Dans les montagnes en
été...
Avec l’arrivée des beaux
jours, les troupes en garnison sur le littoral se mettent en mouvement.
Peu à peu les bataillons gagnent leur quartier d’été et sillonnent en
tous sens l’arrière-pays. Les montagnes connaissent alors de juin à
septembre une grande effervescence. Dès que les conditions le permettent,
les bataillons s’installent dans les camps d’altitude : Brouis, Turini,
Cabanes Vieilles, La Brasque, les Fourches... Les alpins logent alors
dans des baraquements en bois ou des casernes en pierre aménagées par le
Génie. Les villages des vallées ne sont pas pour autant délaissés. Aussi,
l’administration militaire tient-elle à jour une liste des logements
disponibles dans chaque commune. Dans les villages les capacités
d’accueil étant réduites, le logement chez l’habitant est essentiellement
réservé aux officiers et sous-officiers. Chaque été, un bataillon vient
prendre position à Moulinet : « Il y avait un monde incroyable au village
à cette époque là. Aujourd’hui, on ne peut pas imaginer. Il y avait
beaucoup d’estivants. Et puis, il y avait les militaires. Lorsque le
bataillon restait un moment, les familles des officiers venaient les
rejoindre. Les gradés logeaient un peu partout au Paradisio, au Beau
Site, chez ODDO. Là où il y en avait le plus, c’était aux Tilleuls. Quand
les militaires étaient là, ils réquisitionnaient toute la pension. Les
soldats montaient des tentes. Il fallait voir tous ces marabouts alignés
au Pra le long du boulevard, c’était beau »
.
Les propriétaires des
appartements occupés sont indemnisés par un loyer (1 franc par jour pour
un officier, 0,20 fr pour un sous-officier), qui forme rapidement un
revenu convoité. Le reste de la troupe installe le campement sur les prés
réservés à cet effet à proximité des villages, loués aux communes, ou par
leur intermédiaire, à des particuliers (cantinière 1fr par jour, soldats
0,03 fr)
.
Les « marabouts », ces tentes en forme de tipi, font alors parties du
paysage commun de nos Alpes.
Tout l’été, les
exercices se multiplient pour familiariser les soldats avec le terrain et
le matériel. Les marches de reconnaissances vers les cols et les sommets
de la frontière assurent un entraînement sportif quotidien. Dans les
zones escarpées, l’approvisionnement (ravitaillement, munitions,
matériel,...) se fait essentiellement à dos d’hommes et de mulets. Au
cours des manœuvres, des champs de tirs temporaires sont ouverts dans des
vallons isolés pour permettre l’utilisation d’armes individuelles et de
canons dans des conditions réelles. Pour les batteries alpines, la
période des « écoles à feux » constitue un temps fort. Les alpins
s’habituent à monter, à démonter, à transporter et à manier les canons de
montagne dans toutes les situations. Les chasseurs alpins expérimentent
toutes sortes d’équipements. Télégraphe, appareil de transmission
optique, téléphone de campagne, armements... sont testés en conditions
réelles avec plus ou moins de succès. Ces observations aboutissent
notamment à la mise en service à partir de 1901 du canon de 65 mm mieux
adapté aux réalités de la guerre en montagne. Simultanément, des
campagnes de relevés géodésiques et topographiques sont menées pour
parfaire la connaissance des éventuelles zones de combats
.
... comme en hiver
L’hivernage dans les Alpes : Après d’intenses
manœuvres estivales, les unités alpines avaient l’habitude d’abandonner
les montagnes et de regagner leurs garnisons sur le littoral pour passer
l’hiver « au chaud ». Cette pratique disparaît à partir de 1889 avec les
premières expériences d’hivernage ordonnées par le baron BERGE,
commandant de l’Armée des Alpes. Pour parfaire leur connaissance du
milieu et du terrain, les alpins occupent la montagne en toutes saisons.
Postes d’hiver et écoles de ski sont implantés à Plan Caval, aux
Fourches, à Beuil, Peïra Cava... les effectifs concernés se multiplient
rapidement. A l’Authion, avant la Grande Guerre, le poste d’hiver de Plan
Caval est tenu de novembre à mai par une vingtaine d’hommes. Relevés
météorologiques, travaux d’entretien, corvées de ravitaillement et
surtout missions de reconnaissance rythment la vie du poste. Le nombre
d’hivernants augmente considérablement dans l’entre-deux guerres. Avec la
création en 1930 des Sections d’Eclaireurs Skieurs, chaque unité envoie
une section s’initier à l’école de ski de Cabanes Vieilles. Plusieurs
centaines d’hommes hivernent et toutes les casernes sont occupées : il y
avait « 5 ou 600 types, c’était une sacrée organisation. Tous les
régiments de la Côte d’Azur avaient une section qui allait là haut »
.
L’hivernage n’est pas une mince affaire et une solide préparation est
nécessaire. Les volontaires pour l’école de ski sont soumis à un
entraînement spécifique. Pour le Maréchal des logis Labadie de la 57ème
brigade du 94ème Régiment d’Artillerie de Montagne, les exercices
commencent à la caserne Auvare à Nice. Marches, courses à pied,
gymnastique... permettent de « faire les jambes ». Les skis sont
distribués à Auvare « les volontaires apprenaient en caserne à chausser
et à déchausser les skis avant de monter, les cintrer avec des spatules
pour pas qu’ils se déforment, mettre des étais. On s’entraînait pour se
débrouiller tout seul si on cassait une courroie, ou autre chose ». Le
prestige des S.E.S. s'affirme rapidement. Soldats d'élite, les membres de
ces unités bénéficient d'un traitement de faveur, ils sont dispensés des
services de semaine, de garde et autres corvées.
En novembre, les
apprentis skieurs sont envoyés au Camp de Cabanes Vieilles. Sur place,
ils passent leur brevet à l’école de ski. La formation consiste à
familiariser les hommes aux différentes techniques de ski, mais aussi à
les sensibiliser aux dangers que peuvent représenter les avalanches, les
plaques à vent et autres phénomènes naturels auxquels ils pourraient être
confrontés. De nombreuses stèles funéraires jalonnent la montagne et
rappellent la mémoire des militaires victimes d’accidents aux cours de
manœuvres
.
Les consignes de sécurité sont strictes car le danger est omniprésent.
Lorsque les conditions météorologiques sont trop difficiles (tempêtes de
neige, brouillard), les hommes sont consignés dans les cantonnements. Les
précipitations sont parfois telles que les soldats creusent des tunnels
dans la neige pour passer d’une chambrée à l’autre. Les cadres
s’efforcent de sensibiliser les hivernants à la notion de risque.
L’utilisation du traîneau de secours, la pratique des premiers soins, la
construction d’un igloo, l’allumage d’un feu... font partie du programme
d’entraînement. Ainsi, outre le niveau de ski des candidats, l’examen
évalue aussi la capacité des hommes à survivre en milieu hostile. Les
meilleurs éléments sont sélectionnés pour participer à un stage de
perfectionnement à la prestigieuse Ecole Militaire de Haute Montagne de
Chamonix.
Une fois le diplôme
obtenu, les hommes sont autorisés à s’éloigner des abords du camp et à
prendre part aux exercices en haute montagne. Les marches de
reconnaissance s’apparentent parfois à de véritables raids. En 1912, par
exemple, les hommes du poste d’hiver de Plan Caval quittent l’Authion le
15 avril, font étape à Beuil, puis Saint-Etienne-de-Tinée pour atteindre
le refuge du Rabuons le 18 avril. Le lendemain, le détachement prend le
chemin du retour. Il passe par Saint-Etienne-de-Tinée, Valdeblore,
Roquebillière, Turini et arrive à Plan Caval le 22 avril
.
Isolés en pleine
montagne, les commandants des postes d’hiver sont investis de lourdes
responsabilités. En plus de leurs attributions militaires, ces officiers
doivent s’employer à maintenir le moral de leurs hommes. Afin d’animer
les veillées, les postes d’hiver sont dotés de livres et de jeux pour que
« durant les longues heures de l’hiver alpin, ils oublient un peu la
monotonie, la tristesse et le danger de leur existence »
.
Instruments de musique et phonographes sont également très appréciés.
Tous les moyens sont bons pour occuper les hommes. « On joue à tout âge
et en toute saison, on peut dire ici que l’on joue à toute altitude (...)
Avec les longues soirées d’hiver, la monotonie et la tristesse seraient
vite venues, si l’on ne s’ingéniait à varier les plaisirs. Aussi tout y
est passé : loto, dominos, cartes, lecture, concerts, danse enfin (...)
C’est la danse qui a réuni le plus d’amateurs et qui a le mieux résisté
au temps ! »
.
Le poste d’hiver du Camp des Fourches, dans la vallée de
la Tinée, conserve un étonnant témoignage sur le besoin d’évasion que
devaient ressentir les soldats. En effet, un des bâtiments est décoré de
peintures qui illustrent avec humour les occupations des hivernants
.
Sur les murs, on découvre des frises présentant des pas d’escalade, des
alpins évoluant en cordée ou à ski. Plusieurs scènes évoquent avec ironie
les mésaventures des apprentis skieurs. Le ton est à une certaine
autodérision. Un chasseur enfoncé dans la neige jusqu’au cou, après avoir
lourdement chuté, est accompagné de la mention « poudreuse 100 % ». A
l’arrière-plan, au-dessus de lui, on devine le téléphérique militaire qui
reliait le hameau du Pras au camp des Fourches et permettait ainsi le
ravitaillement du poste d’hiver. Une autre pièce, faisant probablement
office de foyer, est décorée de scènes montrant des danseuses légèrement
vêtues. Ce type de revue était très à la mode dans l’entre-deux guerres.
Un des tableaux évoque Joséphine BAKER et sa célèbre ceinture de bananes. L’imaginaire
des alpins s’exprime, dans ces lieux isolés, par les thèmes choisis (les
femmes, la revue, la bouteille...), mais aussi par leur quotidien (le ski
et l’alpinisme).
De même, les postes
d’altitude disposent souvent de chiens qui accompagnent les soldats
pendant les reconnaissances et rendent de menus services. Ainsi, H.
MOUTON
se souvient de son affectation au 74ème BAF dans la Vésubie en
1939 : « On avait notre quartier général à Lantosque, mais notre groupe
d’éclaireurs surveillait le vallon de la Madone. On était installé dans
une villa sur la route de Venanson, on avait deux chiens avec nous. Une
équipe montait chaque jour en face, au-dessus du village. On avait
aménagé un observatoire sur un piton. Ils prenaient toujours le chien
mâle avec eux. Nous, on gardait la femelle avec nous. Et tous les soirs,
le chien revenait trouver sa femelle en nous rapportant le message du
jour attaché autour du cou. Il y avait un motocycliste qui venait de
Lantosque et qui le transmettait... ». Toutefois, le mérite principal des
chiens est de servir d’animaux de compagnie. Ces bêtes sont affublées de
surnoms affectueux et s’imposent comme de véritables mascottes. Chaque
année, les hivernants se félicitent de la présence au poste de chiens qui
permettent de distraire et d’amuser les hommes.
L’hivernage est une
expérience unique qui marque profondément les jeunes gens. Les hivernants
doivent faire preuve des qualités physiques mais aussi mentales pour
faire face à la solitude, à la promiscuité, aux conditions climatiques.
M. LABADIE garde un excellent souvenir de ses séjours à l’Authion « là
bas il y avait du bien être, déjà la nourriture n’est plus la même, tu
avais tous les trucs qui te dopaient : figues, dattes, chocolat, café au
lait, tu avais le thé à 16 heures (...) On redescendait au printemps et
on rejoignait nos unités, on redevenait militaires. Là haut, on était
civil. Il y avait personne, il y avait que nous, même pas les renards »
.
Isolés en pleine montagne, à 2000 mètres d'altitude, les hommes sont loin
des réalités quotidiennes de la caserne. Ainsi, malgré la rigueur du
séjour, l'hivernage est perçu comme une parenthèse magique. « N'a rien vu
celui qui n'a pas vu Cabanes Vieilles enneigé au soleil levant de la Côte
d'Azur, avec ses vues sur la mer et selon les postes d'observation, sur
la Corse enneigée. On avait Nice à nos pieds, on repérait le casino de la
jetée »
.
Le Ski, haute technologie fin XIXème siècle :
Ce furent tout naturellement les Chasseurs Alpins qui testèrent cette
technique nordique appelée « le ski », dans les conditions extrêmes de
l’hivernage. Les « premiers pas » furent laborieux, mais la technique
était appelée à connaître un grand succès. L’équipement restait
rudimentaire, les spatules, en bois, avaient une fâcheuse tendance à se
briser. Les fixations étaient de simples lanières de cuir. Un seul bâton
servait à se guider… En 1903, le poste d’hiver de Plan Caval tenu par le
6ème BCA, ne possède, pour tout équipement, que deux paires de ski qui
sont jugées bon « pour une excellente gymnastique ».
Le chef de poste avoue son ignorance face à ces nouveaux outils et
remarque que « peut-être de plus habiles que nous ou de plus expérimentés
pourront-ils faire rendre aux skis des services que nous n’avons pu
obtenir ». La dotation en matériel augmente et la pratique du ski se
développe rapidement. Le rapport d’hivernage 1912-1913 signale déjà que
« le ski est indispensable à un poste d’hiver pour les facilités qu’il
offre ». Rapidement les skis imposent leur supériorité sur les raquettes
à neige. Le chef de poste d’hivernage de Plan Caval dans son rapport
d’activité de 1936-1937 note : « l’emploi des raquettes ne présente aucun
avantage, c’est un mode de déplacement lent et très pénible »
.
En fait, il n’existe avant la Grande Guerre quasiment aucun matériel à
usage spécifiquement militaire. Les unités se fournissent auprès de
sociétés civiles et n’hésitent pas à utiliser du matériel de tourisme.
Pendant leurs séjours, les hivernants expérimentent et testent crampons,
piolets, carres, fart... De même, les soldats doivent se débrouiller eux
même pour réparer et entretenir le matériel. Aussi, la présence au poste
d’hivernage d’un soldat menuisier ou cordonnier de formation est des plus
utiles
.
Les choses vont évoluer avec la création en 1932 de l’Ecole de Haute
Montagne de Chamonix, dont la vocation est de former les cadres des
troupes alpines et de mettre au point le matériel adapté aux combats en
montagne. Il n’en demeure pas moins que les « alpins » se familiarisent
avec le ski et en deviennent les principaux ambassadeurs. La mode est
lancée et au début du XXème siècle des concours de ski sont organisés.
Les chasseurs alpins participent activement à ces réunions et se révèlent
souvent de brillants concurrents. Dans les Alpes-Maritimes, le premier
concours de ski se déroule à Camp d’Argent, le 7 février 1909
.
Beuil, Peïra Cava, Plan Caval deviennent par la suite des rendez-vous
réguliers. A partir de 1912, le challenge du XVème Corps d’Armée permet
aux différentes unités militaires de mesurer les talents de leurs
skieurs. Très courus, les concours de ski sont l’occasion d’un échange de
mondanités entre l’aristocratie du département et l’élite militaire basée
dans notre région. La personnalité emblématique du Chevalier Victor de
Cessole est indissociable de l’essor des « sports » de montagne dans
notre région
.
Courses en montagne, escalade, patinage sur glace, ski... le Chevalier de
Cessole et ses invités sillonnent en tous sens les vallées alpines. Le
chevalier de Cessole séjourne régulièrement à Peïra Cava et à Beuil où il
se montre l’inlassable promoteur du ski. Les compétitions de ski
permettent aux participants de confronter leurs expériences. Ainsi, le
chef de poste de Plan Caval note au cours de l’hiver 1908-1909 que « Tous
les chasseurs du poste s’y sont adonnés avec entrain, la plupart même, à
la suite des concours qui ont eu lieu cet hiver à Peïra Cava, où ils ont
eu devant les yeux la véritable méthode norvégienne, ont acquis une
grande assurance et se sont déjà bien affermis dans la pratique de ce
sport »
.
En effet, cet hiver là Peïra Cava accueille les champions de ski
DURBAN-HANSEN et JUNOD ainsi que le champion de France de patinage
MAGNUS. Touristes étrangers, notables et militaires se retrouvent autour
des « skiodromes ». Un grand nombre de cartes postales et de
photographies immortalisent ces événements.
Dans les années trente,
la pratique du ski commence à se vulgariser. D’importants travaux sont
engagés pour transformer les « champs de neige » en véritables stations
de ski. Beuil-Valberg s’équipe de téléluges et de monte-pentes à partir
de 1936, Auron inaugure le téléphérique de Las Donnas en janvier 1937
.
L’aménagement des routes d’accès aux stations permet d’accueillir un
public de plus en plus nombreux. Le temps d'une permission, les chasseurs
alpins deviennent des « skieurs du dimanche »
et se mêlent aux civils sur les pistes. « Le dimanche, nous allions nous
exhiber au Camp d'Argent, fréquenté par les skieurs civils de Nice,
Cannes et Menton. Nous avons eu cet hiver là, la visite du Lieutenant
Carignon, avocat Cannois, auréolé d'une course dans l'Himalaya, ainsi
que, l'année suivante celle de Paul-Emile Victor »
.
Le ski se démocratise et les militaires ont eu un rôle déterminant dans
ce succès. En février 1938, le XVIIème championnat de France de ski se
déroule pour la première fois dans les Alpes du Sud. Les différentes
épreuves de la compétition sont réparties entre les sites de Beuil,
Valberg et Auron. Les organisateurs font appel au savoir-faire de la
troupe. La main d’œuvre militaire est sollicitée pour tracer et damer les
pistes, préparer les tremplins. Parmi les responsables techniques des
championnats, il convient de distinguer le capitaine POURCHIER. Natif de
Beuil, il œuvre pour le développement de sa commune et fait construire
dès 1930 un premier tremplin de saut. Par la suite, le capitaine
POURCHIER devient le spécialiste du saut en France et reçoit le
commandement de l’EMHM de Chamonix. Personnalité reconnue, il a laissé
son nom à une technique d’escalade et à un traîneau pour le secours en
montagne. Ce premier traîneau-ski démontable, destiné à évacuer les
blessés, a été mis au point avec son frère, ingénieur à Nice
.
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