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De la réalité à la légende


DALMASSO Jean-Louis [1] & DIANA Pascal  - Une histoire à revisiter

« Réclamer une étude sur les cahiers de doléances niçois, ou représenter un groupe de révolutionnaires locaux devant l’actuelle basilique Notre-Dame dont la première pierre fut bénite en 1863, relève assurément de la plus haute fantaisie et d’une ignorance historique certaine » [2]. Comme le constatait le professeur H. COSTAMAGNA, la commémoration du bicentenaire de la Révolution française a donné lieu à des initiatives des plus farfelues. Ainsi les hommages rendus à l’occasion des commémorations de 1989 et 1993 prennent quelques libertés avec les événements historiques. Emportés par leur éloge, nos élus en oublient que le Comté de Nice était une contrée étrangère qui ne sera rattachée à la France qu’à l’issue d’une sanglante conquête militaire (septembre 1792 à mai 1794). Le plus bel exemple de cette distorsion de l’Histoire se trouve à Gilette. Une plaque scellée près des ruines du château y commémore les troupes françaises qui en octobre 1793 « repoussent l’ennemi, préservant le Comté de Nice de l’invasion austro-sarde » [3]. Les rôles sont ainsi inversés. Les Sardes défenseurs de leur territoire apparaissent alors comme des assaillants. Ces « dérapages » historiques sont révélateurs de la méconnaissance de l’Histoire du Comté de Nice où la place du barbétisme reste à faire.

L’image traditionnelle du barbet héritée de la Révolution est celle d’un bandit [4]. Les troupes d’occupation française le comparent, dès 1792, à un brigand, à un assassin sans foi ni loi. Leur but est de discréditer ces combattants civils et de les couper de la population. Au cours de ses séances, l’administration centrale du département des Alpes-Maritimes dénonce avec virulence les actions des barbets : « vivement affectés des calamités les plus affreuses qui désolent la plupart des communes de la montagne, à cause des brigandages que commettent journellement les hordes de scélérats, qui accoutumés au vol, à l’assassinat, au pillage, viennent jusque dans les foyers de l’honnête et paisible citoyen, l’arracher au sein de sa famille et le poignarder impunément » [5]. Jugés responsables des maux qui accablent la population du Comté, les barbets sont qualifiés d’« attroupements armés d’hommes sans patrie » [6], de « scélérats de Barbets assassins » [7] ou encore d’ « ennemis de l’humanité et de leur patrie » [8]. La lecture des délibérations nous donne l’image d’un pays niçois « intégré » où la population adhère massivement aux idéaux de la République française. Les barbets sont marginalisés, ils apparaissent comme des troublions qui persécutent les habitants et perturbent le retour à une vie normale. Cette description peut être assimilée à de la propagande dans la mesure où elle ôte toute légitimité aux actions entreprises par les barbets, occultant le fait que contrairement au littoral, le Haut-Pays soit longtemps resté une zone de combat [9].  

Cette image négative perdure au fil des ans jusqu’en devenir caricaturale. Les méfaits des Barbets sont amplifiés pour les présenter comme des personnages sanguinaires. Le « Saut des Français » à Duranus illustre parfaitement cette image d’épinal. La tradition veut qu’en ces lieux les Barbets exécutent leurs prisonniers en les précipitant dans le vide en criant : « sàouta Francès ». P. CANESTRIER donne une vision terrifiante de ce lieu : « Le Saut des Français ou Saut de la République, tragique comme la Roche Tarpéienne, eût tenté l’imagination de Dante ; c’est, après une chaîne de précipices, un abîme vertigineux, surplombant la trouée de la Vésubie. La route départementale, après avoir escaladé Duranus et côtoyé le gouffre, se dérobe dans une galerie pour ne point affoler les  passants et se barde ensuite de garde-fous naturels et de parapets d’où les touristes essaient de dévisager la terrible falaise. Jadis, la peur peuplait le site de fantômes… De tristes réalités l’ont marqué en trait de sang dans l’Histoire » [10].  L’auteur ne recule devant aucun détail macabre pour entretenir ce que M. IAFELICE appelle la « légende noire » des Barbets : « Du côté du Cros, les chiens des bergers traversaient la Vésubie et allaient se repaître de la chair des cadavres » [11].

La tradition orale veut que ce supplice, inauguré en octobre 1792 contre les hommes de la colonne BARRAL, soit devenu une pratique courante. Pourtant les documents manquent pour l’attester. P. CANESTRIER comme M. BOURRIER [12] se reportent au témoignage du turinois RANZA réfugié à Nice pour ses opinions républicaines, qui raconte dans le Monitore Italiano du 13 novembre 1793 les mésaventures de quatre soldats français capturés par les miliciens piémontais. L’un des malheureux parvint à s’échapper et à rejoindre les lignes françaises où il raconta la fin tragique de ses camarades précipités dans la Vésubie. A notre connaissance, un seul document d’archives témoignage d’une telle pratique [13]. Le tribunal spécial met fin aux poursuites contre François MACARI d’Utelle car le délit « concernant trois militaires que des brigands ont fait précipiter du haut d’un rocher au quartier de Villars, territoire d’Utelle, est prescrit ». Cet exemple est révélateur de l’image péjorative qui entoure les actes des Barbets, montrés du doigt pour leur cruauté extrême.

Le « Saut des Français » constitue le seul lieu de mémoire officiel, aujourd’hui aménagé à des fins touristiques. En effet, malgré l’importance des combats, les lieux de mémoire sont peu nombreux [14] dans l’ancien Comté et essentiellement favorables aux Français. Cette vision partisane de l’Histoire s’illustre une nouvelle fois avec les personnages emblématiques du Comté. André MASSENA, figure marquante du Comté de Nice, célébré par une place, une rue, un musée, un lycée… , a obtenu ces honneurs en combattant sa patrie d’origine. La dédicace offerte par la mairie de Levens témoigne de l’ambiguïté du personnage : « fils du Comté de Nice, serviteur de la France ». Autre personnage, le brigasque Jean-Baptiste RUSCA, dont la connaissance du terrain a permis aux troupes françaises de s’emparer de la forteresse de Saorge, a donné son nom à un Palais de Nice, au collège de Tende.

A côté de ces héros « niçois », les Barbets restent les oubliés de l’Histoire officielle, relégués au rang de faire-valoir. Le phénomène du barbétisme a longtemps été volontairement occulté. En 1814, la Restauration sarde, dont le slogan est « tutto com’dinans » (« Tout comme avant ») prend soin de taire la période peu glorieuse que fut l’époque révolutionnaire pour le régime. La vie doit reprendre son cours. Les souverains sardes s’efforcent de mettre en avant la fidélité et la pérennité des liens qui unissent le Comté à la Maison de Savoie depuis la dédition de 1388 [15]. L’histoire du Comté doit apparaître comme un long fleuve tranquille.

Cette volonté politique est confirmée par les travaux d’Auguste MUSSO et  d’Henri SAPPIA. Ces derniers mettent en avant l’hypothèse d’une épuration des archives. A. MUSSO constate qu’à Roquebillière « des mains coupables » ont « nouvellement déchiré … avec intention » [16] les registres de délibération de la commune. H. SAPPIA rencontre le même problème lors de ses recherches à Contes et à Coaraze. Il donne comme explication à ce « silence sépulcral » [17] le fait que : « les quelques vieillards que nous avons interpellés sur cette matière depuis plus de cinquante ans nous ont assuré que lors de son retour dans ses anciens Etats en 1814, la maison de Savoie aurait communiqué au S.S. de Président du Sénat de Nice d’autoriser verbalement les consuls ou syndics des communes de nos montagnes à faire disparaître des registres de leurs communes qui se rapportaient aux Barbets qui infestèrent le Comté de 1793 à 1814 » [18]. H. SAPPIA avance qu’un tel acte s’explique par la volonté de protéger les notables niçois et leurs familles compromis pendant cette période. Cependant, Michel IAFELICE [19], n’a pas trouvé de document permettant de confirmer ou d’infirmer cette opinion.

Si la monarchie sarde n’a pas jugé bon de commémorer l’action des Barbets, il existe un monument près de Moulinet qui est un des rares témoignages des combats engagés contre les Français. Il s’agit en fait d’un ex-voto dressé par le chevalier TRUCHI en 1799. Ce moulinois a survécu aux combats engagés contre les Français en se dissimulant dans le lit de la rivière proche.

L’occultation des Barbets dans l’Histoire officielle a laissé place à une tradition orale reprise par les artistes nissards. MAURIS, Janlùc SAUVAIGO ou le groupe IN PRALS font du Barbet un symbole de l’identité niçoise bafouée, un bandit d’honneur, un résistant plutôt qu’un brigand [20]. L’histoire des Barbets se construit peu à peu. Sortis de l’oubli par H. SAPPIA, il a fallu attendre les travaux de L. RIPART et M. IAFELICE pour avoir une approche scientifique du phénomène. Le barbétisme est un mouvement polymorphe, doublé d’une réalité complexe. Le barbétisme est un sujet « sensible » car il touche à l’identité niçoise. La mémoire orale a parfois associé les Barbets aux résistants de la Deuxième Guerre mondiale.

Le temps n’est-il pas venu d’accepter  la légitimité de l’engagement des Barbets et de les reconnaître comme des combattants à part entière ? Eux qui furent volontairement oubliés par une histoire faite par les vainqueurs : « vous pouvez les chercher dans les livres d’Histoire, personne n’en parlera car les livres d’Histoire sont faits à Paris » [21].


 

[1] - Jean-Louis DALMASSO est professeur d’Histoire Géographie au Collège Raoul Dufy de Nice, et tient une charge de cours à l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Il est Directeur de la Publication de Pays Vésubien. (Article : « Une histoire à revisiter », Pays Vésubien, 3-2002, pp. 77-80)

[2] - COSTAMAGNA H., L’écho des événements de France dans le Comté de Nice de 1788 à 1792, in Nice Historique, avril-juin 1989.

[3] - Voir Annexe. Réalisée à l’initiative de la municipalité de Gilette, cette plaque fût  inaugurée le 10 mai 1986 par la Présidente du Souvenir Napoléonien. Cette contrevérité historique déclencha une vive polémique, « la deuxième bataille de Gilette ».

[4] - Le terme même de « barbet » à une connotation péjorative. En qualifiant les civils qui prennent les armes contre une armée d’invasion,  les Français nient l’aspect patriotique de cet engagement.  Cette expression utilisée par les Français pour désigner les combattants des vallées piémontaises nie la spécificité niçoise.

[5]  - A.D.A.M. , L 0036, séance du 12 fructidor An IV (29 août 1796).

[6] - A.D.A.M., L 0036, séance du 11 thermidor an IV (29 juillet 1796).

[7]  - A.D.A.M., L 0036, séance 14 fructidor an IV (31 août 1796).

[8] - A.D.A.M., L 0036, séance 22 fructidor an IV (8 septembre 1796).

[9] - Voir article p.

[10] - Le saut des Français, hommage à Paul CANESTRIER, L. AYASSE.

[11] - Idem

[12] - BOURRIER « Ces noms de batailles appartiennent à l’histoire de la Révolution française », in De la Révolution au tourisme dans les Alpes d’Azur, SITALPA, 1993, Serre.

[13] - A.D.A.M.,  E102 3 I

[14] -  voir annexe 4

[15] - GALLEANI S. et VERNIER O « Le souvenir de la Révolution dans le Comté de Nice », in Nice Historique avril-juillet 1989.

[16] - MUSSO A. Les Barbets à Roquebillière de 1792 à 1814, Nice 1897.

[17] - SAPPIA H. « Les Barbets de nos Alpes », in Nice Historique, janv. 1906.

[18] - Ibidem

[19] - Conférence du professeur IAFELICE à Saint-Martin-Vésubie, le 26 août 2001.

[20] - Annexe 6

[21] - MAURIS  Les Barbets, 1974.

 


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