DALMASSO Jean-Louis
& DIANA Pascal - Une
histoire à revisiter
« Réclamer une étude sur
les cahiers de doléances niçois, ou représenter un groupe de
révolutionnaires locaux devant l’actuelle basilique Notre-Dame dont la
première pierre fut bénite en 1863, relève assurément de la plus haute
fantaisie et d’une ignorance historique certaine »
.
Comme le constatait le professeur H. COSTAMAGNA, la commémoration du
bicentenaire de la Révolution française a donné lieu à des initiatives des
plus farfelues. Ainsi les hommages rendus à l’occasion des commémorations
de 1989 et 1993 prennent quelques libertés avec les événements
historiques. Emportés par leur éloge, nos élus en oublient que le Comté de
Nice était une contrée étrangère qui ne sera rattachée à la France qu’à
l’issue d’une sanglante conquête militaire (septembre 1792 à mai 1794). Le
plus bel exemple de cette distorsion de l’Histoire se trouve à Gilette.
Une plaque scellée près des ruines du château y commémore les troupes
françaises qui en octobre 1793 « repoussent l’ennemi, préservant le Comté
de Nice de l’invasion austro-sarde »
.
Les rôles sont ainsi inversés. Les Sardes défenseurs de leur territoire
apparaissent alors comme des assaillants. Ces « dérapages » historiques
sont révélateurs de la méconnaissance de l’Histoire du Comté de Nice où la
place du barbétisme reste à faire.
L’image traditionnelle du
barbet héritée de la Révolution est celle d’un bandit
.
Les troupes d’occupation française le comparent, dès 1792, à un brigand, à
un assassin sans foi ni loi. Leur but est de discréditer ces combattants
civils et de les couper de la population. Au cours de ses séances,
l’administration centrale du département des Alpes-Maritimes dénonce avec
virulence les actions des barbets : « vivement affectés des calamités les
plus affreuses qui désolent la plupart des communes de la montagne, à
cause des brigandages que commettent journellement les hordes de
scélérats, qui accoutumés au vol, à l’assassinat, au pillage, viennent
jusque dans les foyers de l’honnête et paisible citoyen, l’arracher au
sein de sa famille et le poignarder impunément »
.
Jugés responsables des maux qui accablent la population du Comté, les
barbets sont qualifiés d’« attroupements armés d’hommes sans patrie »
,
de « scélérats de Barbets assassins »
ou encore d’ « ennemis de l’humanité et de leur patrie »
.
La lecture des délibérations nous donne l’image d’un pays niçois
« intégré » où la population adhère massivement aux idéaux de la
République française. Les barbets sont marginalisés, ils apparaissent
comme des troublions qui persécutent les habitants et perturbent le retour
à une vie normale. Cette description peut être assimilée à de la
propagande dans la mesure où elle ôte toute légitimité aux actions
entreprises par les barbets, occultant le fait que contrairement au
littoral, le Haut-Pays soit longtemps resté une zone de combat
.
Cette image négative perdure au fil des ans
jusqu’en devenir caricaturale. Les méfaits des Barbets sont amplifiés pour
les présenter comme des personnages sanguinaires. Le « Saut des Français »
à Duranus illustre parfaitement cette image d’épinal. La tradition veut
qu’en ces lieux les Barbets exécutent leurs prisonniers en les précipitant
dans le vide en criant : « sàouta Francès ». P. CANESTRIER donne
une vision terrifiante de ce lieu : « Le Saut des Français ou Saut de la
République, tragique comme la Roche Tarpéienne, eût tenté l’imagination de
Dante ; c’est, après une chaîne de précipices, un abîme vertigineux,
surplombant la trouée de la Vésubie. La route départementale, après avoir
escaladé Duranus et côtoyé le gouffre, se dérobe dans une galerie pour ne
point affoler les passants et se barde ensuite de garde-fous naturels et
de parapets d’où les touristes essaient de dévisager la terrible falaise.
Jadis, la peur peuplait le site de fantômes… De tristes réalités l’ont
marqué en trait de sang dans l’Histoire »
.
L’auteur ne recule devant aucun détail macabre pour entretenir ce que M.
IAFELICE appelle la « légende noire » des Barbets : « Du côté du Cros, les
chiens des bergers traversaient la Vésubie et allaient se repaître de la
chair des cadavres »
.
La tradition orale veut que ce supplice, inauguré
en octobre 1792 contre les hommes de la colonne BARRAL, soit devenu une
pratique courante. Pourtant les documents manquent pour l’attester. P.
CANESTRIER comme M. BOURRIER
se reportent au témoignage du turinois RANZA réfugié à Nice pour ses
opinions républicaines, qui raconte dans le Monitore Italiano du 13
novembre 1793 les mésaventures de quatre soldats français capturés par les
miliciens piémontais. L’un des malheureux parvint à s’échapper et à
rejoindre les lignes françaises où il raconta la fin tragique de ses
camarades précipités dans la Vésubie. A notre connaissance, un seul
document d’archives témoignage d’une telle pratique
.
Le tribunal spécial met fin aux poursuites contre François MACARI d’Utelle
car le délit « concernant trois militaires que des brigands ont fait
précipiter du haut d’un rocher au quartier de Villars, territoire
d’Utelle, est prescrit ». Cet exemple est révélateur de l’image péjorative
qui entoure les actes des Barbets, montrés du doigt pour leur cruauté
extrême.
Le « Saut des Français » constitue le seul lieu de
mémoire officiel, aujourd’hui aménagé à des fins touristiques. En effet,
malgré l’importance des combats, les lieux de mémoire sont peu nombreux
dans l’ancien Comté et essentiellement favorables aux Français. Cette
vision partisane de l’Histoire s’illustre une nouvelle fois avec les
personnages emblématiques du Comté. André MASSENA, figure marquante du
Comté de Nice, célébré par une place, une rue, un musée, un lycée… , a
obtenu ces honneurs en combattant sa patrie d’origine. La dédicace offerte
par la mairie de Levens témoigne de l’ambiguïté du personnage : « fils du
Comté de Nice, serviteur de la France ». Autre personnage, le brigasque
Jean-Baptiste RUSCA, dont la connaissance du terrain a permis aux troupes
françaises de s’emparer de la forteresse de Saorge, a donné son nom à un
Palais de Nice, au collège de Tende.
A côté de ces héros
« niçois », les Barbets restent les oubliés de l’Histoire officielle,
relégués au rang de faire-valoir. Le phénomène du barbétisme a longtemps
été volontairement occulté. En 1814, la Restauration sarde, dont le slogan
est « tutto com’dinans » (« Tout comme avant ») prend soin de taire
la période peu glorieuse que fut l’époque révolutionnaire pour le régime.
La vie doit reprendre son cours. Les souverains sardes s’efforcent de
mettre en avant la fidélité et la pérennité des liens qui unissent le
Comté à la Maison de Savoie depuis la dédition de 1388
.
L’histoire du Comté doit apparaître comme un long fleuve tranquille.
Cette volonté politique
est confirmée par les travaux d’Auguste MUSSO et d’Henri SAPPIA. Ces
derniers mettent en avant l’hypothèse d’une épuration des archives. A.
MUSSO constate qu’à Roquebillière « des mains coupables » ont
« nouvellement déchiré … avec intention »
les registres de délibération de la commune. H. SAPPIA rencontre le même
problème lors de ses recherches à Contes et à Coaraze. Il donne comme
explication à ce « silence sépulcral »
le fait que : « les quelques vieillards que nous avons interpellés sur
cette matière depuis plus de cinquante ans nous ont assuré que lors de son
retour dans ses anciens Etats en 1814, la maison de Savoie aurait
communiqué au S.S. de Président du Sénat de Nice d’autoriser verbalement
les consuls ou syndics des communes de nos montagnes à faire disparaître
des registres de leurs communes qui se rapportaient aux Barbets qui
infestèrent le Comté de 1793 à 1814 »
.
H. SAPPIA avance qu’un tel acte s’explique par la volonté de protéger les
notables niçois et leurs familles compromis pendant cette période.
Cependant, Michel IAFELICE
,
n’a pas trouvé de document permettant de confirmer ou d’infirmer cette
opinion.
Si la monarchie
sarde n’a pas jugé bon de commémorer l’action des Barbets, il existe un
monument près de Moulinet qui est un des rares témoignages des combats
engagés contre les Français. Il s’agit en fait d’un ex-voto dressé par le
chevalier TRUCHI en 1799. Ce moulinois a survécu aux combats engagés
contre les Français en se dissimulant dans le lit de la rivière proche.
L’occultation des Barbets
dans l’Histoire officielle a laissé place à une tradition orale reprise
par les artistes nissards. MAURIS, Janlùc SAUVAIGO ou le groupe
IN PRALS font du Barbet un symbole de l’identité niçoise bafouée, un
bandit d’honneur, un résistant plutôt qu’un brigand
.
L’histoire des Barbets se construit peu à peu. Sortis de l’oubli par H.
SAPPIA, il a fallu attendre les travaux de L. RIPART et M. IAFELICE pour
avoir une approche scientifique du phénomène. Le barbétisme est un
mouvement polymorphe, doublé d’une réalité complexe. Le barbétisme est un
sujet « sensible » car il touche à l’identité niçoise. La mémoire orale a
parfois associé les Barbets aux résistants de la Deuxième Guerre mondiale.
Le temps n’est-il pas
venu d’accepter la légitimité de l’engagement des Barbets et de les
reconnaître comme des combattants à part entière ? Eux qui furent
volontairement oubliés par une histoire faite par les vainqueurs : « vous
pouvez les chercher dans les livres d’Histoire, personne n’en parlera car
les livres d’Histoire sont faits à Paris »
.
- COSTAMAGNA H., L’écho des événements de France dans le Comté de
Nice de 1788 à 1792, in Nice Historique, avril-juin 1989.