PALLANCA
Michel
-
Quelques noms propres dans la tourmente en Haute Bévéra
Quelle langue parlaient
les Barbets ? Sans aucun doute la langue d’Oc, dans les versions
dialectales qui sont celles du Comté de Nice ; telle était en tout cas
leur lenga materna. Nombre d’entre eux devaient aussi posséder, à
des degrés divers, quelques rudiments d’italien et de français, pour
comprendre et se faire comprendre des autorités d’une part, de leurs
voisins voyageurs d’autre part.
Leur époque, le XVIIIème
– ci-devant siècle des lumières – et le début du XIXème, est pour les
habitants du Comté de Nice une tragique suite de guerres perdues,
d’invasions et de destructions, par ce qui était l’une des plus puissantes
armées du monde. Elles provoquèrent d’importantes destructions des
terroirs et de lieux symboliques de leur histoire : Trophée d’Auguste,
Château de Nice, de Tende, etc…
Dans ce contexte, même si
la langue d’Oc est massivement utilisée par la population et demeure
extrêmement vivante, le statut qui est le sien la place en situation
d’infériorité par rapport à ses envahissants voisins, l’italien et le
français. En effet, la langue naturelle de notre patrie est, depuis le
XVIème siècle, reléguée à l’usage du «vulgaire». François 1er
pour le domaine qui lui est soumis, Emmanuel-Philibert pour le Comté de
Nice, ont déjà imposé qui le français, qui l’italien, langues officielles
pour tous les documents administratifs. Plus aucun texte réglementaire,
législatif ou scientifique ne paraîtra en langue d’Oc. Les actes notariaux
suivent le même exemple. La Cisterna Fulcrònica du mathématicien
niçois Jouan-Frances FULCONIS est, en 1562, le dernier document savant
rédigé en lenga materna, un an avant l’édit du Duc de Savoie
.
Par la force des choses, l’expression artistique ne peut que suivre le
mouvement et les élites littéraires s’exprimeront-elles aussi en français
ou en italien. Jusqu’à la renaissance félibréenne menée par Frédéric
Mistral, et à quelques rares exceptions près, la langue d’Oc – au
demeurant fondatrice de la littérature européenne par la voix de la
lyrique des Troubadours – est dévalorisée. En 1821, le préfet français
FODERE ne verra dans le niçois qu’un «patois grossier »
.
Le voyageur britannique Tobias SMOLLETT, s’il ne peut s’empêcher de
considérer que «les personnes de qualité parlent ici les deux langues
[français et italien] également bien, ou plutôt également mal », est l’un
des rarissimes à rendre hommage à notre langue : « Le patois ou dialecte
local de Nice n’est pas autre chose que l’ancien Provençal qui a donné
naissance aux langues italienne, espagnole et française »
.
S’il est un exemple
frappant de l’indignité dans laquelle est tenue la langue locale, c’est
bien celui de l’onomastique. André COMPAN a ouvert la voie à une étude
critique de la toponymie et de l’anthroponymie
.
C’est dans cette optique que je me propose d’étudier quelques noms propres
de la commune du Moulinet aux XVIIIème et XIXème siècles. Je m’appuierai
essentiellement sur trois documents :
-
L’histoire de Sospel de S. Alberti, publiée
en 1728 et rédigée en italien, qui livre un certain nombre de toponymes
moulinois
.
-
Le plan de la commune de Moulinet, document
français de 1806, qui fournit une liste des principaux toponymes moulinois,
ainsi que les noms de certains propriétaires
.
-
Le registre contenant le « procès verbal de la
division de la commune de Moulinet en sections » et les « Etats de
sections des propriétés bâties et non bâties », daté du 2 – VII – 1863,
plus riche du point de vue patronymique, qui est le premier document
cadastral français suivant l’annexion de 1860
.
-
Outre ces trois pièces, la brochure de R.
LATOUCHE : « Sospel, pages d’histoire », qui permet de suivre l’évolution
d’un patronyme local depuis le XVème siècle jusqu’à sa forme actuelle
.
Enfin, l’ouvrage de M. IAFELICE Barbets…, qui fournit lui aussi des
listes de patronymes
.
L’intérêt de l’étude de ces documents sous l’angle
particulier de l’onomastique est de mettre en relief la valse-hésitation
de la graphie – et donc de la phonétique – de notre langue d’Oc, soumise
tantôt à l’influence de l’italien, langue de « si » et tantôt à celle du
français, langue d’oïl. La période dont il est ici question, 1728 – 1806 –
1863 est typique de ce genre d’alternance. Après avoir subi les
destructions du début du XVIIIème siècle et la guerre de succession
d’Autriche, le comté est en effet annexé une première fois par la France
en 1793 avant d’être restitué à la maison de Savoie puis de nouveau – et
définitivement – annexé par son trop grand voisin en 1860. Les documents
d’époque montrent nettement les contorsions que subissent les noms propres
pour acquérir un caractère « national », mais aussi les formes qui
résistent à ces standardisations, avec en outre tous les avatars que subit
la langue lors d’un tel parcours…
Les anthroponymes
Le document de
1728
n’a pas été utilisé de ce point de vue dans cette étude, mais uniquement
pour ce qui concerne les toponymes. En revanche, les documents cadastraux
de 1806 et 1863 sont très riches et particulièrement « parlants ». Sur
cette courte période de cinquante-sept ans, on passe du premier au second
empire en enjambant la restauration de Savoie, dite « restauration
Sarde ». Les enjeux politiques de cette époque mouvementée sont énormes :
il s’agit de bâtir l’Europe des nations. Dans le Comté, les opinions, les
courants socio-économiques et politiques vont s’inverser complètement.
Les pouvoirs successifs et antagonistes, vont quant à eux vouloir à toute
force imprimer à ce territoire leur caractère national propre, leur
culture, leur civilisation, leur LANGUE. De la monarchie de Savoie à la
calamité révolutionnaire puis du « tout comme avant » de Victor-Emmanuel 1er
au second empire, les niçois vont voir leurs patronymes subir des
contorsions parfois invraisemblables.
I – Documents cités par R. LATOUCHE
R. Latouche
cite des documents intéressant notre propos. Ainsi, peut-on suivre dans
son ouvrage les vicissitudes du patronyme local Bourilhoun, plus
connu de nos jours sous la forme BORRIGLIONE. Le traitement du L mouillé (LH
en langue d’Oc, GL en italien, ILL en français ), est ici tout à fait
exemplaire.
Le 27 octobre 1485, le nom de
l’apothicaire sospellois A. BORILHONE apparaît dans un acte
. L’orthographe de son nom est alors très proche de la forme occitane
originelle :
-
Le O est prononcé
OU.
-
Le L mouillé est
noté LH.
-
Seul le E final
(qui modifie la voyelle finale nasalisée ) dénote une influence de
l’italien.
Par ailleurs, cette forme originelle
occitane a été transmise oralement, entre autres au Moulinet, où La
bourilhouna est une variété de cerise importée par un nommé
Bourilhoun, justement.
Le même patronyme apparaît de nouveau en
1702
avec D. BORRIGLIONE, recteur du collège de Sospel. L’italianisation en est
alors complète.
-
Le O est prononcé
O ouvert.
-
Le R est redoublé
et roulé à la prononciation de façon marquée.
-
Le L mouillé est
noté GL.
-
Le E final,
prononcé è, surajouté à la voyelle nasalisée OUN, en modifie la
prononciation en O ouvert et rallonge le nom d’une syllabe.
Avec ce M. BORRIGLIONE nous sommes déjà
loin du Mestre Bourilhoun originel, et par ailleurs encore cité
dans la langue orale. Mais ses aventures ne sont pas terminées pour
autant : dès l’annexion de 1860, l’état civil français fixera des formes
patronymiques parfois arbitraires, voire aberrantes.
Notre Mestre Bourilhon, devenu
Signore BORRIGLIONE (prononcer à l’italienne) se retrouve Monsieur
BORRIGLIONE (prononcer à la française…). On s’est contenté de recopier
sans l’adapter à la phonétique et à la graphie française un nom déjà
transformé par la phonétique et la graphie italienne. Cela revient en fait
à produire un barbarisme. La prononciation à la française du GL italien
donne un «glouglou» parfaitement ridicule, un peu comme si notre fleuve
national, le Paillon, avait conservé la graphie Paglion et se prononçait
ainsi !
Il existe cependant une transposition
française correcte de Bourilhoun sous la forme BOURILLON. La voyelle OU
est conservée dans la première syllabe, le L mouillé est bien transcrit
de LH en ILL. On voit que, bien qu’adapté à la graphie et à la phonétique
du français, le patronyme a pu conserver son caractère occitan originel.
Très certainement, il s’agit là d’une heureuse transcription phonétique et
non de la copie pure et simple d’un registre d’état civil tenu en italien.
Cette notable exception confirme hélas la
règle selon laquelle les langues dominantes restent «entre soi » et ne
conçoivent pas que le nom d’un indigène parlant une langue minoritaire
puisse être écrit et prononcé dans le simple respect de son origine !
L’évolution au cours des siècles de ce patronyme particulier est
exemplaire des fantaisies graphiques et des déformations qui ont pu être
imposées à certains noms propres.
Le traitement du L mouillé est le même
dans des patronymes tels que Cournilhoun (CORNIGLION), Boulhoun
(BOUGLIONE), Pelhoun (PEGLION), Gasilha (GASIGLIA),
Guilhoun (GUIGLION), etc…
II – Plan de 1806
Le général BUONAPARTE est devenu empereur
des français en 1804 et le Comté de Nice, département des Alpes-Maritimes
depuis le 4 février 1793, est toujours occupé par la même armée.
Le plan de la commune du Moulinet de 1806
présente quant à lui un certain nombre des patronymes des propriétaires
locaux. Treize d’entre eux reviennent assez souvent : MOUSQUET ; TOUREL ;
TRUQUIS ; Carenc ; Marca ; Raybaud ;
Doya ; Dallo ; Gallo ; Ciais ; Camoux ; Alexi / Alexis ; Bermon / Bermond.
Cinq n’apparaissent qu’une à deux fois :
Raymond ; Janin ; Gardin ;
Giautard ; Bayardo. Très peu, enfin, n’ont pu être déchiffrés, du
fait de l’usure du document ou d’une calligraphie illisible. Les prénoms
de ces personnes sont tous donnés en français, à l’exception d’un Angello,
rescapé inexpliqué de la traduction en français! Cette liste de patronymes
n’est certainement pas représentative de l’ensemble des familles
moulinoises de l’époque ; toutes les parcelles dessinées ne portent pas le
nom de leur propriétaire. De plus, d’autres documents contemporains citent
de nombreux autres patronymes sur la commune.
Sur ce plan de 1806, la grande cohérence
de l’orthographe des noms cités est frappante pour cette époque d’anarchie
graphique. Seuls deux patronymes sur les dix-neuf identifiés se présentent
sous deux formes différentes. Le fait que ce document n’ait été
entièrement rédigé que par deux auteurs et le fait que ces derniers aient
enquêté et travaillé sur place, expliquent sans doute cette cohérence. Un
certain nombre des noms cités semblent avoir été transposés phonétiquement
de leur forme occitane à une graphie française. D’autres ont déjà subi des
transformations et la version inscrite sur le document montre une
italianisation antérieure.
- MOUSQUET. Citée
plusieurs dizaines de fois, nous avons là la forme occitane originelle de
ce nom, transposée en graphie française : la voyelle OU est notée O U, le
C dur est noté QU. A la même époque, deux formes italianisées existent
déjà, ainsi qu’une forme plus ancienne. On trouve en effet parmi les
listes de Barbets citées par M. IAFELICE
,
outre Mousquet, Mosquet, Moschet,
Moschetto et Moscheti.
La signification de ce nom est transparente.
-
MOSQUET est sans doute la version la plus ancienne,
conforme à la graphie classique occitane. La voyelle O se prononce OU et
le C dur est noté QU.
-
MOSCHET est la première étape de l’italianisation
où le C dur est noté CH.
-
MOSCHETTO est une version italianisée sans
vergogne. Le O est prononcé O ouvert, le C dur est noté CH, le T est
redoublé et prononcé comme tel ; la voyelle terminale O, qui rallonge le
nom d’une syllabe, indique un masculin singulier.
-
MOSCHETI relève du même cas, si ce n’est que la
voyelle finale indique cette fois un masculin pluriel et qu’un des deux T
s’est perdu en route…
Parmi ces quatre versions du même
patronyme, seule la dernière, la plus éloignée de l’originelle, a été
fixée de nos jours par l’état civil qui a dû retrouver le T perdu, puisque
l’on s’appelle désormais MOSCHETTI ! La vague d’italianisation à outrance
de la restauration «sarde » y est certainement pour quelque chose, la
passivité de l’administration impériale a fait le reste… une fois de plus,
les langues dominantes restent « entre soi ».
- TOUREL.
C’est la forme originelle de ce nom, dans une graphie française. M.
IAFELICE
cite la version TORREL, premier stade d’italianisation, en attendant le
masculin pluriel TORRELLI .
Le suffixe EL moulinois est l’équivalent
du niçois ÈU ou du sospellois ER (coutel / coutèu / couter). Ce phénomène
est courant en langue d’Oc. Il est toutefois difficile de déterminer avec
certitude le sens originel du radical TOUR. Tourèu ou Tourrel signifient
respectivement taureau ou petite tour
.
- CARENC.
Pure forme occitane de ce beau patronyme, italianisé en CARENCO et fixé
comme tel de nos jours.
En langue d’Oc, le suffixe ENC désigne les
habitants d’un lieu. (moulinienc, brelhenc, barverenc, etc.). CAR
pourrait alors désigner un lieu d’origine, à moins qu’il ne s’agisse de
l’adjectif cher.
- TRUQUIS.
La forme originelle est TRUC, patronyme ancien dans le comté de Nice, dont
la graphie est parfois italianisée en TRUCH. Le S final note sans doute
ici un pluriel prononcé, comme dans tous les parlers «gavots», et qui se
trouve être redondant par rapport au I pluriel italien.
M. IAFELICE
donne la version TRUQUI, dépourvue de ce S. En graphie française, le I
final a logiquement transformé le C en QU. C’est en vertu d’une toute
autre logique, que l’état civil français a maintenu, plus tard, la
version italianisée : TRUCHI / CH –!
Le verbe trucà signifie percuter.
Le « Trucco » est un toponyme de la basse Roya. L’origine de ce
patronyme est sans doute très voisine de celle de ces deux mots.
- RAYBAUD.
Le Y francise la forme occitane RAUBAUT(D), citée par IAFELICE, mais
conserve la prononciation originelle, notamment A I diphtongués. Les
variantes de ce patronyme sont nombreuses, par exemple italianisées sous
la forme RAIBAUDO / RAIBAUDI.
Le très ancien prénom occitan Rambaud
serait à l’origine de ce patronyme
; ( on connaît les troubadours Rambaud d’Aurejo, Rimbaud de Vaqueiras ;
Arthur Rimbaud, le patronyme Rimbaldi…).
- DALLO. Le doublement du L est une
fioriture de lettré italien qui présente l’inconvénient de déplacer
l’accent tonique de la dernière vers la première syllabe. Ce patronyme,
présent de nos jours en Vésubie, est à rapprocher de DALONI, ou DALONIS,
cité par M. IAFELICE et toujours représenté au Moulinet. Dans ces deux
derniers cas, l’accent tonique reprend sa place normale sur le O. Cela
tendrait à indiquer que le O final de DALLO a toujours été tonique, à
l’inverse d’une prononciation à l’italienne.
- GALLO. Il s’agit à l’origine du
patronyme Gal, bien connu en Pays niçois. Par rapport au cas précédent,
nous avons là affaire à une italianisation par doublement du L et ajout
d’un O final masculin singulier ; l’accent tonique reste cependant sur la
syllabe Gal. Gallo est une simple traduction de Gal (coq) ! ce patronyme
est encore répandu en pays niçois, et même jusqu’à Paris…
- DOYA. Le y francise la graphie
d’un nom dont la prononciation reste assez fidèle à l’originel. La forme
italianisée comporte un J et se rapproche ainsi du patronyme TOJA
(prononcer TOYA). Les consonnes initiales T et D, phonétiquement proches
tendent aussi à rapprocher ces deux patronymes. La famille DOYA est
toujours présente au Moulinet.
- CIAIS. La forme originelle est
CHAIS (prononcer TCHAIS). La sonorité barbare de ce nom a dû déstabiliser
le fonctionnaire français qui a préféré recopier la forme très
anciennement italianisée en CIAIS, et phonétiquement cohérente dans cette
dernière graphie. Cependant, la prononciation française de cette forme :
« siesse » ne correspond plus à rien !
La variante CAIS, non palatisée (C dur et
non chuinté), relève de la même évolution. Toutefois, sa prononciation
actuelle en français, (Caïs), hormis le C dur, est demeurée plus fidèle à
l’originelle. L’origine du patronyme est peut-être à chercher dans cette
forme non palatalisée. CAIS peut en effet désigner dans les dialectes du
comté une graminée sauvage… ou une molaire. A moins qu’il ne s’agisse du
latin Caius, probe !
Cependant, l’existence en val Roya de la
variante CIAI pourrait indiquer que le S final est une marque de pluriel
occitane. Si tel était le cas, il faudrait s’orienter vers une autre
étymologie !
- MARCA. Il s’agit là de la forme
originelle de ce patronyme , sans doute le prénom féminisé.
- CAMOUX. Francisé par un X final
qui représente un S, ce patronyme aujourd’hui éteint au Moulinet, est
répandu dans l’ensemble du Comté et sa version actuelle, CAMOUS (chamois),
est fidèle à l’originelle.
- ALEXI / ALEXIS. La forme
originelle est Alessi, Alexandre en occitan, ici francisé par un X.
remplaçant les deux S. La seconde version présentée ici comporte un S
final correspondant sans doute à un pluriel prononcé par les locuteurs. Ce
patronyme s’est maintenu au Moulinet sous sa forme originelle.
- BERMON / BERMOND. Les deux
versions de ce patronyme appellent différents commentaires.
- Le D (ou T dans certaines versions)
final n’est pas prononcé aujourd’hui et ne l’a sans doute jamais été. En
effet, la féminisation du nom : BERMOUNA, ne fait « remonter » aucune
consonne. On connaît cependant dans le Comté des variantes italianisées en
BELMONTE, sans parler du succès international de la branche BELMONDO !
- Le R noté dans ce document doit être
confronté à la forme actuelle – et originelle – de ce patronyme : BELMON.
C’est en effet une des caractéristiques de la phonologie du dialecte
Moulinois que d’hésiter entre la prononciation d’un « R faible » ou d’un L
(voire d’un R fort dans d’autres cas). Ce dilemme qui ne sera sans doute
jamais résolu, sera de nouveau relevé dans la partie toponymes de cet
article. Quoi qu’il en soit, les deux transcriptions, BERMON ou BELMON
sont donc légitimes.
- Pèire BERMON ou BREMOND était un
troubadour du XIIIème siècle
.
Sans certitude sur l’origine géographique de ce patronyme, son
étymologie reste hasardeuse. Il peut s’agir de la racine germanique ber
qui signifie ours. Mais rien ne permet d’exclure berbex, bélier en
latin, qui est aussi à l’origine du français berger !
Les cinq patronymes suivants, très
marginalement représentés sur le document, sont aujourd’hui tous éteints
au Moulinet.
- RAYMOND.
Le Y francise ce prénom ; le D final peut noter l’influence de l’italien
comme du français. M. IAFELICE cite la version originelle occitane :
RAIMON, en 1794 au Moulinet.
- JANIN. Il s’agit de la
reconstruction, avec un suffixe diminutif, du prénom Jouan.
- GARDIN. De nouveau, le suffixe
diminutif IN est accolé à un radical, ici GARD.
- GIAUTARD. Le GI est une
italianisation fréquente du J occitan. Toutefois, le radical peut aussi
bien être gauta que jauta (joue). Le suffixe, prononcé ART,
se féminise en ARDA (comme dans le couple nissart / nissarda). On peut
donc proposer une forme originelle en JAUTART / JAUTARD ou GAUTART /
GAUTARD.
- BAYARDO.
C’est en quelque sorte un cas d’école de transformation d’un patronyme par
l’action croisée de l’italien et du français. Le Y apporte une touche
gallicane du plus bel effet, alors que le O final évoque la fantaisie
italienne en nous épargnant le toujours possible BAGLIARDO ! La forme
occitane originelle est BALHARD(T) ou BAIART(D), le fonctionnement du
suffixe étant exactement le même que dans le cas précédent. Cette
construction se retrouve dans d’autres patronymes occitans comme LEOTARD,
RICARD, SICARD, etc.
Outre ces dix-neuf patronymes, le document
de 1806 cite deux surnoms familiaux ou noum de guerra toujours
connus au Moulinet.
- PRINCE.
traduction de Princi, c’est le « nom de guerre » d’une branche des
MOUSQUET.
- PESSURIN.
Le U prononcé OU dénote l’italianisation du « nom de guerre » d’une
branche des CARENC. La version occitane est PESSOULIN, diminutif du
substantif pessuc (pincée). Une fois encore, apparaît l’hésitation
du moulinois entre R faible et L ; la version PESSOURIN est tout aussi
légitime.
III – Le cadastre de 1863
En 1814, la maison de Savoie, vieillie et
fatiguée, étrangère aux idées de son temps, reprend possession d’un Comté
profondément meurtri par les épreuves, mais que l’adversité a maintenu
dans le bouillonnement de son siècle. La politique, ultra conservatrice et
réactionnaire jusqu’à la caricature, menée par la Savoie, incarnée par le
slogan « Tut coum’dinan »
(Tout comme avant), contribuera largement à pousser le Comté de Nice dans
les bras de la France en 1860. Cette période de la restauration « sarde »
est ainsi marquée par une négation forcenée et obtuse de la première page
française de l’histoire du Comté et par une volonté d’italianisation qui,
par ailleurs, n’est pas sans rapport avec la montée des nationalismes
européens.
L’identité même de nos ancêtres – et la
nôtre – porte la marque de ces époques tourmentées.
Un demi-siècle après le premier cadastre
français, l’« Etat de sections des propriétés bâties et non bâties » de
1863 présente avec le document de 1806 des différences notables. D’un
empire à l’autre, l’eau a coulé dans la Bévéra…Voici ce que sont devenus
ces mêmes noms de famille.
- MOSCHETTI
a éliminé tous ses concurrents, MOSQUET, MOUSQUET et autres MOSCHETTO. Ce
patronyme, recopié des centaines de fois dans le document, ne se présente
plus que sous sa forme italianisée et plurielle. Cette soudaine uniformité
est très impressionnante. Telle est la seule forme sous laquelle le nom
s’est transmis.
- TORRELLI,
de même, a oublié sa racine occitane TOURREL et seule la version
italianisée apparaît lors de l’annexion française.
- CARENCO
a lui aussi fait disparaître son ancêtre CARENC qui était pourtant la
seule version du plan de 1806 ; La forme occitane n’apparaît plus dans
le registre de 1863 que sous sa forme italianisée. Trois fois cependant,
CARENC est féminisé en CARENCA, mais l’hégémonie de CARENCO ne fait plus
de doute.
MOUSQUET, TOURREL, CARENC n’ont pourtant
pas pu totalement disparaître en l’espace de cinquante-sept ans. Un être
humain ne peut pas oublier au cours de sa vie le nom avec lequel il a
construit son identité !
Nous avons donc bien affaire ici à un
phénomène administratif, à une normalisation par l’état civil. Le « Tut
coum’dinan » de la restauration de Savòia se révèle dans la volonté
farouche qui fut la sienne de nier, d’occulter, d’effacer toute trace de
la « parenthèse » française et, dans le cas qui nous occupe, d’italianiser
à outrance cette population de culture occitane. La maison de Savoie qui
pendant quatre siècles avait maintenu les franchises du comté de Nice se
recentre sur ses ambitions italiennes et « nationales ». De 1815 à 1860,
la politique des Savoie va réussir à faire du Comté de Nice une terre
francophile…
L’état civil de la restauration est donc
bien à l’origine du grand travail d’acculturation de notre population.
L’italianisation des patronymes occitans ne peut pas être une politique
innocente, qui a conduit aujourd’hui à ce que nos concitoyens aient oublié
leur véritable patronyme, et colportent eux-mêmes la contrevérité
historique de Nice autrefois italienne.
L’administration impériale, lors de
l’annexion, ne se posera pas de problème philologique. L’idiome de ces
populations n’étant qu’un « patois grossier », l’usage des formes
italiennes – une « vraie » langue – ne peut être que civilisatrice. On va
donc enterrer définitivement MOUSQUET, CARENC, TOUREL et bien d’autres à
la consonance trop patoisante, au profit de MOSCHETTI, CARENCO, TOUREL
etc.
Toutefois, il faut relativiser ce schéma
qui ne s’est pas appliqué tout le temps et partout de façon monolithique.
Il s’agit d’un élément d’explication d’un phénomène très complexe, et qui
permet de comprendre certaines situations linguistiques.
- TRUCHI,
CH à l’italienne, a de même envahi le registre de 1863 au détriment de
TRUQUI. Toutefois, la version de 1806 n’a pas totalement disparu. L’un des
trois rédacteurs du registre – on reconnaît en effet trois écritures
différentes – a continué à écrire TRUQUI. Cet individu a soit
repris la graphie du document français d’avant la restauration en le
débarrassant du S pluriel, soit a transcrit phonétiquement à la
française. Il est en tout cas certain que ses collègues ont
consciencieusement recopié la graphie « sarde » TRUCHI.
Cet exemple illustre ce que l’on pourrait
nommer, dans l’évolution des patronymes, une variable individuelle ; un
fonctionnaire, du fait de son goût, de son humeur, des documents qu’il va
utiliser – ou ne pas utiliser – va induire de façon arbitraire une
déformation, une sélection, une variante. Son action va à l’encontre du
vaste phénomène d’italianisation dont il était question plus haut. Quoi
qu’il en soit, l’attitude – consciente ou inconsciente – de ce
fonctionnaire, n’empêchera pas la version italianisée en TRUCHI de
l’emporter en définitive. Telle est en effet la forme sous laquelle le nom
s’est transmis jusqu’à nos jours.
- RAYBAUD , RAYBAUT , RAIBAUT, RAIBAUD,
RAIBAUDI, entourent désormais
le vieux RAYBAUD, unique version de 1806, qui a engendré une multitude de
petits ! Nous verrons plus loin que les difficultés de transcription des
diphtongues peuvent expliquer cette profusion.
Dans ce cas, l’embarras des rédacteurs est
cependant clair : « que choisir ? », entre une transcription phonétique en
graphie française, les diverses versions plus ou moins italianisées des
documents anciens de l’administration de Savoie, ou bien l’état civil
récent de la restauration « Sarde » ? Comme il est encore parfois d’usage
dans ce genre de situation, l’important est d’attendre… C’est ainsi que de
nos jours, outre les versions données ici pour le Moulinet, nous trouvons
des RAIBAUDO, des REYBAUT et toutes les combinaisons possibles de graphies
et de phonétiques, pour ce qui était à l’origine un seul et même
patronyme.
L’éclatement du patronyme RAIBAUT illustre
le phénomène exactement inverse de la normalisation des MOUSQUET, TOUREL
et CARENC ! Rien n’est simple, décidément, en ce bas monde…
- GALLO
et DALLO, au contraire, retrouvent
en 1863 leur forme de 1806. Cette forme graphique et phonétique devait
être fixée depuis beaucoup plus longtemps dans les documents, et sans
doute dans l’esprit des titulaires de ces patronymes.
- CIAIS, CIAÏS.
La cohabitation de ces deux formes est très intéressante. L’embarras du
fonctionnaire de l’empire réapparaît ici : Comment orthographier le son « Tchaïs »
– au demeurant bien étrange – en tenant compte de la graphie des documents
« Sardes », du son TCH, de la diphtongue AÏ, du S final…Que faire de ce
nom imprononçable en bon français ? Par exemple, reprendre l’ancienne
graphie italianisée en CIAIS (car le c se prononçait ch) et ajouter un
tréma sur le i pour rendre la diphtongue. Voici donc notre nouveau CIAÏS.
La solution du tréma apparaît dans le
document de 1863 de façon discontinue pour transcrire des diphtongaisons
typiquement occitanes. Ainsi trouve-t-on BOËRI, de l’occitan BOUÉ
ou BOUER, italianisé en BOERI. Le tréma, discutable en français et qui
s’est perdu depuis, devait marquer la dissociation du a et du è. De même
trouve-t-on BAÏLON ou BAILON désignant la même personne, à deux
lignes de distance, ainsi qu’une version féminisée en BAILONNA désignant
une femme.
Il s’agit à l’origine du mot occitan baile
(régisseur, bailli), suivi du suffixe diminutif oun (équivalent à l’autre
patronyme de construction équivalente : BAILET). L’hésitation est
flagrante entre une formule française : BAILON et une formule
occitanisante : BAÏLON. Nous sommes donc bien, en consultant le
registre, en présence d’individus – fonctionnaires de l’empire –
confrontés à des problèmes linguistiques recouvrant trois langues
différentes. Leurs réponses sont parfois visiblement improvisées et sans
cohérence les unes avec les autres.
Avec le temps toutefois, la cohérence
prendra la forme d’une francisation, au détriment des versions fidèles à
l’occitan. Passées les hésitations des fonctionnaires confrontés à la
réalité, tous les noms n’ayant pas déjà subi la normalisation italienne et
comportant des diphtongues, seront transformés.
Ces dernières, non conformes à la norme
phonétique du bon français et perçues comme « patoisantes » seront
purement et simplement remplacées par des voyelles. Ai (pron.fr. ail)
deviendra « é », comme dans BAILON, ou « è » comme dans CIAIS. En Vésubie
par exemple, la diphtongue èu (pron.fr.èou) deviendra « eu » ; ainsi,
BELÈUDI (pron.fr. bélèoudi) deviendra BÉLEUDI. Au début du XXème siècle,
la
normalisation phonétique sera achevée et l’épisode du tréma oublié depuis
longtemps.
- DOJA retrouve
en 1863 la graphie italienne qu’il avait perdue en 1806 (DOYA)! Il
en va de même pour le patronyme BARRAJA « de l’Escarène ». Sur
l’ensemble du registre, on trouve une seule fois DOYA, inattention
probable du scribe! Recopié dans les registres de la restauration
« sarde », le J, équivalent phonétique du Y français, ne le concurrencera
pas longtemps. Le Y l’emportera là aussi rapidement. Seule la version (re)francisée
en DOYA s’est perpétuée.
Il faut cependant remarquer que le
patronyme TOJA, cité plus haut, a connu une évolution inverse. La graphie
italienne s’est maintenue en français, au détriment de la phonétique
originelle.
- MARCA / MARCHA.
Marca retrouve, ponctuellement, la graphie italienne sous la forme Marcha.
Le même Jean-Baptiste est en effet désigné sous ces deux formes à quelques
lignes de distance. L’hésitation entre les deux langues officielles est
toujours aussi évidente. Seule la version Marca s’est maintenue au
Moulinet.
En outre, le registre de 1863 laisse
apparaître plusieurs fois le patronyme MARCO. Il est difficile de savoir à
partir des documents en présence si MARCA en est la version féminisée.
- BERMON / BELMON / BELMOND / BERMOND /
BELMON.
La veuve Rose ALESSI née BERMON, nous
offre un bel exemple de l’hésitation du dialecte moulinois entre L et R
dont il a été question dans le document de 1806. A quelques lignes de
distance, la même est désignée BERMON puis BELMON.
Les « hoirs BERMOND », héritiers de feu M.
BERMOND sont listés, eux qui sont bien vivants, sous leur
nom de BELMON ! Ces exemples et les références de 1806 tendraient à
montrer qu’indépendamment des influences étrangères, ce patronyme et à
travers lui le dialecte moulinois évoluent. On passe insensiblement du R
au L, à l’inverse du dialecte de Sospel (Sousper) qui lui, a imposé le R
à la place du L par un rhotacisme effréné. Ce document pourrait donc être
le témoin involontaire des dernières phases d’un phénomène linguistique de
longue haleine au sein du dialecte : la mise en cohérence d’un patronyme –
toujours plus conservateur – avec la phonétique générale du moulinois.