SAUVAIGO Jean-Luc
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« Barbets ! ». Autour de Lalin,
réflexions en marge d’un scénario.
Une tragédie
ligurienne
Prés de 200 ans se
sont écoulés depuis l’anéantissement du Barbétisme et pourtant, le
phénomène inspire encore à l’inconscient collectif des « ci-devant
Nissarts » un sentiment confus que l’histoire officielle fait osciller
entre honte et incompréhension.
C’est dans la maison
familiale PRIORIS à Lucéram, qu’adolescent je fis jadis la connaissance de
Lalin et des Barbets. Les vieux gavots, parents ou amis que
j’entretenais sur le sujet il y a une trentaine d’années, ne m’en
parlaient qu’à contrecœur à mots couverts, comme de ces secrets de famille
terrifiants et inavouables, et qui ne nous semblent terrifiants que parce
qu’ils sont tenus secret. Et les rares allusions à Lalin
recueillies dans l’ouvrage de Marius PEIRANI sur l’Escarène, si précieuse
justement par leur laconisme et leur parcimonie, ont marqué pour longtemps
mon imagination en éveillant chez l’adolescent révolté une tendresse
particulière pour ce fantôme énigmatique.
Plus de trente ans ont
passé. C’est ce qu’il a fallu attendre avant que de ne me sentir prêt à
raconter au monde une histoire vieille comme lui et qui se décline dans
toutes les langues : le triomphe du salaud et le châtiment du juste.
Trente ans à essayer de comprendre pour quelles raisons les détracteurs
les plus bornés des Barbets, se trouvent parmi les descendants, cette « intelligentsia
nissarde » si fière de ses racines honorables et si prompte à trancher
celles qui dérangent.
Je me suis interrogé sur
les motivations politiques du mystère, entretenu par une étrange pauvreté
de documentation autant que par le peu « d’objectivité » des études
publiées – compte tenu de leur prétention à détenir La vérité historique –
et qui pour la plupart ne font que colporter l’idéologie reçue et la
confusion.
A la différence, je ne
prétends pas faire œuvre d’historien – j’espère tout au moins – assumant
entièrement et avec un plaisir non feint cette part affective qui éclaira
ma quête de ses vérités multiples et de ses légendes.
Entre Roya, Bévéra et
Vésubie se dressent certains petits monuments en l’honneur de l’armée
française, celle-là même qui conquit le Comté de Nice il y a deux siècles.
Pour information, il n’existe aucun monument, nul mémorial dédié aux gens
de ce pays, à ceux qui ont résisté et sont morts pour des motifs au moins
aussi honorables que ceux invoqués par leurs agresseurs… « vae Victis ! »
La relecture de notre
propre histoire nous a incité à mettre en lumière l’injustice qui nous lie
à la France. Si l’intégration à l’Etat français de sa dernière acquisition
territoriale
semble aujourd’hui admise, elle repose sur des bases pourries et résulte
de trois facteurs indissociables et sine qua non : l’anéantissement
des Barbets, l’aliénation culturelle et la déculturation du peuple
nissart, favorisé par la Maison de Savoie.
Comment expliquez
autrement qu’en moins de deux siècles, une nation libre et farouche soit
rendue à un « bronze-cul » servile, un sanctuaire du fascisme français,
livrée aux appétits de tristes mercantis ?
Cela dit nous ne formons pas plus d’espoir de voir un
jour une réhabilitation officielle du barbétisme que d’assister à une auto
critique par l’Etat jacobin de ses crimes colonialistes et quoi qu’il en
soit, notre nature ne nous porte guère à ériger des monuments. Bien au
contraire…
Nous avons voulu
simplement raconter une histoire et si parfois nous en avons exagéré
« l’héroïque fantaisie », c’est pour tenter de rééquilibrer modestement la
balance en faveur du « méchant » Barbet. Car le « bon » impérialiste n’a
que trop souvent le beau rôle.
Lecteur, ne voyez donc
nul message nationaliste dans mes propos, aucune invitation revancharde
« d’un imbécile né quelque part », comme dirait BRASSENS, mais la simple
expression de la relation très personnelle entre un poète, un lieu, des
hommes et leur histoire, le désir de partager une tendresse pour un espace
« mythique » où depuis 2500 ans la fantaisie triomphe toujours du
désespoir. Simplement à la manière du Commandant LAROCQUE
,
ai-je voulu exorciser mes fantômes et mes chimères. « Es puslèu lo
miralhejadis de nostra quimèra interiora : la quimèra que volèm caçar… »
comme l’écrivait Joan BODON à la fin de son roman sur les Camisards.
La barbarie d’aujourd’hui puise ses racines dans
les mensonges de l’Histoire et se nourrit des injustices du passé. Comment
pourrait-on ici, s’interroger sérieusement à propos de cette pantomime à
deux pas de chez nous, où les hommes et les cultures dans leurs diversités
et leurs différences sont sacrifiés au profit des marchands de canons et
des nationalistes voraces… alors que nous occultons notre propre
histoire. ? Non décidément, rien de ce qui se passe en
Bosnie-Herzégovine ne nous est vraiment étranger. Et tout l’ambre
solaire de la côte d’Azur ne peut définitivement masquer cette évidence.
Lalin FULCONIS & le banditisme social
Lalin s’inscrit dans la grande mythologie du
« bandit social » qui sur tous les continents, de tous temps, de
Robin-des-Bois aux Cangaceiros brésiliens, des bandits de Clabre
aux Haïdouks d’Europe centrale en passant par Mandrin, Ben Thurpin
ou Gaspar de Besse, ont brandi le couteau de la vengeance, le fusil de la
résistance ou le poing nu de la justice des pauvres, de la rédemption des
opprimés, contre l’ignominie, le cynisme et le pouvoir des despotes.
Contre la loi qui est écrite par et pour les riches, contre sa brutalité
aveugle, ces « bandits d’honneur » ont opposé une autre brutalité,
révolutionnaire parfois, désespérée toujours. Les rebelles comme Lalin
font le lien entre la révolte de l’individu et la lutte que mène la
société dont ils sont issus et où ils évoluent protégés par le silence,
« parmi les masses comme des poissons dans l’eau ».
Voilà donc l’histoire d’un « honnête homme » pris
dans la tourmente de ce grand bouleversement social et culturel que furent
la Révolution jacobine et son prolongement impérialiste en Europe.
Voici l’histoire d’un rebelle qui prend les armes
assez tardivement à ce que l’on sait, pour venger l’humiliation faite à
son épouse, tout comme Poncho Villa qui devint hors-la-loi en défendant
l’honneur d’une sœur violée. Ils représentent une minorité chez les
bandits : ce sont les « vengeurs ». Leur révolte est individuelle mais
devient très vite un moteur collectif. Car dans les sociétés paysannes et
pastorales, comme celle qui nous concerne, « ces hommes sont ceux qui, en
face d’une injustice ou d’une forme de persécution, refusent de se
soumettre docilement à la force ou de reconnaître la supériorité sociale
ou le pouvoir du vainqueur et prennent le chemin de la résistance ».
Si cette révolte individuelle ne représente pas
toujours une avant-garde d’un mouvement des masses, elle est en quelque
sorte le produit et la contrepartie de la passivité générale des opprimés.
« En dépit de la violence qu’ils supposent, les objectifs sociaux des
« bandits » et de la paysannerie à laquelle ils appartiennent – sont
limités. Ils peuvent cependant s’intégrer à de véritables mouvements
révolutionnaires lorsqu’ils deviennent le symbole ou même le fer de lance
de la résistance opposée par l’ensemble de l’ordre traditionnel aux forces
qui l’ébranlent et le détruisent. Une révolution sociale n’en est pas
moins révolutionnaire parce qu’elle se fait au nom de ce que le monde
extérieur considère comme « la réaction » et contre ce qu’il appelle « le
progrès ». Les bandits et les paysans du royaume de Naples qui se
soulevèrent contre les Jacobins, (ces étrangers impérialistes), au nom du
Roi, du Pape et de la Sainte Foi, étaient des révolutionnaires – ce que
n’étaient pas le Roi, ni le Pape »
.
Nous ne possédons qu’une trop pauvre documentation,
témoignages, citations… capables de nous instruire d’une réflexion sociale
de la part des chefs de la résistance nissarde. Encore que le seul
plaidoyer de ce Barbet d’Utelle suffît à nous convaincre de la qualité des
sentiments d’un simple berger autant que de sa lucidité politique : « Je
défends mon pays, vous êtes les plus nombreux et nous multiplions nos
forces par la ruse et l’audace. Que nous font vos libertés promises et la
gloire d’appartenir à une nation plus grande que la notre ? Nous leur
préférons les franchises de nos ancêtres et nos petites tribus
montagnardes. Nous n’avons pas été vous attaquer chez vous, c’est vous qui
êtes venus nous piller et nous chasser de nos foyers. Faites de moi ce que
vous voulez, le sacrifice de mon existence appartient à mon pays et à mon
roi »
.
Que nous reste-t-il aujourd’hui de ces anciens
magnifiques ? Les concepts sociaux et idéologiques ont beaucoup varié
depuis deux siècles, la conscience des hommes aussi et il est plus que
vraisemblable que les Barbets ne mettaient pas dans les notions
d’identité, de nissardité, de nation, patrie, … le même sens qu’on leur
prêtera demain. Ce qui ne permet en rien de douter qu’une conscience
identitaire ait animé certains, pour ne pas dire la plupart d’entre eux.
Toutefois, l’échec de la plupart des mouvements de bandits sociaux a
souvent pour cause l’absence d’un projet politique dont la réforme agraire
est, dans bien des cas, le fondement. Emilio Zapata apparaît ainsi comme
un exemple exceptionnel puisque malgré l’échec de son action
révolutionnaire, son projet politique n’est pas loin de se transformer en
« réussite, près de quatre-vingt ans après sa mort ».
Mais qu’ils bouleversent ou non l’ordre établi et
la société qu’ils combattent, ces héros, loin d’être invulnérables, vont
irrémédiablement vers une mort violente. Leur légende est sans doute à ce
prix que le mythe reste indissociable de leur sacrifice. En fin de
« conte », les « loosers » nous reviennent toujours plus
sympathiques que les « tyrans ». Ils ne cèdent jamais à la force du
vainqueur, mais décident de leur martyre comme ultime affirmation de leur
dignité. Lalin est bien un héros lucide, dans une petite société
condamnée inexorablement, mais il porte en lui une force qui le
transcende. C’est par amour qu’il rejoint les proscrits, qu’il refuse
l’injustice et l’imbécillité et renonce à tout ce qui lui était promis.
Lalin est lucide. Comme le « suicide de l’Indien », il prépare
dignement sa sortie et fait de sa vengeance un poème épique. Ses
motivations sont à la fois sa faiblesse et la force de sa légende. Encore
fallait-il que cette légende échappe à l’oubli.