ou le
Provençal
Alpin dit Gavot
STEVE Antonin
La Provence s’étend du Rhône aux vallées alpines
italiennes, de la mer aux Alpes et sur ce territoire on ne parle pas « un
provençal » mais des Provençals.
Pour comprendre cette situation linguistique,
pour mieux cerner ce qui nous touche de près : le Provençal Vésubien,
il est bon d’en faire une approche générale, géographique, historique,
puis une étude comparative avec ses voisines, le Provençal Rhodanien
et surtout le Nissart.
Situation
géographique :
En partant de la côte
méditerranéenne, nous avons, à peu près parallèlement, d’abord la zone
côtière ou Maritime, puis le Moyen Pays en amont de la
chaîne des Baüs. Nous arrivons alors dans la région Pré-Alpine que
l’on a l’habitude de désigner par Arrière Pays ou Haut Pays,
ou encore Pays Bas Alpins. Dans ces régions, du Rhône à l’Italie,
on parle de nombreuses langues, patois ou dialectes qui en
forment une seule, le Provençal Alpin (= LOU PROUVENCAÜ ARPENC)
qui est voisin mais différent du provençal rhodanien ou maritime et du
niçois.
D’Est en Ouest nous trouvons :
·
La vallée de la Roya et Bévéra qui nous
amène : au Margareis (2 650m), au col de Tende à 1 871 m.
·
La vallée de la Vésubie, vers le massif du
Mercantour (2 772 m) qui culmine avec l’Argentera (3 297 m), et plusieurs
sommets dépassant les 3 000 m, avec le Brocan (3 054 m), le Gélas (3 143
m), les cols de Cerise (3 143 m), le Clapier (3 040 m), le col de
Fenestres (2 474 m).
·
La vallée de la Tinée, avec le mont Tenibre
à 3 031 m, le col de La Bonnette (2 715 m), le Malinvern (3 052 m).
·
La vallée du Cians aux schistes rouges
hauts en couleurs et formes, les gorges de Daluis, le col de la Cayolle à
2 326 m.
·
La haute vallée du Var avec les gorges de
Daluis, avec le col de La Cayole (2 326 m).
·
La vallée du Verdon vers le col d’Allos à 2
240 m.
·
La haute vallée de la Durance, vers
Sisteron, Gap.
Toutes ces régions bas alpines sont très
compartimentées, découpées, entaillées par ces vallées profondes et
encaissées, reliées entre elles par des cols difficiles d’accès.
Fermées à toute pénétration par un relief puissant, aux fortes
pentes, par des montagnes en amont, par des gorges profondes vers l’aval.
Ajoutons l’érosion constante, les éboulements, les hivers rudes
qui nous font comprendre les grandes difficultés de communication,
surtout dans le passé, quand les chemins tentaient de suivre les crêtes
dans les basses vallées.
Ce cloisonnement a provoqué tous les
particularismes des différents groupes humains. Les conditions de vie
y ont toujours été très dures, souvent misérables, d’où la nécessité de
se regrouper, de s’unir pour s’entraider - ce qui a fait naître un réel
esprit de solidarité (exemples des fours à pain communaux,
des pâturages communs (les « Terres de court ») et les
vacheries co-gérées par les propriétaires des troupeaux ; « LA
CASOULANO », un berger pour toutes les chèvres de maison de tout le
village…).
En contre partie, cela a provoqué un repli sur
soi. Chacun reste dans son village avec ses intérêts communs, ses
us et coutumes. D’où la naissance de rivalités entre villages.
Il en est résulté de grandes différences d’une vallée à l’autre, d’un
village à l’autre dans les habitudes et dans la langue.
Tous ces particularismes remontent à
l’origine du peuplement et subsistent encore de nos jours.
Situation historique :
le peuplement :
Un survol historique
permettra de mieux comprendre la complexité du peuplement et, par
suite, l’évolution de notre langue. Zone intermédiaire entre le Nord et
le Sud, entre l’Est et l’Ouest, nous avons subi bien des passages, de
nombreuses « invasions ».
La présence de l’Homme dans notre région est
très ancienne. Elle est attestée dans la grotte du Vallonnet au
Baoussé Roussé, entre Menton et Vintimille, où l’on a trouvé des
squelettes qui datent de 950 000 ans avant notre ère.
La découverte fortuite mais oh combien riche, il y a
une cinquantaine d’années en creusant les fondations d’un immeuble, du
site préhistorique de Terra Amata à Nice a permis de mieux
connaître les premiers habitants de la région, il y a environ 380 000
ans.
On peut supposer que ces tribus qui vivaient de
cueillette et de chasse sont remontées dans nos vallées riches en fruits
et en gibier. Plus sûrement, elles ont été refoulées vers les montagnes
par les premiers envahisseurs, il y a environ 4 000 ans : les Ibères
d’abord, éleveurs de moutons, puis les Etrusques, aux outils et armes en
bronze, les Ligures venus du nord puis les Celtes, plus forts grâce à
leurs courtes épées en fer
.
Ces divers peuples se sont mêlés, métissés. On les a
appelés les Celto-Ligures. Ils vivaient en tribus assez isolées les unes
des autres. Notre vallée de la Vésubie en est un exemple typique :
Dans cette vallée très fermée, trois espaces peuvent
être différenciés. Il y avait au centre la tribu des Esubiani qui
ont laissé leur nom à la vallée, devenu Vésubie, et les noms des lieux
dits Pelasc et Lantosc, noms étrusques - comme tous les
noms en ASC et OSC de la région - qui existent encore sous
la forme francisée de Pélasque et Lantosque.
Vers Utelle (UELS), étaient les Oratelli.
Dans la haute Vésubie : les Nematuri.
Tous ces groupes celto-ligures avaient des traits
communs mais vivaient isolés les uns des autres. Ils gardaient donc
chacun leurs traits particuliers, leurs coutumes propres, leurs croyances
propres et donc leur parler propre, bien qu’ils se comprennent
entre eux car, la base de leur langage était le celto-ligure plus ou
moins mélangé, plus ou moins différencié.
En 154 av. J.C., ces Vésubiens ont vu affluer chez
eux d’autres celto-ligures venant du bord de mer. Il s’agissait des
Deceates d’Antibes et des Oxybiens de Biot qui fuyaient après
avoir été battus par les nouveaux conquérants, les Romains. Battus dans
la plaine de Vaugrenier (entre Antibes et Biot) en 154 av. J.C. ils se
réfugièrent, eux aussi, dans les montagnes. Ils furent bientôt suivis -
ou poursuivis - par les légions romaines elles-mêmes.
Tous ces rudes montagnards leur résistèrent
longtemps. Ils avaient l’avantage de la connaissance du terrain et de
leur légèreté face à ces romains à l’armure lourde. Ils ferraillèrent
durant cinquante ans avant d’être battus et soumis à leur tour, entre
l’an 58 et l’an 7 av. J.C. De cette lutte, il nous reste en témoignage le
Trophée des Alpes dit d’Auguste au col de La Turbie, sur la voie
Aurélienne, consacré en l’an 6 av. J.C. L’importance du monument : 37,85
m de côté et 49,67 m de haut, peut nous laisser penser que la lutte a été
dure. Il a été élevé en l’honneur de la victoire d’Auguste sur les 44
peuples insoumis des Alpes. Ce monument est précieux car, en
soubassement, il porte une immense inscription énumérant, dans l’ordre
géographique, d’Est en Ouest, les noms de ces 44 tribus ligures vaincues.
C’est grâce à ces inscriptions que nous les connaissons aujourd’hui et
qu’elles ont pu être situées, dont celles de La Vésubie
.
Dès lors, les Romains imposèrent leur loi et leur
langue : le Latin. Il s’agissait du Latin populaire
(dit encore vulgaire), celui que l’on parlait dans les rues de
Rome.
En Europe, toutes les langues issues de ce latin
populaire ont été nommées langues romaines. Ce sont : l’espagnol,
le portugais, l’italien, le roumain, le romanche (dans le Tyrol, les
Grisons, le Frioul) et, l’occitan.
Le roman est caractérisé par une prononciation
commune du « oui » : OC (prononcé « o »), par opposition au
oui francien, anglo-normand, bourguignon, « OIL ».
Tous ces parlers romans, avec de fortes bases
latines communes, ont gardé des restes de leurs parlers locaux du passé
puis ont évolué différemment, avec des particularités propres à chaque
région.
L’Occitan est un terme générique qui englobe
toutes les langues du Pays d’Oc (en France) ou Occitanie
(Régions du pays d’Oc) : l’Auvergne, le Languedoc, le Limousin, la
Catalogne et Roussillon, la Gascogne et Béarn, la Guyenne et le Périgord,
la Provence (se subdivisant elle-même en plusieurs sous régions), les
vallées alpines du Piemont.
Dans la région qui nous intéresse, La Provence au
sens géographique le plus large
:
du Rhône à l’Italie, de la mer aux Alpes Dauphinoises, cela donna le
Provençal mais avec des évolutions, au cours des siècles, un peu
différentes d’une région à l’autre, d’une vallée à l’autre , et même d’un
village à l’autre, pour les raisons géographiques, historiques et,
essentiellement, l’isolement.
Lorsqu’on a commencé à s’intéresser à la langue d’oc
et au provençal en particulier (ce qui a donné naissance au Felibre,
au XIXème siècle, en 1876), on a cru bon de porter des Jugements de
valeur sur cette langue. On a cru la sauver en la décrassant, la
restaurant pour lui redonner son lustre ancien, lui donner une valeur
littéraire et en faire une langue de culture écrite.
Ce fut une recherche passionnée, louable certes,
mais porteuse d’un défaut important : on n’a pas vu cette langue telle
qu’elle était mais telle que les érudits auraient aimé qu’elle fût. On a
pris modèle sur la langue littéraire et on a délaissé la langue parlée.
On a voulu retrouver la langue des troubadours et on a délaissé la langue
du jour. Dès lors, on a introduit les notions de langue, de
dialecte, de patois : on a hiérarchisé ces trois termes
en dévalorisant les deux derniers. Parler patois ou un dialecte
signifiait infériorité et vulgarité… Apparemment et spontanément la
distinction entre ces trois termes semble simple. En réalité, aucun
critère formel explicite et non ambigu ne permet d’attribuer ces termes à
un parler concret. Une langue est un moyen de communication
indépendamment du nombre de gens qui l’emploient ou de leur position
sociale.
Une langue ne forme jamais un bloc compact. Elle a
plusieurs niveaux : celui de la langue littéraire, celui de la langue
écrite, de la langue parlée, de la langue soutenue ou populaire, voire
argotique. Mais il faut toujours partir en priorité de la langue vécue,
celle du locuteur naturel, celle du peuple.
Une langue est donc multiple dans ses tonalités,
dans l’espace et il ne faut pas être manichéen : il n’y a pas un
provençal mais « des Provençals » qui sont tous frères, d’une même
famille, avec des visages ressemblants mais avec des caractères
propres.
Cela fait que nous avons diverses régions
linguistiques dans notre Sud-Est, en Provence. On les a différenciées
à partir de deux critères très généraux :
1°) la désinence verbale des verbes à la 1° personne
du présent,
2°) la finale féminine des noms et adjectifs.
Nous avons donc :
1.
Le Provençal Rhôdanien, qui est celui de
Frédéric MISTRAL, à l’Ouest, près du Rhône, caractérisé par « e »
à la 1° personne du singulier des verbes, (ex. : je chante = cantE),
et par « o » au féminin (ex. : une fille : uno filhO).
2.
Le Provençal Maritime, au bord de mer,
caractérisé par « i » pour la 1° personne des verbes (cantI)
et par « o » au féminin (filhO).
3.
Le Nissart propre à la région de Nice.
Rappelons que cette région fut Comté de Nice, sous la tutelle de la
Maison de Savoie de 1338 à 1860 et tout naturellement, la langue niçoise
a évolué différemment ; elle est caractérisée par « i » à la 1°
personne (cantI) et « a » pour le féminin (filhA).
4.
Le Provençal Alpin propre au Haut Pays ou
Pays Bas Alpin, est caractérisé par « OU » à la 1° personne (cantOU),
et « O » au féminin, (filhO).
5.
On pourrait ajouter nos voisins avec le
Franco-Provençal que l’on parle dans les vallées du Piemont et le
Catalan, première langue en Catalogne, avant l’espagnol.
Cette fragmentation des langues parlées est
très ancienne ; elle est due à la géographie, à l’histoire, au
peuplement, mais ces langues sont toutes égales : il n’y a pas de
bon ou mauvais provençal, il n’y a pas la langue provençale et les
dialectes ou le patois, il n’y a pas la langue des riches et celle des
pauvres. Il n’y a que des parlers dignes d’intérêt car ils permettent une
communication de tous les jours.
Comment ont évolué
ces parlers ?
En quelques mots on
pourrait dire que les trois premiers ont évolué vers plus d’urbanité, de
civilité, vers des prononciations plus douces, moins dures.
Le PROvençal RHOdanien a acquis ses
lettres de noblesse grâce aux écrits de grands auteurs ou poètes dont les
archétypes de référence sont Frédéric MISTRAL et ROUMANILLE. Pour le
Nissart nous avons Rosalinde RANCHER.
Seul le Provençal Alpin, isolé dans ces
vallées fermées, aux communications difficiles, a gardé ses formes
anciennes, médiévales. La montagne a été un conservatoire des mots
comme des us et coutumes.
On peut encore y trouver des mots pré-ligures
(ex. : clapiè = amas de roches), celtes (ex. : estello =
bûche), ligures (ex. : Dai = faux ou bouosc = bois),
gaulois (ex. : braia = braies, pantalons ou voulam =
faucille), grecs (ex. : magaï = pioche ou mandiü =
mouchoir), turcs (ex. : camalou = portefaix ou gilecou
= gilet)…
Mais la base est essentiellement latine ,
avec des mots et des formes qui subsistent du latin vulgaire : le
Provençal Alpin est un dialecte conservateur.
De ce Latin ancien il a conservé les mots
avec un « L » final : muL = mulet (muou en Pr.
Rho ), le « R » rocailleux des verbes : jouer = DjugaR,
le « U » final latin prononcé « OU » : (merle : merlum
= merlou) (merle en Pro. Rh), les mots en « OUR » :
(la calour, la coulour, la pudour)…
Il a conservé des formes syntaxiques latines mais
c’est surtout dans le domaine de la concordance des temps et des modes
que le PROVençal ALPin est un fidèle héritier du latin. Le
subjonctif présent ou imparfait, le conditionnel sont d’un usage courant
dans notre langue parlée (ex. : pourrios m’ajuar… , Oürio cargu
que finissesse aquell’obro)…
Bien sûr il y a eu des évolutions phonétiques :
ex.. : clef, du lat. claven a donné Clavar, enclavar
et clau ; roue (rotem) = roda ; nuit (noctem)
= nuetch ; bon (bonum) = bouo ; brebis (faetan)
= feta/feda en Pro. Rh., fea ou fuo chez
nous. Mais ces métamorphoses n’ont pas défiguré profondément le
vocabulaire.
Le Provençal Alpin est resté une langue orale,
conservant ses intonations, ses prononciations anciennes, ses mots
anciens venant du latin archaïque. De ce fait, il a été marqué par un
complexe d’infériorité . C’était du patois ! C’était donc
vulgaire !
Il suffit d’expliquer le mot Gavot pour
comprendre cela, même s’il ne touche que peu la vallée de la Vésubie qui
était alors savoyarde.
Le Gavot : Ce mot est trouvé pour la première
fois en 1398 à Avignon, retrouvé en 1575 chez Nostradamus et à la même
époque à Forcalquier et en Haute Provence, en Suisse dans le Chablais
avec le sens de « habitants du Haut Pays ». Au cours du siècle dernier,
les hommes de la montagne, travailleurs saisonniers, ont commencé à
émigrer pour les vendanges en automne, les ramonages en hiver, la
cueillette de la fleur d’oranger au printemps, les moissons en été, vers
les plaines et les villes de basse Provence, les plaines du Var, de la
Durance et du Rhône. Ces hommes au parler guttural, rude, souvent
illettrés, qui étaient là par nécessité étaient vite reconnus et montrés
du doigt par les gens plus fortunés de ces basses terres prospères à
cause de leur parler particulier bien que d’Oc. Ainsi, dès le départ
s’est établie une relation de riche à pauvre, de dominateur à soumis. On
souriait en les entendant parler, on se moquait d’eux. C’était la langue
des pauvres et des frustes (ex. : les injures de GELU à l’égard de ce
parler et le mépris de ROUMANILLE). Alors, ils ont vite été désignés par
un mot moqueur, ironique marquant leur défaut commun, c’est à dire leur
accent rocailleux, leur prononciation dure voir grossière – à leurs yeux
- avec ces mots particuliers qui venaient du fond de leur gorge. Tous
ceux qui venaient de la montagne étaient des Gavach, ou Gabach,
des Gavouots - en Français des Gavots. Des gens peu civilisés, peu
dignes de considération dirions-nous pour ne pas aller plus loin. Le sens
moderne du nom, dans tout le midi, a donné : « Habitant du Haut Pays,
gauche, maladroit ».
Ce mot a été communément traduit par : « habitants
de Gap », comme si tous ces gens venaient des montagnes de la région de
cette ville du Haut Pays, la plus connue. « Es un gavouot » était
dit avec un sourire ironique et méprisant car cela sous-entendait :
« C’est un pauvre arriéré de la montagne, de ces régions perdues,
sauvages… ».
Erreur. Les gens de Gap sont des Gapencs =
gapians/gapençais en français, et non des gavencs/gaviens.
L’éminent professeur ROSTAING a été le premier à
relever fort justement cette erreur et à démontrer qu’il y avait là une
ineptie, en donnant l’étymologie du mot Gavach ou Gabach ou
Gavot. Il vient de la racine latine « GABA » qui signifie « ravin,
pente » et par extension « bouche, gosier, gorge». Or, en Provençal Alpin
le gosier se dit gaval ; c’est donc bien ce mot qui est à
l’origine du mot gavot : ceux qui parlent du gavai, de la
gorge. Par dérivation, la racine « GABA » a donné le mot Gaugna
= joue, et a laissé au français le verbe « gaver ».
Ce surnom ou sobriquet, hérité des préjugés
du siècle dernier, a toujours collé aux semelles de ces hommes et femmes
venant de ces pays pauvres, d’agriculture autarcique et d’élevage, dont
les rapports avec le bas pays riche ont toujours été des rapports
de pays pauvre dépendant à pays riche, terre d’accueil et d’émigration.
Ces montagnards ont ressenti durement cette infériorité et n’ont eu de
cesse que ce mot péjoratif soit rejeté. Pour ce faire, il fallait d’abord
que soient rejetés les traits phonétiques caractérisant leur parler, et
cela, en adoptant et en copiant le Prov. Rhod. ou le Nissart
en Vésubie. Là commence la marginalisation de ces parlers de la montagne
et l’interpénétration du Provençal Rhodanien et du Nissart.
Origines et
cheminement de cette pénétration :
Autrefois, et encore
aujourd’hui, cette pénétration est d’abord due à la circulation
des hommes et des biens : les bergers qui revenaient d’un hivernage dans
la plaine, les marchands ambulants qui allaient de foire en foire ou de
maison en maison, quand ils remontaient, introduisaient des mots d’en bas
ou des mots transformés par l’influence maritime. Les envahisseurs :
les peuples germaniques lors des « grandes invasions » du Vème Siècle,
les Vandales puis les Goths et les Lombards, nous ont laissé par ex. :
bramar = crier, brailler ; la bugada = la lessive… Du passage
des Sarrasins aux VIIème et IXème siècles il nous reste : asebic
(raisin sec) ou quitram (goudron). Mais cela restait minime et les
dialectes locaux se maintenaient vivants dans leur forme originelle
exceptés quelques mots, quelques petites évolutions.
A la fin du siècle dernier, le modernisme est arrivé
plus brutalement. Comment ? Mais simplement parce que ces montagnards qui
vivaient difficilement, rudement sur ces terres abruptes et pauvres, ont
cru à la délivrance, à la fortune, au bonheur quand ils ont vu arriver
de nouvelles routes, « les grandes routes ». Nos montagnards les
avaient désirées et réclamées depuis longtemps, les gouvernants les
promettaient toujours. Avant 1860, l’état savoyard avait promis maintes
fois la route vers Saint-Martin-Vésubie (alors appelé
Saint-Martin-Lantosque) et au-delà, vers le village le plus reculé,
Molières. En vain. En 1860, quand le Comté de Nice devint français, la
France leur promis cette route bien sûr. Aujourd’hui, Molières n’a
toujours pas de route, une simple piste la reliant à la vallée de la
Vésubie. Piste qui n’est d’ailleurs utilisable qu’en été. Il est vrai que
ce ne sont que des Molierois émigrés qui la réclament car au village de
Molières il n’y a plus âme qui vive. Un village mort !
En effet, les nouvelles routes, sont plus directes
parce qu’elles n’ont pas suivi le tracé des anciens sentiers qui
passaient par les cols. Elles ont été percées au fond des vallées. Les
ingénieurs des villes ne savaient pas que la nature se vengerait souvent
avec des éboulements, des chutes de pierres souvent meurtrières. Nos
anciens respectaient toujours la nature. Les techniques modernes n’y
suffisent pas toujours.
Les habitants des hautes vallées étaient persuadés
que ces grandes routes allaient leur apporter le bien-être. Erreur. Ce
fut l’exode rural. L’attrait de la plaine et des villes fut
naturellement très fort et le dépeuplement fut rapide, car il y était
simple de gagner quelques sous. Par manque de bras, de main-d’œuvre, il
en résulta un appauvrissement économique qui ne pouvait qu’accélérer les
départs. Evidemment, les conséquences pour notre langue furent
désastreuses, catastrophiques : toujours la loi du conquérant.
Tous ces gens de la montagne qui s’en sont allés à
la ville, quand ils revenaient au pays, voulaient montrer leur réussite,
leur modernisme. Comment ? Mais en parlant le provençal de la plaine ou
le nissart, ou le français, persuadés que le beau parler était
celui d’En-Bas, paysans aisés et citadins. Ils influençaient fortement
ceux qui étaient restés au village qui croyaient bon, nécessaire de les
imiter tout en se moquant d’eux en disant : « Ils parlent parisien ! ».
Enfin, sont arrivés en masse les étrangers, les
touristes, attirés par nos montagnes verdoyantes en été, enneigées en
hiver. Ceux-là ne comprenaient rien à nos dialectes. Les provençaux
alpins devaient obligatoirement leur parler en français ou, au mieux, en
Prov. Rhod.ou en Nissart. Tous ces citadins bien habillés
semblaient tous riches aux yeux des paysans d’En-Haut qu’ils appelaient
souvent « des bouseux » et ils représentaient le modernisme qu’il fallait
imiter, et ce, tout d’abord dans leur langue.
Résultat ? L’influence du Provençal Rhodanien à
l’ouest, du Nissart, à l’est et surtout en Vésubie, du français partout,
a été forte et rapide : ces parlers envahisseurs sont parlés de plus en
plus haut dans nos vallées ; ce n’est plus que dans les villages les plus
reculés, les plus isolés que l’on entend encore parler le gavot.
Ajoutons à cela qu’avec le dépeuplement et
l’appauvrissement, la plupart des travaux traditionnels ont été
abandonnés par manque de rentabilité. Surtout après la dernière guerre
car un machinisme important et impossible à utiliser en montagne est
entré en vigueur. Dès lors, tout le vocabulaire afférent aux travaux
rustiques, aux outils, à tous ces gestes qui ne sont plus pratiqués,
s’estompent, s’oublient.
L’oralité a permis la transmission de père en
fils des faits et gestes du passé au cours des siècles mais depuis
l’après-guerre, la primauté obligatoire donnée au français, la
prépondérance de la radio puis de la télévision ont fait disparaître les
veillées traditionnelles, au coin du feu, lieu de transmission du savoir,
dans le temps et dans l’espace. C’est là que l’on racontait et
transmettait tous les faits quotidiens, l’histoire du pays, de la
famille, les légendes…
Cela nous amène à nous demander où passe la ligne de
séparation ou de distinction, ou ligne isoglosse, du Rhône à
l’Italie, d’Ouest en Est, ligne limite entre le Provençal Alpin au Nord
et le Provençal Rhodanien et le Nissart au Sud.
Evidemment ce n’est jamais une ligne nette. Elle
l’est d’autant moins que, comme vous l’avez compris, elle évolue au fil
des jours d’une part et que d’autre part, elle diffère suivant le critère
que l’on considère. Elle sera plus au Nord si l’on considère les traits
linguistiques qui ont le plus évolué et depuis longtemps – comme le
chuintement, la disparition du « TCH » ou « DJ » ou le
« R » final. Elle sera plus au Sud si l’on considère des
caractères distinctifs moins marquants comme les féminines « A »
et « O ».
De plus, cette ligne est aussi soumise à des
influences diverses :
·
Influence géographique : les versants Sud
sont plus ouverts au Prov. Rho., au Nissart. Les lieux de
passage des transhumants.
·
Influence climatique : l’influence du
climat méditerranéen sur les versants Sud, à l’adret, et l’influence du
climat alpin, à l’ubac, au Nord ;
·
Influence sociologique : la pénétration du
Prov. Rhod. et du Nissart sera plus importante en milieu
social aisé : les riches chuintent moins que les paysans ; chez
les gens en rapport avec le bas pays : ex. : les commerçants, les
fonctionnaires.
L’âge aussi va jouer : les jeunes ont été plus vite
provençalisés ou nissardisés puis francisés ; seules les personnes âgées
« chuintent » encore.
En résumé nous pouvons encore dire en raccourci:
au nord de cette zone on chuinte, dans la zone de contact les influences
sont multiples, souvent doubles ; au sud c’est le provençal rhodanien à
l’ouest, le niçois à l’est.
D’une manière générale, toutes les basses vallées
sont conquises par le Prov. Rhod. ou le Nissart,
c’est-à-dire qu’on n’y entend plus du tout le chuintement, le « TCH »
et le « DJ », ni le « R » final des verbes.
On parlera donc plutôt de zone : zone de
transition ou zone intermédiaire, ou zone de contact
car il s’agit bien d’une bande plus ou moins large où il y a un passage
progressif d’une langue à l’autre, une zone mixte aux influences
doubles, où l’on parle mi-provençal rhôdanien, mi-provençal alpin ; en
Vésubie, le parler est un mi-gavot, mi-nissart.
Nous pourrions encore définir cela en disant que
cette zone de contact est une Terre de rencontre entre le monde
alpin et le monde méditerranéen. On a là une frontière entre deux
mondes très différents. C’est la civilisation rurale du temps
passé qui l’a fixée. De part et d’autre, la campagne, les champs, le
village, la maison, les objets, les outils, les gens ont pris leur allure
particulière.
De multiples exemples sont utilisables :
·
Cultures fruitières, vignes, oliviers,
maïs, garrigue, toits de tuiles dans le bas des vallées ;
·
prairies pour le foin hivernal et la
stabulation, alpages, forêts de résineux, toits de chaume, de bardeaux et
de lauses dans les hautes vallées.
On pourrait schématiser en disant simplement que, là
où finit la vigne (vers 700 m d’altitude) commence le Gavot. C’est donc
toute une civilisation alpine qui va de pair avec la langue : le
Provençal Alpin
.
Caractéristiques
essentielles :
Après ce survol des
réalités géographiques, historiques, humaines, essayons maintenant une
approche plus précise de notre langue en voyant quelques
caractéristiques essentielles qui la différencient du provençal rhodanien
et du nissart, ses voisins.
Tout d’abord, une remarque générale : en Provençal
Alpin toutes les lettres d’un mot se prononcent. Il n’y a
donc pas d’hiatus cacophonique à la rencontre de deux voyelles sonores
car on doit les prononcer séparément et distinctement ; ex. : Ici se dit
« A-I-CI » ; mixture = « BOU-I-A-CO ».
Parfois, pour raison d’euphonie, on ajoute même une
consonne, le plus souvent un « N » à la fin d’un mot, consonne qui
vient de l’origine étymologique du mot, pour pouvoir faire la liaison ;
ex. : le mot « bien » se dit « bè » mais devant une voyelle on
dira « ben » : « ben estre », « ben aluga »… Ce « N »
venant du « bene » latin.
Notons encore au passage qu’il n’y a pas de « E »
mais seulement « é » ou « è ». ex. : un doigt = un de
(dé), dix = des (dès) ; le pied = lou pè (pè).
Mais voici le plus important :
A)
La palatalisation est certainement la plus
frappante parce qu’elle est à l’origine du mot méprisant « gavouot ».
Il s’agit de phonèmes dont l’articulation se fait dans la région
antérieure du palais. Elle affecte la prononciation particulière du « CH »
et du « J » qu’on appelle plus couramment « chuintement ». C’est
cette prononciation qui faisait reconnaître immédiatement les bas alpins
en Basse Provence aussi ont-il tôt fait de l’abandonner.
1.
Le « CH » se prononce « TCH ». Ex. : le
chat = lou TCHat (lou cat en niçois); la chèvre = la
TCHabro (la cabro en Prov., la cabra en niçois).
2.
le « J » se prononce « DJ » (que ce soit
ja, je, ji, jo, ju ou ge, gi, (ga, go, gu se disant
comme en fr). Ex. : le rat = lou Djari (gari en Prov.
ou Niç) ; le persil = lou Djivert ; manger = manDJar
(manja en Prov. et Niç). Ce qui donne par exemple, la
phrase suivante : « TCHal manDJaR de Djivert ben TCHapoula » : il
faut manger du persil bien haché ; en Prov. ou Niç = cal manja
de givert ben chapla.
B)
L’Infinitif des verbes se fait en « R ».
Cette particularité très dure du Provençal Alpin a totalement disparu du
Prov. Rhod. et du Nissart. depuis le XVIème siècle, depuis
longtemps en gavot. Ex. : chanter = cantaR (canta en
Prov. et Niç), finir = finir ; pouvoir = pouleR (pude
en Prov., poule en Nissart).
C)
La troisième particularité, très importante, est
la marque du pluriel qui est toujours marquée et prononcée pour
les noms, les adjectifs, les articles. Ex. : les vaches = laS vatchoS ;
(li vaco en Prov., lu vaca en Nissart) ; les
hommes = liS omes (li ome, lu ome). Et encore : Dous
grosses clapS (« S » audible). Au XVIème siècle on disait
déjà : les chevreaux = li tchabritZ.
Originalité supplémentaire : les mots
terminés au singulier par « S », vont doubler ce « S »
final : Ex.: un bras = un bras = duos braSSES ; un chamois
= duos tchamouSSES ; un gros caillou = duos groSSES bauSSES.
On retrouve cela dans les articles définis :
Ex. : le = louS ou liS (louS aütres, liS aùtres) ;
la = laS (laS vatchos) ; « Sou », « Sa » à
Figaret, Utelle, Castellane : Sou mestre, Sa fremo.
LouS, laS sont considérés comme grossiers et
disparaissent ; on adopte « LEI » ou « LI » en Prov.
Rhod. et « LU » en Nissart.(LI ou LEI vaco ;
LU vaca).
D)
Bien d’autres remarques peuvent encore être
faites, propres au Provençal Alpin, montrant que cette langue a bien
conservé beaucoup de formes anciennes, formes qui ont évolué et disparu
en Prov. Rho. et en Nissart.
1.
Le maintien de la consonne étymologique finale :
Ex. : le feu = lou fueC (FIO ou fuE en Prov. Rho.),
subsiste en Nissart : « Fuec ».
2.
Ou bien sur le passage du « R »au « L » :
Ex. : le soldat = lou souRda, lou souLda en Prov. Rho.,
Nissart et Fr.
3.
La chute du « D »
intervocalique latin. Ex. : brebis = feta
= fedo = fuo/fio/fea.
4.
La chute du « S » intervocalique. Ex. :
église = gleiso = gleio.
5.
Les verbes et la conjugaison : Nous avons déjà vu
cette désinence verbale bien propre à notre parler, des verbes à la 1°
personne du singulier, au présent : « OU » (« O » en
latin). Elle a reculé depuis le XVème siècle en Prov. Rhod. et en
Nissart. Ex. : CantOU - cantO en latin, cantE
en Prov. Rho., cantI en Nissart ; FinissOU,
SabioOU…
Notons au passage qu’il n’y a pas de Passé Simple en
gavot.
Par contre le subjonctif est d’un usage
courant dans le langage parlé et la concordance des temps est toujours
respectée. Ex. : Tchal (ou Cal) que vaguou (ou E)/partou
(« il faut que j’aille/parte »), Prov = Ane ou vague,
Nissart = vagui.
Cario que anessou/partou (« il faudrait que
j’allasse/partisse »), Prov = anesse, Nissart =
anessi ;
Oürio cargu que anessou(e) (« il eut fallu
que j’aille »), Prov = anesse, Nissart = anessi) ;
Tchal que sigou parti (« il faut que je sois
parti ») ; oürio cargu que siguessou (« il eut fallu que je fusse
parti »), fouguesse ou siguesse en Prov, siguessi
ou fuguessi en Nissart.
Toutes ces remarques montrent combien notre
Provençal Alpin est resté proche du latin originel, permettent de mieux
le connaître et le différencier de ses voisins le Provençal Rhodanien ou
Maritime, du Nissart.
Une remarque sur la
Francisation :
Il est évident que
maintenant le français est présent partout. Il a supplanté les parlers
locaux car l’oppression vient toujours de la langue du pays dominant
politiquement et économiquement. L’usage du français est largement
favorisé par l’élévation du niveau d’instruction, par la présence
toujours plus importante d’étrangers au pays, par l’écoute généralisée de
la radio et de la télévision, par les nécessités économiques.
Ceux qui, en Vésubie, parlent encore le patois comme
on dit, emploient de plus en plus un mélange de provençal alpin et de
nissart agrémenté de nombreux néologismes, des mots français
auxquels on a donné une teinte locale. Ex. : l’araire se disait l’aire,
maintenant on dit TCHaru ; le traîneau : la leso = lou
treno (ou Cassa-nèu) ; la montée : la puau = la
mountau ; essayer : prouvar = assaia ou assaja
ou esseia… Mais une langue qui évolue est une langue qui vit. Ce
n’est donc pas une langue morte.
Cependant, nous devons constater que le Provençal
Alpins, bien que n’étant qu’une langue essentiellement orale, possède une
richesse de mots et d’expressions diversifiée à l’extrême.
La montagne est un conservatoire de traits
linguistiques qui existaient dans toute la Provence avant les XVème/XVIème
siècles. Elle est le conservatoire des mots les plus anciens de
notre langue. Le Provençal Alpin ou Gavot protégé par les hauts reliefs a
gardé une richesse de vocabulaire que le provençal rhodanien,
maritime et le nissart ont perdue.
Ce vocabulaire contient tous les mots
particuliers à la montagne, au relief, à la vie alpine, à cette
civilisation agro-pastorale autarcique du pays bas-alpin, de
l’agriculture, de l’élevage, avec toutes les techniques archaïques.
Dans notre Haut Pays, le PROVençal ALPin
est la langue de l’intimité, de la plaisanterie, des jeux de notre
enfance. Elle a encore une âme.
Nous aurions tort de laisser toute cette richesse
linguistique tomber en désuétude, dans l’oubli et je rejoins volontiers
Paul VALERY qui a dit : « Le présent sans le passé est sans avenir ».
Enfin, le gavot est un héritier fidèle du latin
et il est aisé de comprendre que la maîtrise de ce dialecte serait pour
nos enfants un auxiliaire précieux dans l’étude du latin, du français,
des langues romanes en général mais aussi une ouverture nécessaire
à la culture de leurs ancêtres.
Certes, il est normal que l’on oublie, dans le
langage courant, le vocabulaire afférent à toutes les activités anciennes
(Ex. : comment connaîtrait-on encore la vingtaine de mots se rapportant
au chanvre si ce n’est « Li CANABIES » qui reste attaché
aux plus belles terres réservées à cette culture ?), bien qu’il fasse
partie de notre Patrimoine. Il est tout aussi normal que s’intègrent les
vocables du monde moderne, celui du progrès technique et de
l’amélioration matérielle de la vie. Sans rien rejeter de l’héritage
populaire, sans se poser trop de problèmes, il ne faut rien rejeter et
laisser l’avenir de notre langue à ceux qui la parlent : s’en tenir à
cette maintenance c’est l’espoir, c’est mieux que la mettre dans un
musée.
Il semble que l’Europe
qui se met en place vienne au secours de ceux qui pensent qu’il y a là un
Patrimoine à conserver. La Charte européenne des langues régionales et
minoritaires a été adoptée en 1992 par le Conseil de l’Europe et ratifiée
par la France le 7 Mai 1999 à Budapest mais elle attend encore la
ratification du Parlement Elle devrait permettre la diversité dialectale,
c’est-à-dire la sauvegarde de notre dialecte : le droit de conserver
notre identité, le droit de dignité, le droit de communication, le
respect de l’autre. Elle légaliserait enfin le droit à l’enseignement de
cette langue, afin que nos enfants retrouvent une motivation culturelle,
une création culturelle (chants, danses, écrits contemporains…) et
fassent revivre leur patrimoine culturel.
Cela devrait permettre la diversité dialectale dans
le respect de l’Autre et la sauvegarde de la langue.