner leurs anciennes pratiques
religieuses.
Ainsi, alors qu’un arrêté de l’An II (1793) charge un
administrateur du département des Alpes-Maritimes de rassembler à Nice
tous les objets d’or et d’argent destinés à la monnaie, les autorités sont
contraintes d’organiser des visites domiciliaires à Sospel pour retrouver
les objets du culte cachés par les habitants
.
Il se trouve que ceux-ci ont aussi caché les registres paroissiaux de
baptêmes et de mariages, et que certains n’hésitent pas à faire le voyage
jusqu’à Vintimille pour baptiser les enfants ou se marier religieusement.
De la même manière, à Saint-Martin-Lantosque, la statue de la Madone de
Fenestres est cachée par la famille RAIBERTI pendant toute la période
révolutionnaire
.
Le 23 Thermidor An IV (10 août 1796), le commissaire du Directoire de
Roquebillière note, que dans la commune de La Bollène, on a célébré « avec
tout l’éclat possible » la fête de saint Laurent, patron de la paroisse
.
Ainsi, les actes de l’administration départementale rapportent ,qu’au
bruit d’un grand carillon de cloches, on a exposé devant l’église la
statue ou la « soi-disant relique » du même saint. D’après ce témoignage,
la cérémonie redoubla d’éclat avec la présence, « en grand costume », du
citoyen Jean THAON, président du canton. Il était accompagné des citoyens
Louis ROUGIER et Louis ROBINI, agent et adjoint municipaux de la commune
de Belvédère, décorés « de leurs écharpes tricolores ». Escortés par une
cinquantaine de volontaires de la Garde Nationale, tous ces magistrats
« prévaricateurs » ne partirent de là « qu’après avoir baisé la soi-disant
relique et, chemin faisant, ils ont formé la danse appelée farandole ».
Autre anecdote, cette affaire qui eut lieu à Péone, le 11 Floréal de l’An
VII (30 avril 1799)
.
Dans le village, un groupe de femmes enleva, des mains des gendarmes, le
prêtre de Péone, un dénommé CLARY, arrêté pour être réfractaire. L’affaire
prit une telle ampleur que, quelques jours plus tard, le président du
Tribunal Correctionnel de Puget-Théniers prétend que les trois brigades
mises à disposition pour poursuivre les auteurs de « cet attroupement
séditieux » sont insuffisantes
.
Le 2 Ventôse de l’An VII (20 février 1799), les communes de Tourette et de
Falicon reçoivent une injonction des autorités, les sommant de renouveler
leurs arbres de la Liberté « attendu qu’il est de notoriété publique que
ceux qu’elles ont plantés ne sont pas vivants »
.
Enfin, les événements qui ont lieu à Peille
,
au début de l’occupation, sont des plus significatifs. Deux mois après
l’entrée des Français dans la ville de Nice, quinze barbets arrivèrent
dans la nuit à Peille. De concert avec Hyacinthe BLANQUI, agent national
ou juge local sous les Piémontais (baile), ils allèrent arrêter J.-B.
MONTAGNA, les frères TURASSI, Jacques et Antoine CARLIN et J.-F. ROBIN,
suspects d’être les espions des Français. Tout de suite après, ils
allèrent réveiller le concierge de la Commune (meso jurato), et
l’obligèrent à publier dans le village que tous les habitants
illuminassent leurs fenêtres. Après quoi, les barbets brûlèrent l’Arbre de
la Liberté, en criant tous : « Vive Savoie ». Le lendemain, les frères et
curés Paul et J.-B. BLANQUI, firent sonner les cloches pour rassembler le
peuple dans l’église, où ils firent chanter le Te Deum pour le
retour des Piémontais à Peille. Ensuite, les BLANQUI ordonnèrent une
collecte pour « sustenter les Barbets qui s’entretinrent toute la journée
dans le village ». Quand un paysan vint alerter les habitants que des
soldats arrivaient en direction du village – une compagnie de soldats
avait en effet installé un camp à la Pallarée, en face de Peille –
le juge et les curés BLANQUI incitèrent alors vivement les Barbets et les
villageois armés d’aller les repousser. Le curé Paul BLANQUI et son frère
encouragèrent les autres à rester en face du camp et à tirer de temps à
autre quelques coups de fusils. Ils rassemblèrent même toutes les femmes
et les enfants par le son de la cloche. Armés d’un baton et la tête
couverte d’un chapeau, ils les faisaient promener devant les Français pour
leur faire croire que les Barbets étaient nombreux et qu’ils les
empêcheraient, par ce moyen, de venir au village. Dans la nuit, ils
allumèrent plusieurs feux et crièrent très souvent « qui vive ! ».
On dit que BLANQUI fournit lui-même l’argent pour acheter la poudre et
d’autres munitions de guerre, et ce, durant trois jours.
Ainsi, on constate, à travers ces quelques exemples, que
l’Eglise cristallise souvent les mouvements de contestation. Dans une
société où la religion est omniprésente, les changements imposés par les
Révolutionnaires sont d’autant moins facilement acceptés. Pour preuve, ce
témoignage retrouvé dans le registre des mariages de l’année 1794 à
Moulinet : « 17 novembre. Les ennemis de l’Eglise triomphent ; ils
interdisent le sanctuaire, défendent les offices. Le mobilier est enlevé
et nous pouvons dire, avec le Christ, notre chef : c’est maintenant
l’heure de la puissance des ténèbres ». L’usage d’un vocabulaire
eschatologique rend compte des ressentiments profonds à l’égard de ceux
qui cherchent à bouleverser les pratiques rassurantes du quotidien. Les
griefs au sujet de la religion viennent alimenter une véritable haine des
Français, qu’avaient déjà fait apparaître les pillages et autres exactions
commises par les troupes, d’autant plus mal ressentis que la région est
pauvre.
De plus, cette situation née de l’occupation entraîne
une division profonde au sein de la population du Haut et Moyen Pays.
Souvent, les tensions viennent se greffer sur d’anciennes divisions. Elles
renforcent, au sein d’un village, la rupture traditionnelle entre les
clans familiaux. Au clan patriote, c’est-à-dire pro-français, s’oppose un
clan sarde, anti-français, et souvent complice des barbets. On retrouve ce
schéma à Peille. Les BLANQUI s’allient en effet aux barbets pour exercer
des représailles vis-à-vis des habitants suspects de collusion avec les
Français. Parmi ceux-ci, un nommé ROBIN. Il était revenu au village
seulement deux jours avant que l’affaire n’éclate, après avoir passé
quatre ans en France où il avait trouvé refuge après qu’il ait tiré un
coup de fusil sur MILLO, le notaire. En fait, son acte semble avoir été
commandité par Hyacinthe BLANQUI et ses frères. Il était revenu au village
pour, d’après lui, se faire payer 100 écus, somme que les frères lui
avaient promis pour exécuter ce crime. Quatre des hommes suspects d’être
des espions à la solde des Français, furent remis en liberté. Seul J.-F.
ROBIN fut maintenu en état d’arrestation. Confié à deux barbets et à des
gens du pays, pour être, soit disant, conduit à Sospel, il fut assassiné à
½ heure du village, et son cadavre fut jeté en chemin. Instruit de ce
fait, le juge BLANQUI envoya prendre le corps sans en aviser qui que ce
soit. Coïncidences troublantes. Elles mettent en doute la véracité de
l’accusation. L’affaire ne fut-elle, pas pour les BLANQUI, l’occasion de
se débarrasser d’un témoin génant susceptible de révéler les crimes dans
lesquels ils étaient impliqués ?
Des tensions existent aussi à Roquebillière. Le village
est divisé en deux clans
:
celui des MATHIEU favorable aux Français, et celui des CRESPEL-CAGNOLI,
anti-français. A l’époque de la Révolution, le climat y est
particulièrement malsain et agité. En effet, au moment de la conquête
française, le clan des CRESPEL, qui tenait jusqu’alors les rênes du
pouvoir municipal, est évincé par celui des MATHIEU. De plus, l’animosité
des CRESPEL à l’égard des MATHIEU est suscitée par les profits que cette
famille réalise. Elle profite en effet de sa situation pour acheter
l’ensemble des biens appartenant au Comte CARAGNO, et élargit ainsi son
patrimoine foncier. Enfin, cette haine est renforcée par la politique de
déchristianisation qui est menée par le Commissaire MATHIEU, lequel fit
ôter, de la façade de l’église de Roquebillière, la croix qui s’y
trouvait. Il tenta de faire la même chose dans les autres communes. Mais
RAVEL, un agent municipal de Belvédère, menaça alors de le pendre à
l’Arbre de la Liberté. Dans ce contexte, les solidarités de clan étendent
les conflits. Ainsi, tous les membres du clan républicain sont-ils
intimidés par les Barbets et par CRISTINI (dit l’Aoust). Ce dernier
menace de mort le Juge de Paix Joseph André MATHIEU, en juin 1796. Or,
CRISTINI n’est autre que l’ancien métayer des CRESPEL. Même le curé prend
parti. Un membre du clan MATHIEU soupçonne ainsi le curé de la paroisse,
Charles André DRAGO, de prêter sa maison pour les réunions du clan
adverse. Plus tard, l’antagonisme des MATHIEU avec les CRESPEL est relayé
par la famille CAGNOLI. En Floréal An VIII (avril-mai 1800), un CAGNOLI
participe au pillage de la maison du maire, qui est un membre de la
famille MATHIEU. Malgré de graves accusations à l’encontre de CAGNOLI,
présumé auteur de violences et d’actes odieux, les MATHIEU ne parvinrent
pas à éliminer leur principal rival.
Les plaintes enregistrées donnent un aperçu des formes
que prirent ces tensions. Elles se traduisent souvent par des
affrontements verbaux, des échanges de propos séditieux. Mais elles
prennent, parfois, des tournures plus violentes : les patriotes voient
leurs maisons attaquées et pillées par les barbets ou par ceux du camp
adverse, quand ils ne sont pas eux-mêmes directement agressés et tués. La
situation est aussi l’occasion de tensions entre communautés, et notamment
entre chef-lieu et hameau. Ainsi, les rivalités traditionnelles entre le
bourg d’Utelle, à sensibilité patriote, et le bourg de Saint-Jean la
Rivière sont-elles exacerbées par l’occupation des troupes autrichiennes
en Floréal de l’An VIII. Une vingtaine de barbets, dont des agriculteurs
du hameau de Figaret, en profitèrent pour piller à plusieurs reprises les
maisons d’habitants à Utelle qui étaient favorables aux Français. Parmi
ces barbets figurait Charles CRISTINI dit L’Aoust.
La conclusion à tirer de tous ces exemples est qu’ils
accréditent l’idée selon laquelle le barbétisme ne constitue pas un front
contre révolutionnaire uni et organisé. Par contre, ces actes relèvent
plus d’un mouvement spontané d’autodéfense, de réaction contre la
Révolution que les Français ont voulu introduire dans le Comté, et
révèlent une société particulièrement réfractaire aux changements. Ceci
est d’autant plus justifié que le barbétisme touche essentiellement le
Haut et le Moyen pays, une région où la population est en grande partie
analphabète. Elle n’a donc pas ou peu de conscience politique. Il serait
malvenu d’attribuer à ces individus des notions qui leur échappaient en
grande partie. Leur horizon politique est bien souvent limité aux luttes
familiales pour l’obtention ou le maintien de leurs pouvoirs, et ce
quelque soit le contexte. Malgré l’attachement au roi de Sardaigne, le
choix de soutenir ou de s’opposer à l’occupant et à la Révolution est donc
moins lié à des motivations politiques qu’à des motifs d’ordres
socioéconomiques et culturels. Les Barbets et tous ceux qui agissent
contre les Français le font d’abord pour défendre leurs repères mis en
péril par la Révolution. A ce titre, les cibles de leurs attaques et la
nature de leurs actions sont révélatrices de cet « esprit de
résistance » : ces arbres de la Liberté qu’on brûle, ces cloches que l’on
sonne à toute volée, ces femmes qui jettent des pierres et des tuiles sur
l’occupant, sont autant de tracasseries ou de gestes séditieux qui
cherchent d’abord à humilier les représentants de la République et à géner
l’application des nouvelles lois.